Depuis une semaine, beaucoup a été dit, écrit, répété sur la Grèce par la presse. Loin de moi l’envie de faire un résumé exhaustif de la situation, j’en serai bien incapable. Toutefois, quelques éléments me paraissent pertinents à relever pour saisir les enjeux de la crise qui secoue la Grèce et l’Europe, cristallisation de tous les problèmes de la construction européenne et de la politique internationale. Elle pose la question des politiques transnationales, des acteurs choisis pour la mettre en ouvre et de la confiance nécessaire à leur réussite.
Depuis plusieurs mois, les créanciers de la Grèce, suivant le ministre des finances allemand, Wolfgang Schauble, répètent à l’envi que le problème est d’avoir « confiance » dans la bonne foi du gouvernement grec. Personne en revanche n’a posé la question de la bonne foi et de la confiance que les Grecs peuvent avoir en leurs interlocuteurs. Pourtant, ceux-ci ne sont pas des plus fiables.
Christine Lagarde, jamais élue par personne, issue d’un gouvernement défait par le suffrage universel en 2012, ayant annoncé à l’orée de la crise économique mondiale « ce n’est pas un krach », pilote aujourd’hui le FMI, dont elle ne suit même pas l’analyse économique sur l’austérité. Jean-Claude Juncker fut pendant 15 ans à la tête du Luxembourg, Etat ayant organisé une évasion fiscale équivalente à plusieurs dizaines de fois la dette grecque, et dont la punchline favorite était il y a quelques années « Quand cela devient sérieux, mentez ». Ainsi, il n’a pas hésité à mentir honteusement sur le contenu des propositions de l’UE dans le but d’inciter les Grecs à voter OUI au référendum de dimanche. Wolfgang Schauble a été condamné par la justice allemande pour corruption. Enfin, Mario Draghi, dirigeant la BCE, a participé et couvert le trucage des comptes de l’Etat grec lorsqu’il était en charge de l’Europe chez Goldman Sachs, trucage qui a participé à mettre la Grèce dans la situation actuelle. On comprend que les Grecs ne lui confèrent pas une confiance sans faille.
Venons-en à leurs promesses. Depuis le début de la crise grecque, les créanciers ont pris de nombreux engagements auprès des gouvernements grecs successifs. Toutefois, comment créer la confiance lorsque certains, cruciaux, ne sont pas tenus ? La Troïka s’était engagé à restructurer la dette grecque, incontournable pour sortir la Grèce de sa situation insoutenable, dès que le pays dégagerait un excédent budgétaire primaire. C’est le cas depuis 2 ans, mais aucune restructuration ne se présente. Les créanciers s’étaient engagés à aider à la Grèce à lutter contre l’évasion fiscale. Mme Lagarde dit avoir une liste des contribuables grecs ayant ainsi soustrait leur fortune au fisc de leur pays. La Grèce attend encore cette liste. Les créanciers devaient aider la Grèce à lutter contre la corruption, notamment des grandes entreprises étrangères (le plus souvent allemandes). Là encore, rien de tangible ne fut fait. Enfin, les versements du deuxième plan d'aide européen qui s'est éteint le 30 juin, ont été définitivement suspendus depuis juin 2014. Ce sont plus de 10 milliards d'euro que la Troïka s'était engagé à verser à la Grèce et qui n'arriveront jamais, pour cause de gouvernement de gauche.
Ainsi, si problème de confiance il y a, il est réciproque, tant les engagements internationaux à l’égard de la Grèce et ceux qui les formulent manquent de crédibilité.
Toutefois, le nœud gordien de la crise grecque, comme cela a été dit et répété, réside dans le projet politique de l’euro et de l’UE.
A ce titre, bien loin d’être en opposition frontale, Alexis Tsipras et Wolfgang Schaüble dressent des constats similaires, mais proposent des solutions diamétralement opposées.
Tsipras comme Schauble ont saisi le problème initial de l’eurozone : la divergence des économies la composant, et l’absence de politique européenne de rééquilibrage.
