La force traumatique de la scène est à la mesure de l'arbitraire d'une violence qui s'abat comme la foudre. C'est la énième vidéo d'un genre tristement célèbre dans notre pays, et pourtant c'est un peu comme si c'était la première. Le choc des petits spectateurs nous rappelle, au cas où nous aurions commencé à nous y habituer, que ce que nous voyons là est inacceptable. Monsieur le Ministre de l'Intérieur, avez-vous idée du traumatisme que la police nationale française vient d'infliger à des enfants ? Qu'importe ce que l'interpellé a commis avant : à l'instant où il est maltraité, il ne représente aucune menace qui justifie la violence de son interpellation. Dans un État de droit, la police ne se venge pas. On apprend ce mardi qu'il a été libéré après 30 heures de garde à vue sans preuves suffisantes pour une comparution immédiate, mais avec d'importantes séquelles psychologiques dues aux menaces de mort et aux coups reçus. Dans un État de droit...
On a coutume de dire que ce qui ne peut être expliqué à un gamin de sept ans ne tient pas debout. Comment expliqueriez-vous une telle scène à ces enfants peut-être hantés à jamais par la violence gratuite de la police ? Il n'y a rien d'excessif dans cette question à laquelle vous devrez un jour répondre, fût-ce devant un tribunal. On sait combien la sensibilité des enfants aux images, et a fortiori celles de leur expérience sensible, est dangereusement élevée. Elles s'ancrent profondément en eux, parfois pour leur vie entière. Elles façonnent leur rapport au monde et construisent la sérénité ou l'angoisse avec laquelle ils vont l'habiter quand ils seront grands. Cette terreur policière que vous leur avez infligée, vous devrez en rendre compte. Car vous n'ignorez pas que ce qui s'est produit n'est ni un accident, ni une bavure : ces scènes indignes d'une démocratie sont désormais courantes au pays des Lumières, qui n'a gardé de leur éclat que les gyrophares d'une police déchaînée et l'explosion des grenades que vous faites tirer sur vos opposants les plus pacifiques.
Pour que vous agissiez enfin, faudra-t-il disposer un môme devant chacune des violences policières, afin qu'à travers ses yeux non encore habitués à une violence insoutenable, vous preniez conscience des abominations dont vous êtes le premier responsable ? Vous rétorquerez que ce spectacle interdit aux moins de 16 ans est un accident rare, et que les marmots n'ont rien à faire au milieu « des violences » – on ne s'étonnerait pas de vous entendre dénoncer une « bavure parentale ». Mais rappelez-vous qu'il fut un temps où les enfants avaient leur place dans les manifestations. Dès leur plus jeune âge, ils pouvaient être initiés à la vie démocratique par leurs parents. C'est aujourd'hui impossible, car lorsque ces derniers s'y risquent encore malgré leur peur de votre police, ils ne les y emmènent plus ; la probabilité qu'ils respirent les toxiques gaz lacrymogènes projetés à bout portant, soient bousculés, voire happés par une grenade ou une balle de LBD perdue est trop élevée. Vous avez sciemment ôté à ce pays ainsi qu'à ses enfants la plénitude de l'exercice de leurs droits fondamentaux, et jusqu'à leurs après-midis en famille – rappelez-vous que ceux de la vidéo ne faisaient qu'attendre leur train.
Plus grave encore : les enfants n'ont même pas besoin d'assister aux violences policières pour en être les victimes collatérales. La perception que nous avons de certaines choses, la crainte qu'elles nous inspirent, sont de puissantes informations émotionnelles que nous leur transmettons, consciemment ou non. Ces êtres en plein devenir absorbent tout : non seulement les mots, puisque ce sujet de conversation infuse dans beaucoup de familles, et jusque dans les collèges où les images circulent massivement. Mais ils captent aussi le regard et la pensée inquiète, anxieuse, que les adultes nourrissent à l'égard d'une police qui impose sa loi. Ils seront pétris d'une angoisse latente et de cette vision affreuse des « forces de l'ordre » bien avant d'avoir vu quelqu'un se faire tabasser, ou de s'être fait tabasser eux-mêmes. Ils n'auront heureusement pas à patienter longtemps, eu égard au traitement autoritaire que vous réservez aux lycéen.nes (bientôt aux collégien.nes ?), de Mantes-la-Jolie au lycée Paul-Valéry.
Monsieur le Ministre, vous porterez la responsabilité imprescriptible de ces imaginaires matraqués par une police belliqueuse, qui cogne, éborgne ou tue sans nécessité ni sommation. Nous n'oublierons pas que c'est par votre faute que des millions de citoyens républicains se sont surpris, désespérés, à cautionner le désespérant « Et tout, le monde, déteste la police ! », alors qu'ils croyaient fermement en elle. Nous n'oublierons pas non plus qu'à cause de vous, nous ne nous sentons plus tout à fait en démocratie, faute de pouvoir prendre part sereinement à la moindre contestation pacifique. Nous vous en voudrons toujours d'avoir plombé notre relation à la France de centaines d'images d'une illégitime violence d’État. Mais nous vous pardonnerons encore moins d'avoir volé aux enfants et aux jeunes de ce pays l'innocence de se croire protégés par la République. Vous êtes en train de traumatiser une génération entière, de miner son existence dans la société, de la charger de rancœur, de colère. Savez-vous ce dont est capable une jeunesse en colère, Monsieur le Ministre ?