Julien Ballaire

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Billet de blog 8 mars 2016

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Réforme du licenciement économique : une méconnaissance totale de ce qu’est une entreprise

La réforme du licenciement économique que prépare la loi El Khomri s'appuie sur quelques variables clés (chiffre d'affaires, trésorerie...) qui, en baisse, montreraient la difficulté économique d'une entreprise. Cependant, le gouvernement oublie que ces indicateurs sont construits, et peuvent très facilement être détournés.

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Le projet de loi dite El Khomri de réforme du Code du Travail vise à rassurer les chefs d’entreprise sur leur capacité à adapter leur nombre de salariés à leur besoin, au nom de la sacro-sainte flexibilité. Pour ce faire, une mesure phare de cette loi consiste en la facilitation du licenciement économique. A l’heure actuelle, un licenciement économique ne peut se faire que dans trois conditions : une difficulté économique majeure, reconnue par la justice ; une adaptation technologique ; la sauvegarde de la compétitivité, concept déjà très flou qui permet à de nombreux grands groupe de lancer un PSE par an tout en battant leur record de résultat année après année. 

Le projet de loi vise à considérablement étendre cette possibilité en considérant qu’une entreprise est en difficulté économique dès que son chiffre d’affaires, son carnet de commandes, son résultat d’exploitation ou sa trésorerie sont en baisse.

Le projet de loi considère donc qu’une simple baisse d’un de ces indicateurs suffit à constater la difficulté de l’entreprise. C’est ignorer totalement la réalité de la vie d’une entreprise, dans laquelle ces indicateurs peuvent être et sont pilotés par les managers. Loin d’être objectives, ces données sont construites par les décisions de gestion des entreprises. Balayons quelques cas de figure.

Le chiffre d’affaires d’une entreprise correspond à l’ensemble des ventes (de produits, de prestations, de services) qu’elle réalise. Il peut donc baisser si l’entreprise vend moins (effet volume) ou si les prix de ses produits baissent (effet prix).

Toutefois, dans de nombreux cas de figure, une baisse du CA ne met pas en danger la situation de l’entreprise. En effet, une entreprise peut avoir réalisé d’excellents résultats pendant de nombreuses années, avoir ainsi constitué de fortes réserves financières, et connaître une mauvaise année, sans que cela ne la mette en péril. Ce cas de figure est fréquemment rencontré quand un produit phare de l’entreprise arrive à maturité, est remplacé par des produits concurrents sur le marché (par exemple, l’arrivée d’un médicament générique concurrent sur le marché). Ces courbes de vie des produits sont biens connues des entreprises, qui les suivent de près et peuvent anticiper les lancements de nouveaux produits pour y pallier, et les soubresauts du CA que cela peut engendrer.

De plus, certains artifices comptables peuvent être utilisés pour gonfler le CA d’une année, au détriment d’une autre, en particulier le décalage de facturation. Si une vente est prévue pour le début de l’année prochaine, mais que j’ai besoin de gonfler mon CA pour cette année, je peux m’arranger avec mon client pour signer la vente en fin d’année, et n’encaisser l’argent qu’en début d’année suivante. Ainsi, cette année, mon CA sera gonflé, mais il baissera l’an prochain, toutes choses égales par ailleurs. Difficulté économique ? Non, tour de passe-passe comptable.

Dernier cas de figure d’artifice comptable pouvant être utilisé dans le cadre de la loi El Khomri, la fabrication de documents comptables prévisionnels catastrophistes, oubliant tout ou partie du carnet de commande, tablant sur des baisses d’activités sur évaluées, permettant de mettre en avant un risque subjectif.

En réalité, l’analyse des marges générée par l’activité est beaucoup plus pertinente pour commencer à dresser des constats sur la situation économique d’une entreprise.  La comptabilité en normes française (dite « comptabilité sociale »), transmise aux impôts, présentent in extenso plusieurs indicateurs à cet égard.