Petit rappel historique. Lorsque l’euro est créé, la question de la diversité des économies composant la jeune UE est un sujet majeur. Les Allemands, emmenés par Gerhard Schröder, ne veulent pas des pays du « Club Med », (Italie, Espagne, Portugal, Grèce), qui affaibliraient la monnaie, que Berlin veut forte pour assurer sa domination sur l’économie européenne et des importations bon marché (notamment de gaz russe). A l’inverse, Chirac, mu par les besoins d’exportations hors Europe des grandes entreprises françaises (Airbus en tête) et par une de ces quelques intuitions politiques structurantes qui font sa nostalgie, veut un euro qui soit un outil politique, intégrant des économies faibles, ce qui permettrait de les tirer vers le haut. Le calcul de Berlin, c’est celui d’une zone euro homogène et forte, cohérente. Celui de Paris : une zone euro plus hétérogène, pendant monétaire à l'UE qui permet de faire converger les économies et les pays.
Et c’est là que le bât blesse. Pour convaincre Schröder d’accepter son plan, Chirac accepte de calquer le modèle de la BCE sur la Bundesbank : indépendante du pouvoir politique, les yeux fixés sur la maitrise de l’inflation, sans objectif social affirmé. En clair : aucune politique monétaire de convergence. C’est donc à l’UE de l’organiser. Depuis 1993 et la création de l’UE, la gauche européenne attend la concrétisation de la promesse faite par Delors d’un grand traité social, mettant en place des politiques communes de redistribution et de progrès social (smic européen, droit du travail…). A minima, elle réclame une coordination des politiques budgétaires pour permettre la redistribution des richesses vers les pays pauvres. Aujourd’hui encore, nous attendons ces deux éléments essentiels à la solidarité européenne. Delors a échoué : pas de politique monétaire, pas de politique budgétaire, faute d’une harmonisation vers le haut, le marché commun organise la concurrence et la convergence vers le bas, ce qui attise les replis nationaux : les Français pensent en Français et ont peur du plombier polonais, les Allemands pensent en Allemands et craignent les ouvriers grecs, les Grecs pensent en Grecs et rejettent les banquiers berlinois… Il n’y a pas d’Europe solidaire, car l’Europe ne l’a pas voulu.
Fort de ce constat, Tsipras et Schauble proposent deux sorties de crise différentes, tout aussi cohérentes l’une que l’autre, mais opposées par essence, et qui ne sont autres qu’une répétition du débat original sur l’euro.
D’une part, l’intransigeance allemande, ayant pour but de sortir la Grèce de l’euro pour mettre les autres pays au pas de l'euro fort, quitte à devoir en exclure ensuite les autres maillons faibles de l’arc méditerranéen. Pas de coordination, pas de convergence, mais une restructuration préalable à l’entrée dans l’euro. En clair, les pays doivent se plier au modèle du club avant de pouvoir le rejoindre comme l'ont fait les pays d'Rurope centrale et orientale, et si la Grèce le refuse, elle doit le quitter, même si cela doit passer par un défaut sur sa dette.
D’autre part, la revendication d’une Europe sociale, permettant de régler politiquement les divergences en son sein, et facteur de redressement de l’économie des petits pays, comme alternative à une ajustement structurel douloureux. Mais cela nécessite de dépasser les égoïsmes nationaux et de demander aux « riches » de payer pour les « pauvres », à l’image de ce qui se fait déjà en interne de chaque pays (c’est par exemple les transferts économiques et sociaux de l’Ile-de-France vers la province qui a permis une relative homogénéisation de l’économie et du niveau de vie français).
C’est entre ces deux positions que se révèle toute la médiocrité et l’absence de réflexion autour du projet européen des autres acteurs politiques du continent, coincé entre des conservateurs hypocrites et des sociaux-libéraux en plein naufrage.
La droite européenne, d’abord, semble plus encline à imposer les « règles » de l’UE à la Grèce qu’à les respecter elle-même. Qui osera rappeler à Mme Merkel que le déséquilibre de la balance commerciale de l’Allemagne contrevient aux règles qu’elle martèle ? Qui dira à M. Juncker que les politiques fiscales du Luxembourg sont tout sauf en accord avec ses engagements européens ? Plus largement, la droite européenne se retrouve coincée dans une position absurde. Sous couvert de fermeté, elle demande à cor et à cris le remboursement de la dette de la Grèce, coûte de coûte, mais aligne sa position sur celle de M. Schauble, qui lui est prêt à pousser la Grèce au défaut pour satisfaire son agenda.
