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Billet de blog 22 décembre 2020

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Pour en finir avec la «dame du CDI»

A l'heure du décret sur la prime informatique pour tous les enseignants, nous découvrons que certains enseignants en sont privés : les professeurs documentalistes. Comment le ministère justifie-t-il cette exclusion du décret?

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Vous connaissez sûrement cette dame derrière un bureau ou derrière un rayonnage de livres qui demande aux élèves de se taire. Cette vieille dame qu'on appelle gentiment "la dame du CDI". Saviez-vous que cette dame, et parfois cet homme, est un professeur?

Cela n'est pas nouveau. Depuis 1989, la France forme des professeurs documentalistes. Ces professeurs a pour mission un enseignement spécifique à sa discipline universitaire, les sciences de l'information et de la communication (SIC), qui est « l'acquisition par tous les élèves d'une culture de l'information et des médias »(1). Pourtant, à la fin de l'année 2020, les 11 000 professeurs documentalistes de France apprennent qu'ils sont exclus du dispositif de prime informatique. Cette exclusion est signé par Jean Catex, Jean Michel Blanquer, Bruno Lemaire, Amélie de Montchalin et Olivier Dussopt. Qu'est-ce qui justifie cette différence de traitement ? Les enseignements du professeur documentaliste sont-ils si peu nécessaires à l'heure actuelle ? Cette éviction est-elle fondée dur les textes ou est ce une erreur exceptionnelle de la part de nos gouvernants ? Le statut du professeur documentaliste est une vieille affaire.

Une erreur exceptionnelle de l’Exécutif ?

En décembre 2008, le député d'Illes-et-Vilaine Philippe Tourtelier alerte le ministre de l’Éducation Nationale que les professeurs documentalistes sont indignés : «... un même travail supplémentaire donne lieu à des rémunérations moindres que leurs collègues certifiés des autres disciplines » (2).

En Juillet 2009, c'est au tour du sénateur Jean-Noël Guérini de faire l'état qu'une «... rupture d'égalité devant la loi n'encourage pas les documentalistes »(3) en parlant de la rémunération des heures supplémentaires.

En 2018, le député d'Ariège Michel Larive pointe du doigt : « une grande iniquité existe entre eux [professeurs documentalistes] et les autres professeurs en terme de reconnaissance »(4) en parlant de l'absence d'agrégation et de perspective de carrière.

En janvier 2020, le sénateur du Haut Rhin Eric Straumann porte à l'attention du ministre actuel, Jean Michel Blanquer, par une démonstration de chiffres et de références législatives que « les professeurs documentalistes sont aujourd'hui en France les enseignants les moins bien payés »(5).

Pour finir, un nouveau coup porté à la profession des enseignants en documentation par le décret du 05 décembre 2020 sur la prime d'équipement informatique : « Une prime d'équipement informatique est attribuée aux psychologues de l'éducation nationale stagiaires et titulaires et aux enseignants stagiaires et titulaires relevant du ministère chargé de l'éducation nationale, qui exercent des missions d'enseignement, à l'exception des professeurs de la discipline de documentation » (6).

Peu importe la couleur politique, de nombreux sénateurs et députés interpellent régulièrement les différents ministres de l’Éducation Nationale sur les conditions de travail et la reconnaissance du métier de professeur documentaliste. Cet enseignant qui, d'après le député Marc Le Fur, forme les élèves « pour en faire des individus, citoyens en devenir, qui prennent toute leurs places au sein d'une société dans laquelle la culture de l'information et des médias est une condition indispensable à leurs libertés, et à l'exercice de leurs droits »(7). Malheureusement, cette différence de traitement des professeurs documentalistes existe depuis longtemps. Pourquoi vouloir absolument montrer que les professeurs documentalistes ne sont pas des enseignants comme les autres et qu'ils ne méritent pas d'être les égaux de leurs confrères des autres disciplines ?

Une méconnaissance du métier de professeur en documentation ?

Lorsque Jean-Michel Blanquer est interrogé au Sénat pendant la séance du 28 novembre 2020 sur l'omission des professeurs documentalistes de la prime informatique, la sénatrice de la Drôme Marie-Pierre Monier demande si cela traduit une méconnaissance de leur statut et de leurs missions quotidiennes (8). La réponse du ministre est déconcertante. Effectivement, pour M. Blanquer « la nature de cette prime fait que nous l’avons réservée aux professeurs qui sont devant des élèves ».

