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Billet de blog 9 avril 2022

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L’été meurtrier

Une impasse pleine de boue et de mégots de cigarettes, un attroupement de gueules cassées qui me regardent passer en cherchant à m’accrocher des yeux... Quelqu’un s’énerve et jette une boule de pétanque contre le mur : Il est interdit de consommer de l’alcool dans la structure. J’ai passé quelques années à accueillir les gens de la rue au fond de ce cul-de-sac. Je ne risque pas d'oublier.

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Illustration 1
L’impasse



Été 2002

Il y eut une saison particulièrement morbide dans ma ville, touchant le monde des gens de la rue ainsi que les bénévoles et les professionnels qui les côtoyaient. C’était un été.

Le premier à en faire les frais fut Régis. Il avait un penchant pour la boisson et un parcours que nombre de personnes sans-abri de plus de quarante ans connaissaient bien.

Un jour, il était tombé. Il avait perdu sa femme et son boulot pour se retrouver à la rue en costard. L’air soigné mais avec le nez rouge.

Parfois, une lueur mauvaise traversait son regard, surtout quand un jeune la ramenait trop devant lui ou ne respectait pas le règlement de la structure. Comme il n’en imposait pas trop, ça s’arrêtait là mais j’avais bien observé à force de le voir au quotidien qu’avec un coup dans le nez, l’homme pouvait devenir agressif. En général, il restait à peu près sobre la journée et par respect pour le personnel du foyer, il savait se comporter.

Il était de l’ancienne école, celle où l’autorité n’est pas remise en cause dès lors qu’elle est juste et où on regarde ailleurs quand on reçoit gratuitement quelque chose.

Il avait pour habitude de traîner avec un camarade de sa génération, un solide gaillard qui avait longtemps travaillé sur des plateformes pétrolières avant de revenir en France où rien ne l’attendait. Ensemble ils avaient pris sous leur coupe un jeune gars qui avait l’air décidé à ne pas rester trop longtemps à la rue, un orphelin à la tête dure, motivé pour reconstruire ce qu’il avait perdu : une famille.

Tous les trois se soutenaient, restaient propre sur eux mais avaient un peu de mal à s’occuper car quand on n’a pas de logement et pas une tune, le temps s’écoule très lentement. Ils cherchaient du travail, vaquaient à leurs démarches et passaient nous voir pour boire un café mais tout ça ne suffisait pas à meubler les journées. Alors sur le coup de 16h00, ils se dispersaient et s’en retournaient vers leurs affaires privées ou allaient se chercher un coin discret pour pleurer. Le soir, ils se retrouvaient devant l’accueil d’urgence de nuit.

Un soir Régis manqua au rendez-vous. Pour le voir, il aurait fallu se trouver dans un café du centre-ville où il avait conservé ses habitudes d’avant. Peut-être alors aurait-on su pourquoi il essaya de s’interposer dans une bagarre entre deux piliers accoudés au bar, et surtout si le motif en valait la peine. Car c’est ainsi qu’il reçut le coup de poing qui à défaut de lui être destiné, envoya sa tête se cogner sur l’arête de la petite marche qui longeait le comptoir. 

Il venait de tomber une deuxième fois.

Il partit sans être sorti du coma.

Puis il y eut Patrick, qui était également un gars qui présentait bien. Il avait la quarantaine et des lunettes qui lui donnaient un air un peu intello. Un jour il m’avait dit qu’il avait un frère philosophe « passé dans le temps chez Pivot ». Ça devait être de famille.

Il passait son temps assis dans un coin de la salle, à observer les autres avec une cigarette pendue aux lèvres. De loin, il avait le profil d’une proie facile pour les fauves de la jungle urbaine mais il suffisait de croiser son regard pour voir qu’il était complètement détaché de tout ça. C’était ce genre d’homme qui, un flingue sur la tempe, aurait dit au mec : « Vas-y, tire, pourquoi pas ? Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? Je suis en manque d’expérience nouvelle, tire donc ! ». A vous décourager un régiment de bandits. Du coup, rares étaient les mecs à venir lui demander ne serait-ce qu’une cigarette, dont il était pourtant toujours largement pourvu. Ceux qui ont le sang chaud n’aiment pas les regards froids.

Parfois Patrick venait se greffer à une partie de tarot histoire de passer le temps, puis il retournait s’asseoir dans son coin. Pendant quelques temps, il s’acoquina même à la surprise générale avec Marie-Paule, une femme pas très propre et qui avait le mental d’une enfant. Grâce aux recherches d’une collègue et à la compassion d’un propriétaire sympa, il finit par prendre un petit studio en location et s’en fut terminé pour lui des dortoirs collectifs dans les foyers d’urgence, des ronflements, des odeurs de sueur et de la crainte de se faire piquer son sac.