Le premier d’entre eux est la Valeur Ajoutée. Elle correspond au chiffre d’affaires moins les consommations ayant permis de fabriquer les produits vendus (les matières premières par exemple). Elle mesure donc la richesse crée dans l’entreprise.

 Elle permet dés lors de savoir comment se rémunère la richesse entre les différents acteurs qui participent à son activité : le travail (salaires, cotisations), les banques qui prêtent de l’argent (intérêts, emprunts), les moyens de production, machines, terrains, ordinateurs… (investissements ou l’amortissement de leur usure), les actionnaires (dividendes), et l’Etat qui participe de l’activité de l’entreprise via la formation des salariés, les infrastructures, la garantie de la sécurité du pays, etc… (impôts).

Au passage, vous noterez que l’administration elle-même considère que la VA est un bien meilleur indicateur que le CA pour juger de la situation d’une entreprise, puisque l’entreprise paye des impôts dessus, et pas sur le CA. Les gestionnaires d’activité, eux, pilotent les différents niveaux de marge engendrée par leur activité, en soustrayant différents coûts de production de leur CA (matières premières, coûts d’entretien du matériel, salaires…). Ce sont ces indicateurs qui montrent la santé économique de l’activité.

Or, il est fréquent que la valeur ajoutée des entreprises augmente même lorsque leur CA est en baisse. Si les matières premières de l’entreprise baissent, le prix des produits pourra être baissé lui aussi, sans que la richesse crée n’en souffre. Dans ce genre de cas, la valeur ajoutée des entreprises augmente même souvent, puisque la baisse des matières premières n’est pas intégralement répercutée au client final. C’est par exemple le cas de l’ensemble de l’industrie chimique en ce moment, dont les prix baissent à la suite de la chute du cours du pétrole.

La marge peut également augmenter alors que le CA baisse par un effet dit de mix produit. Imaginons schématiquement une entreprise qui vend deux familles de produits, un produit haut de gamme A vendu 1 000, et qui coûte 900 à produire, et un produit bas de gamme B, vendu 500, et qui coûte 300 à produire. Si elle vend 10 produits de chaque une première année, l’entreprise réalisera 10 000 + 5 000 = 15 000 de CA, et 1 000 + 2 000 = 3 000 de marge. L’année suivante, elle vend 5 produits A, et 15 produits B. Elle réalise 5 000 + 7 500 = 12 500 de CA, et 500 + 3 000 = 3 500 de marge. Le CA baisse, mais la marge augmente. L’entreprise va mieux. Pourtant, la loi El Khomri l’autorisera à licencier pour difficultés économiques.

En poussant cette logique, l’entreprise peut baisser sont CA de manière pérenne en se séparant de ses activités les moins rentables. Pour reprendre notre exemple, l’entreprise veut augmenter son taux de marge. Le produit A fait 10% de marge, le produit B, 60%. Si l’entreprise cède la fabrication des produits A, ou l’arrête, pour se concentrer sur les produits B, son CA baissera, mais sa marge augmentera. Elle sera donc en meilleure santé économique malgré la baisse de son CA.

Le second indicateur que fournit la comptabilité sociale est le résultat d’exploitation (à ne pas confondre avec l’EBE, qui n’apparaît pas dans les comptes sociaux). C’est l’indicateur le plus solide repris dans la liste gouvernementale

La loi autorise le licenciement économique si l’entreprise connaît « des pertes d’exploitation », c’est-à-dire si son résultat d’exploitation est négatif.