Pourquoi pense-t-il que les professeurs documentalistes ne sont pas devant des élèves? Si l'on se renseigne auprès des inspecteurs académie-inspecteurs pédagogiques régionaux d'établissement et vie scolaire (IA-IPR EVS) qui sont en charge des professeurs documentalistes, on découvre que tous les rendez-vous de carrière* se font toujours lors d'un cours devant élèves **. Les IA-IPR EVS ne font que vérifier que les professeurs documentalistes mènent à bien leur première mission : « Les professeurs documentalistes, enseignants et maîtres d'œuvre de l'acquisition par tous les élèves d'une culture de l'information et des médias »...« Ils interviennent directement auprès des élèves dans les formations et les activités pédagogiques de leur propre initiative ou selon les besoins exprimés par les professeurs de discipline ». La réponse du ministre apparaît en décalage avec les textes officiels.

Second argument du ministre, le traitement des professeurs documentalistes doit être spécifique car leur « rôle est particulièrement important ces derniers temps, y compris sur les sujets numériques. Ils sont en effet souvent le référent numérique de leur établissement ». Pourquoi faire un parallèle entre les missions du professeur documentaliste et les missions du référent numérique ? Il est vrai que le poste de référent numérique est facilement proposé au professeur documentaliste du fait de son bagage théorique pour les technologies du numérique.

Mais le rôle de référent numérique n'entre pas dans les missions du professeur documentaliste (10). Le référent numérique exerce une mission avec l'attribution d'une Indemnité pour mission particulière (IMP). Un professeur d'une autre discipline faisant fonction de référent numérique ne sera pas exclu de la prime informatique. Pourquoi cet argument ? Le trouble se poursuit avec Jean Michel Blanquer qui donne l'exemple d'une « professeure documentaliste [qui] a joué un rôle essentiel pour permettre un bon usage du numérique à distance » démontrant ainsi la possible nécessité d'une prime informatique pour pouvoir s'équiper.

Il y a une incompréhension entre le ministre et ses professeurs documentalistes. Jean Michel Blanquer montre le souhait de traiter différemment les professeurs de la discipline de documentation à la hauteur de leur "importance" et de leur "spécificité". Pourtant, malgré certaine annonce, le discours du ministre naturalise la différence salariale entre les professeurs documentalistes et les autres.

La volonté d'être traité différemment ?

Le 1er décembre 2020, l'association des professeurs documentalistes de l’Éducation Nationale (APDEN) a participé à une réunion en visioconférence avec Isabelle Bourhis du Cabinet du ministre de l’Éducation Nationale et Marc Estournet de la direction générale des ressources humaines (DGRH) pour évoquer le malaise des professeurs documentalistes subissant une fois de plus une mesure dérogatoire vis-à-vis de leurs collègues des autres disciplines et de l'incompréhension d'une profession spécialiste de l'information et des médias qui travail énormément chez elle.

Afin d'évacuer tout malentendu, Mme Bourhis explique que la ligne retenue pour l’attribution de la prime est liée à l'équipement informatique sur l'établissement. Pour le cabinet du ministre, les professeurs documentalistes sont équipés d'un poste informatique sur leur lieu de travail et donc la prime irait aux enseignants non doté d'un équipement informatique. Une argumentation complétée par le fait que les salles de classe sont souvent équipées d'un ordinateur pour le professeur mais que l'équipement n'est pas rattaché à un enseignant (11).

L'argument est compliqué à contrer : il est très difficile de trouver des chiffres ou des documents pouvant valider ou non les propos de Mme Bourhis. Les budgets alloués aux établissements scolaires dépendent de différentes collectivités locales (département pour les collèges, région pour les lycées).

Pour l'écriture de ce billet, nous avons cherché des renseignements sur l’équipement informatique pour les professeurs. Nous n'avons trouvé que très peu de données. Les seuls chiffres du ministère et des collectivités sont ceux de la mise en place des espaces numériques de travail (ENT), plateforme utilisée pour communiquer entre élèves, enseignants et parents, et les plans pour équiper l'intégralité des élèves français en équipement numérique (ordinateur portable ou tablette numérique).

On ne peut que faire des suppositions sur l'équipement de la totalité des enseignants. Prenons l'article diffusé par le ministère de l’Éducation Nationale ayant pour titre L'utilisation du numérique à l'École (12) : d'après le document, plus de 92% des enseignants utilisent le numérique pour construire des séquences d’activités en classe dans le 2nd degré, 100% des lycées et 90 % des collèges sont pourvus d'un ENT et le document rappel que « l'équipement des écoles, collèges et lycées a progressé au cours de ces dernières années. Tous les enseignants sont concernés par l'usage des outils propres au numérique et son intégration dans les pratiques pédagogiques ».

Si on se renseigne sur le terrain, tous les professeurs, professeurs documentalistes inclus, sont équipés de la même façon : dans les salles de classes chaque bureau de professeur est équipé d'un ordinateur pour l'enseignant. Chaque enseignant s'y connecte à l'aide d'identifiant qui le mène vers une session attribuée. Aucun professeur ne possède son propre poste informatique et c'est valable pour les professeurs documentalistes. Le professeur documentaliste utilise simplement sa session professionnelle sur un ordinateur au bureau de l'enseignant. C'est souvent le choix des établissements scolaires afin de pouvoir appliquer le règlement général sur la protection des données (RGPD).

