« Madame Le Pen a le programme économique de l’extrême gauche, […] Il y a deux personnes qui se sont réjouies de l’arrivée de ce gouvernement invraisemblable en Grèce-invraisemblable !- c’est Monsieur Mélenchon et Madame Le Pen, […] Madame Le Pen a une politique économique folle, qui est exactement point pour point celle de Monsieur Mélenchon », Nicolas Sarkozy, interview sur RTL, 24/03/2015
Cette tirade de Nicolas Sarkozy illustre parfaitement un état d’esprit qui s’installe de plus en plus au sein de la société française, et se trouve également être un bon exemple des arguments dont la droite française se sert pour discréditer le Parti de Gauche[1] et plus largement le « Front de Gauche »[2]. En effet, l’idée que le Front de Gauche et chacun des partis qui le composent se classeraient à « l’extrême gauche » de l’échiquier politique se répand chaque jour davantage, à tel point que ceci semble incontestable pour de nombreux citoyens. Par ailleurs, l’argumentation de la « droite républicaine » qui renvoie dos-à-dos le Front de Gauche et le Front National (FN), en termes économiques notamment mais aussi parfois sur les plans sociaux et politiques, est de plus en plus récurrente dans le débat public. Prenons un moment pour réfléchir à tout cela.
Le Larousse nous donne la définition suivante de « l’extrême gauche » : « ensemble des mouvements situés à gauche des partis communiste et socialiste, récusant la démocratie parlementaire libérale et prônant la révolution totale ». Une simple lecture suffit déjà à comprendre que placer à « l’extrême gauche » le Front de Gauche constitue un problème, dans la mesure où le Parti Communiste Français en est une composante ! Ensuite, le Front de Gauche, bien que critique à l’égard de la démocratie représentative car favorable à une démocratie plus directe, ne souhaite en aucun cas la fin de la démocratie puisqu’il souhaite même transformer les institutions françaises en ce sens ! Par ailleurs, les Partis Communistes du siècle précédent prônaient effectivement une révolution socialiste et appelaient de leurs vœux une « dictature du prolétariat », mais le Parti Communiste Français (comme de nombreux Partis Communistes aujourd’hui) et plus largement le Front de Gauche n’appellent certainement pas à une révolution totale, tout au plus évoquent-ils une « révolution citoyenne »[3]. Surtout, la définition du Larousse nous permet de comprendre clairement ce que sont les partis « d’extrême gauche » en France, à savoir le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) et Lutte Ouvrière (LO). Ces partis-là répondent bien aux critères mentionnés par le dictionnaire, et sont, eux, placés à « l’extrême gauche » de l’échiquier politique français. Voilà ce qu’est « l’extrême gauche » en France.
Le Front de Gauche ne fait donc pas partie de « l’extrême gauche », et cette manière de le qualifier que de nombreux médias utilisent est totalement inadéquate. Il est d’ailleurs intéressant de s’interroger sur l’impact (volontaire ou non) qu’a le terme « extrême » sur les citoyens et sur leur vision de la politique. Un parti taxé « d’extrême » perd facilement de la popularité auprès des électeurs, aussi bien auprès des modérés que des indécis, dans la mesure où ce qualificatif conduit rapidement un certain nombre de citoyens à repenser aux dictatures, de gauche ou de droite, et à leurs horreurs, ce qui les incite à se détourner du parti en question. En outre, le terme « extrême » a pour effet immédiat de décrédibiliser le parti ainsi désigné, tant le mot associe au parti l’idée de ne pas se soucier de la « réalité », de faire des promesses intenables et d’être le contraire d’un parti de dirigeants « pragmatiques ». Un certain nombre d’électeurs rejettent ainsi le parti qualifié de la sorte, et c’est là que les néolibéraux réussissent un nouveau tour de force. En gratifiant le Front de Gauche « d’extrême », les bien-pensants friedmaniens réduisent les chances que les idées anti-libérales de ces partis se répandent, soient crédibles, et surtout soient mises en place. Il s’agit d’une brillante stratégie, une nouvelle fois sémantiquement injustifiable (et ici politiquement infondée), mais qui contribue à disqualifier du jeu politique un parti non extrémiste opposé aux doctrines néolibérales. Seuls demeurent alors les opposants « extrémistes », quelle facilité pour les missionnaires libéraux de n’en faire qu’une bouchée médiatiquement et politiquement !
