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(Le square Amélie-Doublié à Reims- fin des années 90 ou début des années 2000)
La dernière fois que j'ai écrit à un ami décédé, c'était au Seb, il y a déjà plus de sept ans.
C'était quelques années après que tu aies toi-même rendu hommage à un autre pote perdu de vue et disparu, qu'on appelait tous le Tof.
Aujourd'hui de nous quatre il ne reste que moi parce que toi mon ami le Bapt', tu n'es plus non plus.
Je ne suis pas le dernier de cette bande qui hantait les squares de l'avenue de Laon, les terrasses de la place d'Erlon les jours de paie ou encore les tournois de belote des rades de l'avenue Jean Jaurès. D'autres sont encore là: Nat est du côté du Clairmarais, Fred a bougé un peu plus loin à Saint-Brice, Jean-Robert est quelque part et moi j'ai atterri à Bordeaux. Quant à Manu, il vit toujours au milieu des rues grises évoquées plus haut et crois-moi, il n'y voit aucune poésie.
C'est notre ami Ben, arrivé dans le sud-ouest l'année passée, qui m'a appris la mauvaise nouvelle quelques jours après ton décès. Ma mère est allée fleurir le marbre et quand elle m'a envoyé la photo du lieu où tu reposes désormais auprès des tiens, je me suis rappelé de nous il y a une quinzaine d'années au même endroit, toi te recueillant silencieusement devant la sépulture de ta grand-mère partie quelques années plus tôt et moi fumant une cigarette près de l'entrée de ce cimetière balayé par les vents, situé à l'écart d'un village près de Reims, près de chez nous.
Notre amitié n'était pourtant pas gagnée d'avance. Tu adorais Brassens mais détestais sa chanson "Mourir pour des idées" alors que c'était une de mes préférées. Tu trouvais ça beau de mourir pour des idées et moi je trouvais ça dommage, comme Brassens. Tu te montrais toujours tendre envers les anars, jusqu'à les idéaliser quand moi j'avais le regard porté vers les mystiques. Quand je te parlais de Roumi ou de Saadi, tu en admirais la poésie mais tu laissais la notion de foi de côté. Tu me répondais avec des épisodes de la Commune et je te répondais que les seuls anars que j'avais croisés à Reims étaient les gars de bonne famille du Centre-ville, des mecs qui avaient 500 balles de l'époque à amuser dans une paire de Dock Martins rouge et qu'on voyait toujours se pointer aux manifs dans le seul but de draguer les filles. Et pendant ce temps nous, nous allions nous casser le dos aux vendanges.
Mais tu voulais en être, tu n'en démordais pas. Je me souviens de cette fois où nous sommes venus te rendre visite à Nancy pendant tes études. Ca faisait des mois que tu me serinais avec un bar de gauchistes où tu voulais absolument nous emmener. Pourquoi pas? Après tout moi aussi je penchais méchamment à gauche à défaut d'avoir du succès avec les filles des manifs. Bam! A peine arrivés j'avais remarqué que le demi valait le double du tarif affiché dans n'importe quel bistrot de quartier où nous avions nos habitudes à Reims. Et je ne parle pas des petits fours servis pour accompagner l'exposition d'un artiste local. On se serait crus dans cette scène du film "La haine" quand les lascars se retrouvent au milieu d'un vernissage artistique. C'était ça ton repère de gauchistes Lorrains?! Je t'ai vanné des années avec cette histoire et toi tu esquivais le sujet en me ramenant sur l'état d'esprit du lieu. Pour moi l'état d'esprit ne faisait rien si tout un chacun n'y avait pas accès, et on repartait alors sur un débat sans fin qui se terminait généralement avec une sévère biture (là-dessus on était d'accord ;)).
L'ultime fois où nous nous sommes vus, je crois que c'était pour tes trente ans, tu avais organisé une petite fête dans la ferme du Bonheur de Roger des Prés, à Nanterre. Nous avions quitté Reims quasi simultanément deux ou trois ans plus tôt et c'était la première fois depuis cet exode que nous nous retrouvions tous les trois avec le Seb. Les automatismes n'étaient pas revenus si naturellement, autant l'avouer. Je ne buvais plus d’alcool et en plus nous n'étions plus dans notre décor. Il manquait le canal sombre, les bancs publics et les parcs municipaux où nous traînions à l’époque des nuits entières. Il manquait la cathédrale et les bruits constants de la voie ferrée. Il manquait Reims.
