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Billet de blog 29 mars 2016

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Compte-rendu de lecture : Jeangène-Vilmer (2011), L'ETHIQUE ANIMALE, Puf.

Philosophe et juriste, J.-B. Jeangène-Vilmer est chercheur à la faculté de droit McGill University, au Canada. Spécialiste des relations internationales, il s’intéresse notamment à l’éthique et au droit à la guerre dite « humanitaire ». Ses recherches en éthique appliquée portent aussi sur l’éthique animale, qu’il a contribué à faire connaître en France, notamment par le biais de cet ouvrage.

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L’éthique animale

« Les animaux ont-ils des droits ? Avons nous des devoirs envers eux ? Si oui, lesquels ? Si non, pourquoi ? Et quelles en sont les conséquences pratiques ? »[1]. C’est à ces quelques questions que J-B. Jeangène-Vilmer tente de répondre à travers cet ouvrage paru en 2011, et qui se présente comme une synthèse réévaluée d’un travail plus complet sur le sujet, publié en 2008[2]. Loin de se présenter comme un essai militant, qui chercherait à « convertir »les lecteurs au sort des animaux, cet ouvrage universitaire propose un état des lieux très documenté d’une branche de la philosophie morale, celle de l’éthique animale. Ce domaine de recherche, véritable discipline universitaire dans le monde anglo-saxon, donne lieu à de nombreuses publications, colloques, conférences, ou encore cours magistraux aux Etats-Unis comme en Angleterre, depuis le début des années 1980. Selon l’auteur, l’éthique animale « est le lieu d’un débat, souvent extrêmement polémique, dans lequel s’affrontent de nombreuses positions »[3] ; elle ne propose pas de règles idéales sur ce qu’il serait « moral » ou non de faire aux animaux. Cependant, c’est bien de morale, et de justice, dont il est question, mais abordées sous l’angle de la philosophie : elle invite à penser notre rapport au monde animal. « L’éthique animale peut être définie comme l’étude du statut moral des animaux, ou de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux pris individuellement »[4]. Ainsi est définie cette branche de l’éthique appliquée par l’auteur, qui rappelle en introduction l’ancienneté de la réflexion sous-jacente : la question du statut moral des animaux est millénaire, et se retrouve déjà chez Pythagore ou Plutarque[5]. Dans cet ouvrage, l’auteur s’intéresse aux principales théories contemporaines de l’éthique animale, à une échelle internationale. Sa réflexion est structurée en six parties : (1) la question de la souffrance, (2) l’antispécisme, (3) les positions opposées du welfarisme et de l’abolitionnisme, (4) l’approche par la justice, opposée à l’éthique du care, (ou approche par la compassion), (5) les principales théories des droits des animaux, (6) l’utilitarisme, l’approche par les capabilités et enfin l’intuitionnisme.

Le statut moral des animaux et la question de la souffrance

Pour J-B. Jeangène-Vilmer, la première interrogation concerne le statut moral des animaux : « Demander si l’animal a un statut moral, c’est demander s’il peut être un agent moral, un patient moral ou les deux »[6]. L’agent moral est celui dont le comportement peut être sujet à une évaluation morale, tandis que le patient moral est celui dont le traitement peut être sujet à une évaluation morale. Les animaux, parfois considérés comme des agents moraux (au Moyen-Age par exemple), sont aujourd’hui considérés comme des patients moraux, en tout cas par tous les chercheurs en éthique animale. En effet, leur capacité à ressentir la souffrance, aujourd’hui largement prouvée par de nombreuses expériences scientifiques, fait d’eux des patients moraux.

J-B. Jeangène-Vilmer s’intéresse donc en premier lieu à la question de la souffrance animale, « raison d’être » de la plupart des courants d’éthique animale. Affirmant que la souffrance n’est pas le propre de l’homme, il contredit l’affirmation de Malebranche (disciple de Descartes) pour qui « les animaux crient comme une roue grince quand on la tourne »[7]. Il y a des différences dans la souffrance observée chez l’homme et chez les animaux, mais il s’agit d’une différence de degrés, et non de nature. Pour l’auteur, la capacité de souffrir est un critère pertinent de considération morale, qui les différencie des végétaux (êtres vivants eux aussi) et les rapproche des hommes. « Les animaux sont capables de subir une injustice, un dommage, parce qu’ils sont capables de souffrir »[8].