Cet indicateur correspond au résultat de l’activité courante de l’entreprise, avant remboursement de l’emprunt, payement de l’impôt sur les sociétés ou des dividendes. Il correspond au CA, auquel on retranche l’ensemble des charges d’exploitation (coût des matières premières, salaires et cotisations…), mais également des éléments relatifs aux transferts de charge et à l’amortissement de la valeur des investissements de l’entreprise. Ces deux derniers éléments sont très largement pilotables, en permettant de répartir le coût d’un investissement, et de l’usure de l’outil productif acheté, sur plusieurs années. Or, l’amortissement de ces investissements est comptablement modulable selon les objectifs de l’entreprise. Un investissement théoriquement amorti linéairement sur 10 ans, c’est à dire que l’on affecte 10% de la valeur de l’investissement tous les ans, peut être amorti en moins longtemps (donc faire plus baisser le résultat d’exploitation), voire même être sur-amorti les premières années. En clair, une entreprise ayant fortement investi va de ce fait diminuer son résultat d’exploitation, et peut même le plomber la première année suivant cet investissement pour en être libéré les années suivantes.

De ce fait, le résultat d’exploitation, s’il est un indicateur plus intéressant de la situation de l’entreprise, est largement construit et modulable par des méthodes comptables autorisées par l’administration, qui peuvent fausser son interprétation.

Ce pilotage des marges des entreprises est un élément central de la stratégie des multinationales, en particulier de leur optimisation fiscale. En effet, les filiales françaises de groupes internationaux sont le plus souvent amenés à acheter tout ou partie de leurs consommations intermédiaires, à vendre tout ou partie de leur production, voire les deux, à une ou des autres filiales du groupe (une entreprise de fabrication automobile va acheter une partie des pièces à une filiale qui les fabrique, va assembler les voitures et les vendre à une autre filiale qui les vendra au client, par exemple).

Or, dans ce cas, le prix d’achat des matières premières, ou le prix de vente des produits finis sont fixés par le groupe, sans que l’entreprise française n’ait voix au chapitre. C’est ce que l’on appelle les prix de transfert. Ces prix sont fixés pour laisser en France une marge suffisante pour assurer la bonne vie économique de l’entreprise, suffisante pour éviter un redressement fiscal, mais suffisamment basse pour que le reste de la valeur créée par l’entreprise en France puisse remonter à une filiale située sous des cieux fiscalement plus cléments, et que les salariés ne puissent pas réclamer d’augmentation de salaires. Dans ce cas, il est fréquent que les entreprises compressent les marges laissées en France pour pousser à une baisse des coûts de production et justifier des coupes dans les effectifs, même si la production bat des records de ventes sur les marchés clients. Une entreprise peut donc baisser le CA de sa filiale française, alléguer d’une difficulté économique, et licencier pour cela une partie de son personnel. Si la manœuvre est trop grossière, elle peut se le voir reprocher par le fisc, mais un chantage à l’emploi restant en France suffit généralement à minimiser les redressements, quand redressement il y a.

Les prix de transfert concernent également les services partagés, voir même l’exploitation des brevets et autres actifs immatériels que possèdent des groupes. Dans ce cas ce sont des redevances et des refacturations qui permettent, entre autres, de loger richesses et profits là où la fiscalité est la plus avantageuse.

Il est à noter que les prix de transfert et les montages financiers qu’ils permettent sont au cœur des débats internationaux en ce moment. Les montants en jeu sont faramineux. Ils concernent 50% du commerce international. Selon une récente étude de la Banque de France, et sans prendre en compte les actifs immatériels et droits de propriété,  près de 14,5% du déficit commercial de la France serait due à ces mécanismes. L’OCDE tente d’encadrer les pratiques et l’UE a fait de timides propositions d’harmonisation sur le sujet. Cependant, le gouvernement français a fait rejeter un amendement qui visait à rendre public les activités réelles des multinationales pays par pays, prélude à une taxation plus juste. Cette décision, comme la définition des difficultés économiques faite par la loi El Khomri vont à rebours de la dynamique de cohérence économique et justice recherchée au niveau international.

Concernant la trésorerie des entreprises, là encore, la loi El Khomri omet le fait que celle-ci est pilotée par les entreprises, et que sa baisse peut procéder de décisions de gestion, et non d’une difficulté économique réelle de l’entreprise.