L'argument de Mme Bourhis pourrait être retenu par les professeurs documentalistes si tous les professeurs avec une salle attribuée étaient exclu du décret.

Par la suite, le cabinet du ministre informe qu'il y aura un versement équivalent à la prime sur un autre dispositif de rémunération. Le message se veut rassurant. Mais l'APDEN rappelle que ce n'est pas qu'une question d'argent. Cette entrevue montre encore que du point de vue du ministère, le professeur documentaliste n'est pas un enseignant comme les autres. Les professeurs documentalistes souhaitent être clairement et significativement inclus dans l'appellation "tous les enseignants" et demandent que l'institution soit garante du respect et de l'égalité de l'ensemble des professeurs.

Un professeur invisible ?

Face à cette situation, les professeurs documentalistes se mobilisent avec l'aide des syndicats. Le 17 décembre 2020, une journée nationale du professeur documentaliste est organisé sur plus de 500 établissements scolaire du territoire métropolitain (13). Un appel à la grève pour le 26 janvier 2021 est organisé pour la revalorisation des personnels de l’Éducation Nationale.

A l'heure où le numérique prend une place énorme dans notre société soulevant des problèmatiques aussi variées que le pouvoir des GAFAM, la 5G, la neutralité du net, la place des réseaux sociaux dans la diffusion d'une information souvent peu vérifiée et peu soucieuse de l'éthique, les experts de l'information et de la communication que sont les professeurs documentalistes ont un rôle central dans la société. Il est même étonnant que les médias restent silencieux sur le traitement de ces professeurs et sur le sujet de l'éducation aux médias et à l'information (EMI).

Rares sont les enfants qui, avant l'âge de 10 ans, cherchent par leurs propres moyens à s'informer sur les évènement du monde. Pourtant ces informations envahissent leur quotidien quelque soit leur age et sans démarche de leur part. A l'école, sur les réseaux sociaux, entre copain, à la une des journaux ou lorsque la radio ou la télévision sont allumées à la maison. Comment les préserver autant que possible en les accompagnant dans leur découverte du monde et en les préparant à devenir des citoyens ? (14) Ces propos viennent de l'introduction de l'émission Grand Reportage d' Aurélie Kieffer sur France Culture. Lors de cette émission sur l'actualité de 2020 vu par les enfants, le reportage montre qu'aborder les sujets d'actualité avec les enfants est particulièrement compliqué mais nécessaire. Anne Cordier, invitée de l'émission et maîtresse de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication à l'université INSPE (Institut national supérieur du professorat et de l'éducation) de Rouen Normandie, auteure de l'ouvrage Grandir connectés (2015), répond à la question « Qui pour faire ce travail d'éducation à l'information ? » : « l'éducation à l'information et aux médias suppose des compétences et une expertise. la grande chance qu'on a en France dans le second degrés, c'est qu'on a des spécialistes de l'information et des médias au collège et au lycée qui sont les professeurs documentalistes qui ont un CAPES dans cette discipline. Nous avons des forces compétentes pour accompagner l'éducation à l'information et aux médias. »

Il y a 30 ans, le service public qu'est l'éducation nationale à créé un concours pour mettre en place des enseignants pour former nos enfants à avoir une pratique citoyenne et éthique de l'information et des médias mais sans lui donner d'heure de cours obligatoire, sans programme officiel. Cela fait des décennies que les gouvernants affirment officiellement l'importance des professeurs de la discipline de documentation tout en les traitant différemment officieusement : pas d'agrégation, moins de perspectives, moins d'évolution de salaire, salaire inférieur pour un travail similaire aux professeurs des autres disciplines. Il est temps d’arrêter de voir qu'un documentaliste, chargé de la gestion du centre de documentation et d'information mais de considérer un professionnel et pédagogue dans l'éducation aux médias et à l'information. Finissons en avec la dame du CDI pour enfin donner sa place au professeur documentaliste. 


*Anciennement les inspections.

**comme le stipule le guide du rendez-vous de carrière des personnels enseignants, d'éducation et psychologues de l’Éducation Nationale : le professeur documentaliste doit Concevoir, mettre en œuvre et animer des séquences pédagogiques prenant en compte la diversité des élèves"(9) Pour ceux qui pensent que l'inspection est différente des autres disciplines, le guide dit pour les autres enseignants qu'ils doivent : "Construire, mettre en œuvre et animer des situations d'enseignement et d'apprentissage prenant en compte la diversité des élèves."

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