Spécisme versus antispécisme, welferisme versus abolitionnisme 

Par ailleurs, avant d’en présenter les différents courants, J-B. Jeangène-Vilmer introduit deux notions qui sont centrales à l’éthique animale. La première, l’antispécisme, est une notion fondamentale apparue en 1970[9] et qui s’oppose au spécisme, ce dernier consistant à « assigner différentes valeurs ou droits à des êtres sur la seule base de leur appartenance à une espèce »[10]. L’antispécisme ne fait donc pas de l’appartenance à une espèce un critère discriminant de considération morale. La deuxième, le couple welferisme/abolitionisme, permet de classer les théoriciens de l’éthique animale en deux catégories : « ceux qui s’opposent au fait d’exploiter les animaux (abolitionnistes) et ceux qui s’opposent à la manière de le faire (welfaristes) »[11]. Pour les premiers, il s’agit d’abolir l’exploitation (sous toutes ses formes)[12], pour les seconds, le but est d’améliorer le bien-être (welfare) des animaux (principalement par une amélioration des conditions d’élevage, d’abatage).

Deux approches majeures : compassion et justice

             Selon l’auteur, l’éthique animale se divise en deux grandes approches, deux argumentations : justice et compassion. L’éthique par la compassion, ou éthique de la sollicitude (ou encore éthique du care) fait appel à l’émotion, aux sentiments. Elle est une illustration contemporaine de l’éthique de la vertu, qui évalue le caractère moral de l’agent (son ethos). Pour les défenseurs de cette approche, il s’agit de réhabiliter en philosophie morale des sentiments (soin, attention, sollicitude, gentillesse, générosité), qui sont considérés comme des vertus. J-B. Jeangène-Vilmer résume l’éthique de la compassion ainsi : elle ne procède pas par comparaison (entre humains et animaux), elle est une réaction directe, dont l’origine est la sympathie[13]. Mais pour certains, cette éthique est insuffisante et inefficace : comment convaincre d’avoir de la considération morale pour un individu (non humain ici) auquel on est indifférent ? Si les chiens, pandas, dauphins, sont des animaux qui bénéficient généralement de cette compassion, ce n’est pas le cas des serpents, araignées, ou milliards d’animaux de boucherie. Cette approche est très présente dans la pensée chrétienne, où les animaux sont des sujets de pitié, mais reste des êtres inférieurs, l’homme étant au sommet de la hiérarchie. D’après l’auteur, si John Rawls affirme que nous avons « des devoirs de compassion et d’humanité » envers les animaux, il n’a pas pour autant une exigence de justice, comme il a pu l’exprimer par ailleurs concernant les relations des humains entre eux. Pour JB. Jeangène-Vilmer, J. Rawls exclue les animaux de sa théorie de la justice « en vertu du fait qu’il leur manque selon lui les propriétés qui font qu’un humain doit être traité conformément aux principes de la justice »[14]. Cependant, pour les théoriciens de l’éthique animale, la capacité de souffrir constitue une propriété suffisante de considération morale, voire, pour certains, de justice.

Ainsi, à l’opposé de l’éthique de la sollicitude, l’éthique de la justice cherche à établir de façon rationnelle ce qui est juste (concernant la façon dont sont traitée les animaux). Comme le résume l’auteur, « l’approche par la justice s’applique indifféremment à tous les individus et n’exige pas qu’on ait pour eux de la sympathie [à l’inverse de l’approche par la compassion] »[15]. Cette approche repose sur deux traditions de l’éthique générale : le déontologisme et l’utilitarisme. Comme le rappelle J-B. Jeangène-Vilmer, le déontologisme (du grec deon, devoir), « est une approche dont le paradigme est kantien et selon laquelle une action est moralement bonne si elle est accomplie par devoir ou par respect pour la loi. […] Les actes ont une valeur intrinsèque : ils sont bons ou mauvais en eux-mêmes, indépendamment des sujets et des conséquences »[16]. A l’inverse, l’utilitarisme, sorte de conséquentialisme, « est une approche selon laquelle une action est bonne lorsqu’elle maximise le bonheur ou la satisfaction des préférences de l’ensemble des individus concernés »[17]. Ces deux courants, appliqués à l’éthique animale, sont incarnés par deux penseurs majeurs, Peter Singer pour l’utilitarisme, Tom Regan pour le déontologisme.