En effet, la trésorerie d’une entreprise peut être en baisse si l’entreprise réalise une grosse sortie d’argent pour son développement, un investissement dans une nouvelle machine ou une nouvelle usine pour accompagner sa croissance par exemple. Dans ce cas, l’entreprise paye, la trésorerie baisse avant que les fruits de l’investissement ne soient récoltés. Il est donc absurde de considérer cette entreprise comme en mauvaise santé.

Une grosse sortie de dividendes peut également expliquer une baisse de trésorerie. C’est souvent ce que les entreprises rachetées par des fonds de pension sur le modèle d’un LBO subissent : grosse pression sur les coûts, licenciements massifs pour rembourser les prêts et verser des dividendes massifs. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, des cinq facteurs participant à la production des entreprises précédemment cités, la rémunération des actionnaires est la seule qui augmente massivement depuis plusieurs années.

Enfin, là encore, la trésorerie des filiales fait partie des indicateurs pilotés par les groupes internationaux, et souvent de façon à la minimiser dans les déclarations fiscales. En clair, les filiales françaises disposent d’un compte bancaire lié et piloté par la maison mère, qui y laisse la trésorerie nécessaire pour financer l’activité, mais qui peut l’assécher pour déclarer un montant minimal aux impôts. C’est un moyen fréquent des multinationales pour faire remonter une partie de la valeur créée par les filiales sans passer par les dividendes, qui constituent un revenu et doivent donc être déclarés aux impôts par la société qui les touche.

 Cette situation est d’autant plus grave que là où auparavant, on considérait la situation économique au regard de la branche d’activité au niveau mondial (pas simplement la fabrication de voitures en France, mais l’ensemble de l’activité fabrication de voitures de l’entreprise multinationales, par exemple), la loi El Khomri circonscrit l’évaluation de la difficulté au seul périmètre français ! En clair, si la multinationale assèche le CA ou la trésorerie de la filiale, sciemment, dans le but de justifier des licenciements, le prouver ne permettra pas de faire annuler ces licenciements.

Ainsi, considérer qu’une simple baisse du chiffre d’affaires ou de la trésorerie, voire même du résultat d’exploitation d’une entreprise démontre sa difficulté économique et justifie de licencier des salariés est une absurdité qui montre au mieux une méconnaissance totale de ce qu’est une entreprise et sa gestion, au pire une volonté de céder purement et simplement au desideratas de ceux qui n’ont que le dividende en tête.

Evaluer la situation économique d’une entreprise mérite une analyse de l’ensemble de son activité, et notamment de ses indicateurs de gestion. Un seul d’entre eux pris isolément ne veut rien dire et cache la part de construction et de pilotage de l’activité qui fait le métier même des chefs d’entreprise et de leurs managers. N’importe quel élève ayant suivi un cours de SES au lycée, ou n’importe quel conseiller ministériel passé par SciencesPo. ayant forcément suivi un cours de « vie de l’entreprise » le sait.

Cependant, la loi El Khomri ne propose aucun moyen nouveau de contrôle de la réalité des allégations des entreprises. Les inspections du travail sont déjà la tête sous l’eau, ainsi que les tribunaux. De plus, même si les salariés ou la justice parvient à prouver que le licenciement économique est infondé, les indemnités perçues par les salariés baissent avec la loi El Khomri, passant de 12 mois de salaire à 6 mois. Plus de facilité à licencier, moins de risque en cas de fraude.

La redéfinition des conditions de licenciement économique par la loi El Khomri est donc la porte ouverte à tous les abus, sans  moyens de contrôle ou de réparation en cas de fraude dans la loi, au contraire. En considérant que l’entreprise n’a pas de moyens de piloter les indicateurs de gestion qu’elle déclare, elle dénote d’une inculture économique flagrante, et d’une vision naïve, simpliste et erronée de ce qu’est une entreprise.

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