Toutefois, le Front de Gauche ayant connu une dynamique favorable lors de l’élection présidentielle de 2012[4], les apprentis Hayek ont cherché un stratagème afin d’être certains d’abattre leurs adversaires. La stratégie retenue pour les disqualifier, habile il faut le reconnaître, est celle de Nicolas Sarkozy et de Jean-François Copé avant lui (rendons-lui hommage), à savoir celle de renvoyer dos-à-dos Front de Gauche et Front National. Le Front National ayant été pendant longtemps un parti perçu comme non crédible sur les questions économiques et s’étant quasiment revendiqué antisémite, xénophobe et raciste, voilà une comparaison qui n’arrange rien aux affaires du Front de Gauche. De plus, le FN ayant tenté une « dédiabolisation » et étant passé d’un parti ultralibéral sous Jean-Marie Le Pen à un parti souhaitant un Etat très fort sous sa fille, il semble plus facile de le comparer au Front de Gauche maintenant, en particulier sur le plan économique. C’est là l’astuce néolibérale. Quelle meilleure façon de coller l’étiquette « extrême » au Front de Gauche qu’en le confondant avec l’extrême-droite, parti dont l’ancien leader tenait des propos négationnistes[5]et horrifiait par ses sorties sur le maréchal Pétain ou encore les homosexuels ? Le parti de Marine Le Pen déclarant vouloir voler au secours des classes populaires (comme les communistes), en finir avec une oligarchie financière dominante et mettre un terme au libéralisme exacerbé (comme le Front de Gauche), la comparaison devient évidente et efficace.
Le Front de Gauche et le FN s’opposent pourtant réellement. Leurs conceptions de l’immigration sont radicalement opposées, les premiers souhaitant venir massivement en aide aux sans-papiers et aux réfugiés et les seconds désirant mettre fin à l’immigration et donner une « priorité nationale ». Par ailleurs, le FN n’appelle absolument pas à une révolution écologique, ce qui est pourtant au cœur du programme économique et social du Front de Gauche. De plus, le Front de Gauche considère qu’il faut doter la France d’institutions bien plus démocratiques qu’actuellement, tandis que le FN s’épanouit dans le fonctionnement le plus centralisé possible, et dans lequel l’Etat fort (pour ne pas dire totalitaire) prend les décisions unilatéralement, sans l’accord du peuple. Il existe encore d’autres différences notables, mais il en demeure une centrale, une qui attise les polémiques : la sortie de l’euro. Le FN est très clair sur la sortie du système européen de monnaie unique, alors que le Front de Gauche (certainement à tort) ne clarifie pas sa position à ce sujet. D’ailleurs, avant que Syriza ne décide de se plier aux exigences des « européens » malgré les résultats du référendum populaire[6], aucun dirigeant du Front de Gauche n’avait laissé supposer qu’il puisse être hostile à la monnaie unique, probablement car le fait que le FN soit le seul parti à s’être emparé de cette question de souveraineté leur donnait le sentiment que s’opposer à l’euro revenait à s’aligner sur les positions du FN, et à devenir anti-européens.
Cette question de la sortie de l’euro, très importante, met le Front de Gauche en difficulté, car il se trouve probablement parfois partagé entre le constat d’une perte de souveraineté doublée de l’installation progressive d’un esprit libéral poussé à l’extrême suite à la mise en place de la monnaie unique, et le refus de laisser croire à un rejet d’une union européenne. Pour couronner le tout, un économiste classé à gauche et théoricien de la sortie de l’euro, Jacques Sapir, qui incarnait une éventuelle alternative à la sortie de l’euro voulue par le FN, a appelé, le 21 août 2015 dans une interview donnée au Figaro, à un « front de libération national » contre l’euro, allant jusqu’au Front National. Il a réitéré sa proposition dans une interview donnée à Libération le 24 août 2015, en affirmant que « on ne peut plus nier que le FN ait changé ces dernières années ». Ces propos, très controversés, ont contribué à l’idée que sortir de l’euro signifiait être proche du FN, et ont dynamité en partie les arguments « de gauche » contre une telle sortie. En outre, ils ont donné du crédit à la thèse selon laquelle la « gauche radicale »[7], celle qui se trouve à gauche du Parti Socialiste sans pour autant se trouver à « l’extrême gauche »,et le Front National se ressemblent de plus en plus sur le plan économique, ce qui réduit fortement la probabilité qu’un dirigeant du Front de Gauche ose évoquer une sortie du système de monnaie unique européen.