Ethique de la justice : utilitarisme, théorie des droits, approche par les capabilités

Les approches par la justice ont en commun d’être basées exclusivement sur une argumentation rationnelle, qui procède par comparaison. Pour l’auteur, ils s’appuient sur un « principe de justice », « selon lequel les cas similaires doivent être traités de manière similaire »[18] : si les hommes et les animaux ont la capacité de souffrir, alors il est incohérent, et surtout injuste, de les traiter différemment.

La première des principales approches par la justice est celle de l’utilitarisme de P. Singer (qui est welfariste). L’idée majeure de P. Singer est « l’égalité de considération des intérêts »[19], l’égalité étant ici considérée comme une notion « morale », normative, et non descriptive. Les intérêts étant le fait de ne pas souffrir : si l’homme est (relativement) plus rationnel et intelligent qu’un cochon, cela ne change rien au fait que l’un et l’autre souffrent. Cependant, égalité de considération des intérêts ne signifie pas égalité de traitement des intérêts : ce serait absurde d’accorder aux poules la possibilité d’aller à l’école. Elles n’y ont pas d’intérêts, contrairement aux enfants.

La deuxième approche par la justice est déontologiste (et généralement abolitionniste), et se retrouve dans la théorie des droits des animaux. Les droits de l’animal (animal rights) ne sont pas le droit de l’animal (animal law). Si les animaux ont un statut juridique dans le droit positif[20] et ont donc des droits légaux, ils n’ont pas, pour l’instant, de droits moraux, ou de droits « fondamentaux ». Il ne s’agit pas de donner des droits identiques aux hommes et aux animaux, puisqu’ils n’ont pas les mêmes intérêts. Cependant, pour les théoriciens des droits, notamment T. Regan, c’est la « valeur inhérente des êtres »[21] qui prévaut, considérant les animaux comme des « sujets-d’une-vie »[22]. De cette valeur inhérente, intrinsèque, découle un principe de respect « qui leur est dû en matière de justice »[23]. Celle-ci implique l’abolition de l’appropriation  et de l’utilisation de tout animal « en vertu de son droit à n’être pas utilisé comme le moyen d’une fin »[24]. Aujourd’hui, les animaux sont toujours considérés comme des biens, et ont donc le statut légal de la propriété : pour la plupart des penseurs de l’éthique animale, il s’agirait de reconsidérer ce statut, et de reconnaître aux animaux la personnalité juridique.

La troisième approche par la justice présentée par J-B. Jeangène-Vilmer est la théorie des capabilités, appliquée à l’éthique animale. Cette approche, développée principalement par Amartya Sen, repose sur le concept de capabilités, définit comme « les diverses combinaisons de fonctionnement que la personne peut accomplir [et] qui indique qu’un individu est libre de mener tel ou tel type de vie »[25]. Cette approche a été reprise et étendue aux animaux par Martha Nussbaum, pour qui l’approche par les capabilités « est basée sur l’intuition morale que certaines formes de vie, parce qu’elles possèdent des besoins et des capacités, ont une dignité […] qui exige que l’on satisfasse ces besoins et que l’on permette à ces capacités de se déployer de la manière la plus riche possible »[26]. Ce devoir moral ne relève pas de la compassion, mais d’une exigence de justice, qui repose sur dix capacités fondamentales, selon M. Nussbaum[27].

Ces différentes approches ont en commun une exigence de justice pour les animaux, qui n’est pas sans rappeler l’exigence de justice sociale largement répandue aujourd’hui. Selon l’auteur, certains théoriciens établissent d’ailleurs des ponts entre éthique animale et justice sociale, montrant par exemple (dans une perspective socialiste) comment l’exploitation animale et l’exploitation humaine sont imbriquées[28].

Exclusivisme ou pragmatisme philosophique ?    

            Pour J-B. Jeangène-Vilmer, la disjonction exclusive sous-jacente aux principaux courants de l’éthique animale (utilitarisme/déontologisme/vertu, welfarisme/abolitionnisme, justice/compassion) peut, et doit être dépassée pour tendre vers une nouvelle forme d’éthique, celle du pragmatisme. Le pragmatisme a une nature pluraliste et conciliante, pour l’auteur, qui lui permet de s’adapter aux pratiques, changeantes, de la société.