La « gauche » européenne, ensuite, est sans doute la plus grosse perdante, au moins sur le plan des idées, de cette crise. Incapable d’apporter ne serait-ce que des nuances à la ligne rigide de Berlin, elle se noie dans la surenchère des Schultz, Gabriel, Dijsselbloem. Martin Schultz ne faisait-il pourtant pas campagne en 2014 en disant « l’austérité en Europe est une erreur ? » Le voilà qui demande la chute de Syriza et la mise en place d’un gouvernement de techniciens piloté par le banquier central grec pour mettre en place cette austérité. Mention spéciale au PS français, coincé entre les prises de positions vide de M. Cambadélis, les gesticulations non suivies d’effet de M. Hollande et les mensonges de M. Sapin qui mettent à mal les relations diplomatiques avec l’Argentine.
Incapable de penser un projet européen alternatif ou de soutenir les dernières propositions, pourtant très « PSE compatibles », de M. Tsipras, coincée dans sa « grande coalition » dominée par le néolibéralisme à Berlin comme à Bruxelles, la sociale-démocratie se révèle fort peu sociale, et très faiblement démocratique.
Alors quelle sortie de crise ? Paradoxalement, il y en a une très simple, que personne ne propose en Europe car tout le monde s’y refuse politiquement : faire appliquer à la BCE ce pourquoi on l’a créée, à savoir maitriser l’inflation. La dette grecque représente un peu moins de 3 mois d’activité de la BCE, qui injecte chaque mois des milliards d’euro pour permettre aux banques de l’UE de faire tourner l’économie. Elle pourrait tout simplement émettre un peu plus d’argent dans les mois à venir, pour racheter les créances de la Grèce. Cela aurait le mérite de soutenir l’inflation moribonde, ce qui inquiète à juste titre les dirigeants européens. La Grèce serait soulagée de sa dette insoutenable, les objectifs de la BCE seraient tenus. Mais Tsipras gagnerait, et ça, il en est hors de question, quitte à vivre dans la catastrophe économique de la déflation.
Nous voici donc contraints d’attendre le dénouement dramatique de cette crise, en voyant les créanciers se déchirer sous l'incroyable capacité de resistance de Syriza. Secouée par un gouvernement grec qui, loin de l'amateurisme dont on le taxe, s'est révélé excellent dans l'analyse économique, meilleur connaisseur des règlements internes du FMI et de l'UE que ces institutions elles-mêmes, et maître dans l'art de la tactique politique, voilà que le FMI exige un allègement de la dette comme préalable à tout nouvel accord, voilà que le couple franco-allemand bat de l’aile.
Nous voici également à contempler Tsipras marchant sur la corde raide. Comme il le dit, son pays veut désespérément rester dans la zone euro, et a même détruit les presses permettant d’imprimer la drachme. Sa volonté de négocier jusqu’au bout tout en maintenant un referendum en cas de non conclusion de ces négociations lui permet de tenir tant son aile droite, keynésienne, majoritairement transfuge du PaSok, apeurée par la situation, que son aile gauche, dure, réclamant depuis des années une sortie de l’euro.
Alors que l'ensemble des dirigeants européens se permet de donner directement des instructions de vote au peuple grec (imagine-t-on la France laisser MM. Juncker et Schultz appeler à voter pour les uns ou pour les autres aux prochaines régionales ?!), il met en lumière l'outrage démocratique de cette situation. L’absence de vote au Parlement Européen ou dans les 28 pays sur le mandat de négociation de l’Eurogroupe et de la Commission est une faille béante. « Pire qu’un crime, une faute », aurait dit Talleyrand. Comme le signale le haut représentant de l’ONU aux respect des droits de l’Homme dans un interview de soutien à la tenue du referendum, il n’est pas normal que de telles décisions soient prises sans consulter le peuple. Quelle que soit l’issue de cette crise, la question de la revitalisation sociale et démocratique de l’UE doit se poser, et c’est en Grèce que le processus commence dimanche.