La question de la sortie de l’euro, dont le débat est primordial, est donc de plus en plus assimilée au Front National, ce qui dessert le gauche radicale. Par ailleurs, le problème actuel est que de nombreux contradicteurs du FN, de gauche comme de droite, se cantonnent à taxer ce parti « d’extrême » et n’engagent plus de débats d’idées sur les thèmes phares pour lesquels le FN mène campagne, en témoigne le débat entre Christian Estrosi et Marine Le Pen dans l’émission « Mots Croisés » du 19 septembre 2011[8], ainsi que les multiples débats auxquels a participé le vice-président du FN Florian Philippot, aussi bien face à des contradicteurs de gauche que de droite. La réponse au FN ne peut être unique et surtout ne peut en aucun cas se résumer à qualifier ce parti « d’extrême », sous peine de le renforcer, ce qui pourtant se produit actuellement. En effet, la dynamique actuelle dessert largement la gauche radicale dans son ensemble et profite très nettement au Front National, les premiers étant assimilés aux seconds en tant que « extrémistes », alors que le FN tire son épingle du jeu politique faute d’arguments de fond à lui opposer. Ainsi, les opposants au libéralisme exacerbé se résument, dans une large partie de l’opinion, à des « extrémistes », et seul le FN attire les voix et désormais l’adhésion.
Qu’a le Front de Gauche « d’extrême » cependant ? Pour ce seul terme, le Larousse énonce la définition suivante : « qui dépasse les limites ordinaires, qui est très éloigné du juste milieu, de la moyenne ». Dans la société néolibérale, il est clair que le Front de Gauche est bien loin de « la moyenne », qui se résume de plus en plus à la croyance inconditionnelle dans l’efficience des marchés et à la foi dans un libéralisme poussé à l’extrême. Cependant, il n’est en aucun cas possible de qualifier le Front de Gauche de « parti d’extrême gauche », et il est intéressant de se demander si ce parti de gauche radicale peut être perçu comme « extrême ». Sa volonté de rupture avec le capitalisme financier et avec le libéralisme exacerbé fait effectivement de lui un parti différent de la foi dominante dans les vertus du marché et l’éloigne bien du « juste milieu », mais ne peut-on pas considérer que ce sont plutôt le Parti Socialiste et Les Républicains qui, menant des politiques économiques de plus en plus similaires et affichant des objectifs de plus en plus proches, deviennent désormais « extrêmement d’accord » et font ainsi le jeu du Front National ?
[1]Fondé par Jean-Luc Mélenchon et Marc Dolez le 1er février 2009, ce parti défend ce que certains nomment « l’éco-socialisme », c’est-à-dire un Etat économiquement puissant qui met en œuvre une planification écologique d’ampleur, régule les activités financières et intervient pour pallier les défaillances de marché, ainsi que pour soutenir l’activité économique. L’accent est mis sur l’écologie et la transition énergétique, et cela dans un contexte de démocratie plus directe, avec notamment davantage de consultations populaires et de poids donné aux décisions des citoyens, dans le cadre d’une « Vie République », donc avec de nouvelles institutions.
[2] Nom donné à l’union du « Parti de Gauche », du « Parti Communiste Français (PCF) », du parti « Ensemble » ainsi que de « Gauche unitaire », « République et socialisme » et du « Parti communiste des ouvriers de France », lors des élections européennes de 2009 et de l’élection présidentielle de 2012, avec comme candidat commun pour cette dernière Jean-Luc Mélenchon. Ce nom est souvent utilisé pour désigner les alliances entre ces partis lors d’autres élections.
[3] Expression de Jean-Luc Mélenchon (dans son livre Qu’ils s’en aillent tous! paru en 2010) pour désigner une élection de la gauche radicale via le suffrage universel direct aux différentes échéances électorales.
[4] 11,10% des suffrages exprimés au premier tour de l’élection présidentielle de 2012
[5] Le négationnisme consiste à nier l’existence de la Shoah, donc du génocide juif, et notamment l’existence des chambres à gaz.
[6] La question posée lors du référendum du dimanche 5 juillet 2015 était « Faut-il accepter le plan d’accord soumis par la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne (BCE) et le Fonds Monétaire International (FMI) lors de l’Eurogroupe du 25 juin ? » et le « Non » l’a emporté avec 61,31% des suffrages
[7] Expression employé par Les Inrocks dans un article du 24 janvier 2015 intitulé « Pourquoi la gauche radicale française reste-t-elle loin derrière Podemos et Syriza ? »
[8] Le député UMP laisse penser qu’une dévaluation de 20% de notre monnaie engendrerait une hausse de 20% du prix du pétrole importé, alors qu’il s’agit d’un bien dont le prix est constitué à 60% de taxes, sur lesquelles la dévaluation n’aura pas d’effet, et donc la hausse du prix du pétrole devrait plutôt avoisiner 5%.