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Billet de blog 13 septembre 2023

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Femmes afghanes, guerres en série et féminisme global

Il y a quelques jours, cinq femmes afghanes menacées par les Talibans ont pu être exfiltrées du Pakistan et trouver refuge en France. Les médias ont fait beaucoup de bruit autour de cette opération au sujet de laquelle j’ai pu m’exprimer le 5 septembre sur France Culture puis dans l’émission Forum de la RTS. Mes propos ayant soulevé une polémique, je tiens ici à les clarifier.

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Il est certain que nous ne pouvons que nous réjouir du fait que cinq femmes aient pu obtenir la protection de la France. Il faut espérer que cette opération marque le début d’une politique d’asile plus généreuse à l’égard des Afghans qui depuis quarante ans subissent des guerres à répétition. Une telle politique permettrait d’honorer une certaine tradition française de l’asile qui semble faire de moins en moins consensus.

Pour autant, il me semble important d’analyser la rhétorique qui accompagne les actions en faveur des femmes afghanes ainsi que ses implications politiques. Dans le cas présent, l’invocation de la cause humanitaire, bien qu’a priori louable, est problématique car elle reproduit des hiérarchies et des stéréotypes et occulte des développements historiques plus longs nécessaires pour comprendre la situation des femmes de ce pays. Rappelons-nous que ce sont des arguments de type humanitaire – la fameuse « mission civilisatrice » de l’Europe à l’égard de peuples jugés « barbares » durant l’expansion coloniale – et notamment la nécessité de sauver la femme algérienne (dans le cas de la France) ou la femme indienne (dans le cas de la Grande Bretagne), qui ont permis aux puissances coloniales de justifier leur domination sur le reste du monde. L’Afghanistan n’a pas été à l’abris de ces dynamiques. En effet, lorsque l’Armée Rouge envahit le pays en 1979, l’Union Soviétique légitime son intervention par la nécessité de lutter contre les forces obscurantistes à l’origine de l’asservissement des femmes. Georges Marchais, alors chef du Parti Communiste Français, apporte immédiatement son soutien à l’invasion en dénonçant un pays « féodal, tyrannique et arriéré » où selon lui existe encore « le droit de cuissage ». Quelques semaines après le début de l’opération « Liberté Immuable » menée par les Américains suite aux attentats du 11 Septembre, la première dame de l’époque, Laura Bush, annonce à la radio : « La lutte contre le terrorisme est aussi la lutte pour le droit des femmes ». Ces déclarations démontrent que les velléités impérialistes auxquelles l’Afghanistan a été confronté au cours de ces quatre dernières décennies se sont historiquement cristallisées sur le terrain symbolique du corps des femmes. Les références à la situation des femmes ont servi de levier émotionnel pour obtenir le soutien populaire nécessaire à la mise en branle de l’appareil militaro-humanitaire.

Or ces représentations de femmes opprimées par les Talibans tendent à expliquer en des termes culturels des questions éminemment politiques et historiques et à passer sous silence la responsabilité des pays occidentaux dans l’émergence de l’islamisme fondamentaliste dans cette région du monde. Comme les spécialistes de l’Afghanistan l’ont bien documenté, les Américains et leurs alliés, ont soutenu les mujahedins afghans pendant la Guerre Froide. Les Talibans ne représentent qu’une mouvance de ce mouvement de résistance à l’invasion soviétique. Les dirigeants du Bloc de l’Ouest ne se sont jamais souciés des restrictions imposées aux femmes par ces groupes armés, notamment dans les camps de réfugiés au Pakistan qui leur servaient de base arrière, au moment où ils leur fournissaient des armes. Ce sont ces mêmes mujahedins qui ont mis le pays en ruine et ont commis des viols de masse pendant la guerre civile ayant fait suite au retrait de l’Armée Rouge. Pourtant, ces derniers ont été remis au pouvoir par les dirigeants Occidentaux après le 11 septembre. La plupart des femmes afghanes ne font pas de distinction majeure entre ces « seigneurs de guerre » et les Talibans.

Les discriminations que subissent les femmes sous le régime actuel sont bien réelles et sont évidemment condamnables. Il faut cependant les placer dans une histoire plus longue, marquée par les luttes expansionnistes pour le contrôle du territoire et les guerres à répétition ayant fait sombrer le pays dans la pauvreté, la dépendance à l’aide et un profond traumatisme. Au cours des deux dernières décennies, la violence subie par les Afghans s’est manifestée par des villages bombardés par l’OTAN, des maisons perquisitionnées par les forces spéciales américaines et une militarisation généralisée de la société.

C’est dans ce contexte qu’une nouvelle phase d’instrumentalisation de la cause des femmes a vu le jour. En réaction à l’occupation, le nationalisme afghan a été reformulé à partir d’interprétations conservatrices de l'islam, le langage du droit des femmes étant associé à celui de l’Occupant. Ainsi, les programmes en faveur des femmes se sont rapidement transformés en cadeaux empoisonnés pour celles censées en bénéficier. Encouragées par les agences internationales à participer à la vie publique et contraintes de réaffirmer constamment leur adhésion à l’islam de peur d’être considérées comme des "agents de l'Occident", leur marge de manœuvre est restée extrêmement précaire sous les gouvernements de Karzai puis Ghani. Les progrès accomplis sont restés cosmétiques, surtout pour les femmes des campagnes prises au milieu des combats. La violence engendrée par cette instrumentalisation, loin d'être anecdotique, est en effet ce qui a contribué à alimenter le fondamentalisme religieux et sa vision conservatrice des rapports de genre.

Comprendre la souffrance des Afghanes nécessite de reconnaître les dynamiques globales qui ont façonné leur trajectoire.  Être solidaire avec elles implique non seulement de les accueillir de manière inconditionnelle mais aussi de prendre acte de nos propres responsabilités vis-à-vis de la situation dans laquelle elles se trouvent aujourd’hui.

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