            Si l’auteur réussit à travers cet ouvrage à présenter de manière synthétique et claire un domaine de recherche relativement méconnu en France, en raison d’une tradition humaniste très ancrée, sa conclusion mérite d’être discutée. On peut soulever en effet un point de désaccord avec l’auteur. Le pragmatisme est selon nous une position à adopter sur le terrain, mais la réflexion philosophique, abstraite, n’a pas de raison valable d’être pragmatique. Défendre un idéal de justice ne se fait pas à moitié. Cependant, comme on l’a vu, l’idée de justice est morale, ou éthique, donc subjective, et correspond à un point de vue, dans un contexte et une période donnés. C’est pourquoi il est important de connaître et comprendre les autres positionnements sur la question, avant de s’identifier à tel ou tel courant, et de s’y enfermer.

            Avant même d’entrer dans les débats opposant les différents courants de l’éthique animale, l’importance grandissante de cette discipline universitaire traduit la reconnaissance d’un malaise de notre société quant aux rapports que nous entretenons avec les animaux.


[1] JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), L’éthique animale, PUF, Paris, p. 3.

[2] JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2008), Ethique animale, Presses Universitaires de France, Paris, 408 p.

[3] JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), op. cit., p. 4.

[4] Ibid., p. 3.

[5] A ce sujet, voir le recueil proposé par JBJV, qui réunit 180 auteurs portant leur regard sur la relation homme-animal, depuis l’antiquité à 2011 : JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), Anthologie d’éthique animale. Apologies des bêtes, Presses Universitaires de France, Paris, 408 p.

[6] JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), p. 4.

[7] ibid, p. 9.

[8] ibid, p. 17.

[9] RYDER Richard (1983), Victims of Science (revised version), Centaur Press, Fontwell.

[10] JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), p. 20.

[11] ibid, p. 51.

[12] Animaux d’élevage (viande, lait, œuf), produits animaux (miel, fourrure, cuir, laine), animaux de divertissement (zoo, cirque, corrida), animaux sauvages (chasse, pêche).

[13] JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), p. 74.

[14] ibid, p. 72.

[15] ibid, p. 75.

[16] ibid, p. 5-6.

[17] ibid, p. 6.

[18] ibid, p. 71.

[19] ibid, p. 105.

[20] En France par exemple, l’article 521-1 du Code pénal punit les actes de cruauté envers les animaux non-sauvages de deux ans d’emprisonnement et de 30 000e d’amende (ibid, p. 85).

[21] ibid, p. 92.

[22] Pour Tom Regan, les êtres sont sujets-d’une-vie (subjects-of-a-life) « s’ils ont des croyances et des désirs, s’ils sont doués de perception, de mémoire et d’un sens du futur incluant leur propre futur, s’ils ont une vie émotionnelle faite de plaisirs et de peines, des préférences et des intérêts au bien-être, la capacité d’entreprendre une action pour atteindre leurs désirs et leurs buts, une identité psychophysique à travers le temps et un bien-être personnel dans le sens où l’on peut dire que leurs expériences leur réussissent ou pas de manière logiquement indépendante de leur utilité pour les autres et du fait qu’elles puissent satisfaire l’intérêt de quelqu’un d’autre ». REGAN Tom (1983), The Case for Animal Rights, Berkeley, University of California Press, p. 243, cité par JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), op. cit., p. 19.

[23] JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), op. cit., p. 92.

[24] ibid, p. 93.

[25] SEN Amartya (2000), Repenser l’inégalité, Seuil, Paris, p. 66, cité in JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), op. cit., p. 112.

[26] JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), op. cit., p. 113.

[27] Pour M. Nussbaum, ces capacités sont : la vie, la santé corporelle, l’intégrité corporelle, les sens, l’imagination et la pensée, la raison pratique, la capacité d’avoir des relations avec d’autres espèces, et le jeu. Cette approche par les capabilités est développée par M. Nussbaum dans un article (« Par delà la compassion et l’humanité : justice pour les animaux non humains », in AFEISSA et JEANGENE-VILMER (2010), Textes clés de philosophie animale) et dans un livre (Frontiers of Justice, 2006).

[28] NIBERT David (2002), Animal Rights / Human Rights. Entanglements of Oppression and Liberation, Rowman and Littlefield Publishers, Lanham, p. 134, cité in JEANGENE-VILMER Jean-Baptiste (2011), « Les principaux courants en éthique animale » in J.-P. Engélibert, L. Campos, C. Coquio et G. Chapouthier (dir.), La Question animale. Entre science, littérature et philosophie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, pp.79-92.

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