On aurait pu penser qu’il allait continuer à s’activer et repartir sur de bonnes bases. Au lieu de ça, il continua de venir à l’accueil de jour. Toujours à la même place, toujours le même air, toujours le poids de la vie et du ciel sur la tête. Qui sait ce qu’il attendait ? Puis brusquement il ne vint plus. On se rappelait de lui autour de la table de cartes et Marie-Paule poussait un petit soupir tandis qu’un autre qui l’avait vaguement connu disait que maintenant qu’il avait une clé, il nous snobait.

On croit qu’un gars a juste besoin d’un toit et bien souvent, on se plante.

Quand la nouvelle se répandit qu’il avait été retrouvé pendu, on cessa complètement de l’évoquer. C’était inutile car on se mit à penser à lui tellement fort que les jours suivants, certains jetaient des coups d’œil vers le coin de la salle où il s’était assis pendant des mois  comme pour vérifier s’il n’était pas là, à observer de biais nos tronches d’enterrement.

Le propriétaire du studio, toujours sympa, le proposa en location à un autre gars de la rue qui, au courant de l’histoire, accepta malgré tout de s’y installer.

A reculons.

En ce triste été, Daniel fut le dernier à partir. Il était de ces gars qu’on avait toujours plaisir à voir débarquer dans la salle. Pourtant d’extérieur il ne payait pas de mine, ce n’était rien de le dire. Il avait connu les années hippies et avait pas mal vadrouillé. Peut-être même avait-il fait Woodstock. Le problème, c’est qu’il y était encore. Il était resté perché comme on dit.

Il avait les cheveux longs, roux et très gras. Son visage était complètement bouffi par l’alcool. Il portait un vieux perfecto dans lequel ses membres flottaient. Ses doigts étaient devenus oranges jusqu’à la base des phalanges à force de fumer des cigarettes roulées. Il était ce qui se rapprochait le plus de l’image qu’on se fait d’un clochard, mais sa bonne humeur et sa culture renvoyaient son apparence en élément secondaire. Pour peu qu’on ait pris le temps de parler deux minutes avec lui évidemment.

La plupart des 18/25 ans ne pouvaient pas le blairer et lui montraient bien. Ils nourrissaient une aversion instinctive pour ceux qui ne savaient pas rester propre et pourtant, j’en avais vu certains parmi eux s’échanger leur brosse à dents. Il ne leur en tenait pas rigueur. Quand l’un, moins regardant que les autres, se décidait finalement à l’approcher pour lui demander un peu de tabac, il le faisait s’asseoir et se montrait plein de compassion. Il n’acceptait pas que des gars aussi jeunes se retrouvent dans une impasse pareille. Lui, à vingt ans, on devait le croiser souriant allant sur les chemins.

Tout le monde au foyer avait pris l’habitude de l’appeler « le Duc », en référence au film « The Big Lebowski » qu’on avait regardé tous ensemble un dimanche après-midi. Les gars avaient trouvé qu’il ressemblait au personnage principal, en version rue. Ça le faisait beaucoup rire et il en profitait pour glisser quelques anecdotes sur l’époque où il voyageait aux Indes. Puis il se recroquevillait en silence, le regard immobile. Il revivait son passé, sous nos yeux, et on devinait presque aux expressions que prenaient son visage quel genre de souvenir il était en train de se remémorer. Quand il pleurait, peut-être pensait-il à sa fille qu’il mentionnait de temps en temps, sans qu’on sache s’il l’avait vu un jour.

Malgré son apparente déchéance, il ne dormait plus dehors depuis un bail. A cinq cents mètres de l’accueil de jour, au cœur des usines désaffectées de l’ancienne zone industrielle et à deux pas des caravanes des sédentaires, un hôtel-pension demeurait encore debout, vestige d’un passé où l’économie tournait encore dans le coin. Le propriétaire n’ayant plus de client, il lui avait loué au mois une des chambres. On n’aurait pas pu trouver un endroit plus paumé pour s’installer, et notre Daniel s’était perdu il y a bien longtemps… C’est là, au milieu de ce no man’s land qu’il fut emporté dans un incendie.

Les journaux nous apprirent qu’une cigarette mal éteinte était à l’origine du sinistre. La rue, comme à son habitude, colporta des rumeurs improbables.

Pour ma part après ces trois mois endeuillés par autant de décès, je n’étais plus sûr que d’une chose :

L’été, on ne meurt pas de froid…

Julien (A. Djân)

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