Nous avions suivi nos chemins, rien de négatif dans tout ça. Nous nous donnions des nouvelles, une fois par mois, une fois par untel, puis une fois par an jusqu'à ce qu'untel disparaisse lui-aussi, puis quasiment plus... La géographie nous avait eus voilà tout et il suffisait de le reconnaître pour que ça passe. Le souvenir du bon vieux temps me suffisait, je le reconnais.
Je ne t'en ai donc pas voulu de ne pas m'avoir appelé lorsqu'après ton succès soudain avec A la ligne, ta tournée des librairies t'a amené à Bordeaux. Nous nous serions probablement retrouvés dans une espèce de gêne que tu as su nous éviter. Et puis après tout je n'avais qu'à venir comme tout le monde faire dédicacer un exemplaire de ton livre. Je te l'avoue sans honte, tout ce que je connais de celui-ci je l'ai entendu sur le disque qui vient de sortir. Je n'ai pas besoin d'en savoir plus car ta sincérité au stylo et en humanisme ne saurait faire l'ombre d'un doute, je l’ai suffisamment vu à l’œuvre à l’époque.
Cette bienveillance sincère que tu avais constamment envers ton prochain restera d’ailleurs attachée à ta mémoire par chez moi. Tu l'as joliment mise en pratique professionnellement pendant tes années d'éducateur à Nanterre et connaissant tes talents en écriture, je ne fus pas surpris quelques années plus tard que tu fasses de cette expérience un bouquin avec les jeunes concernés.
Tu avais cette capacité à voir la bouteille à moitié pleine même lorsqu'elle était désespérément vide. Comme cette fois où nous venions de laisser nos dernières pièces pour une bouteille de sangria à l'épicerie de nuit de la rue Lesage avant que tu ne la fasses tomber par terre au moment où nous sortions. Pour deux noctambules imbibés de notre espèce c'était un drame. Trois heures du matin, plus une tune en poche, l'épicier qui nous hurle dessus et ne veut pas nous remplacer la bouteille, limite qui veut nous faire nettoyer l'entrée de son antichambre de l'enfer. Et nous deux qui repartons finalement en titubant pour se finir avec un flacon de Ricqlès qui traînait chez moi. C'est dire si on avait de la suite dans les idées.
Je me souviens aussi de cette fois où tu avais voulu m'accompagner à Rouen car j'avais un entretien là-bas pour un boulot que je n'ai finalement pas eu. Nous nous étions arrêtés sur le chemin du retour dans cette célèbre clairière près de Compiègne. Tu étais déjà un passionné de 14 à l'époque et je n'aurais jamais eu l'idée de passer par là si tu ne m'en avais pas soufflé l'idée. Je me souviens que l'expression « orgueil de l'empire allemand » sur la grande inscription taillée dans la pierre t'avait saoulé, tu trouvais que ça n'avait pas sa place sur un site d'armistice censé promouvoir une fraternité (re)trouvée entre deux peuples.
C'est aussi toi qui me fis réellement découvrir Barbara, surtout ses chansons Drouot et Les boutons dorés pour lesquelles tu avais une particulière affection. En échange je t'avais fait découvrir Où est-il ? de Fréhel et Elle fréquentait la rue Pigalle de Piaf. Personne ne perdait au change dans cette histoire.
C'est de tout cela dont je me suis soudain rappelé ce matin, après que tu sois apparu dans mon ultime rêve de la nuit, au petit matin. Tu me regardais avec un sourire bienveillant mais je voyais autre chose dans ton regard, quelque chose qui m'inquiétait. Tu savais maintenant quelque chose que je ne savais pas encore et honteusement je crois que j'en ai ressenti de la jalousie dans mon sommeil, c'est ce sentiment qui m'a réveillé.
Je me suis alors dit qu'il était temps que je t'écrive, toi qui as rejoint le secret tandis que nous sommes encore là ignorants, affectés mais vivants, heureux de ton souvenir.
Tu es passé de l'autre côté.
Je te souhaite, le Bapt', d'y reposer en Paix.
Julien A. Djân