
Agrandissement : Illustration 1

Été 2002
La ville est grise et la fumée s’échappe de la cheminée d’une usine qui surplombe le quartier. A 200 mètres vers le nord, il y a le terrain des caravanes. A 300 mètres à l’ouest, c’est la prison. Quand je vais au boulot je fais un détour par les ruelles du quartier pour ne pas passer devant, parce que parfois je me sens un peu fatigué de cet environnement. Le foyer est au bout d’une impasse qui domine la voie ferrée. L’ancienne Biscuiterie, fermée, nous fait face de l’autre côté avec ses murs gris délavés, ses fenêtres cassées et son toit éventré. Tu vois dans quel décor on nous avait mis…
Tous les jours, quelques-uns de nos accueillis se serrent les uns les autres contre la grille de l’ancien atelier de garagiste que l’on a transformé en accueil de jour. Ils savent pourtant qu’il va bien falloir nous laisser passer, moi ou une collègue, pour qu’on puisse ouvrir mais ils ne bougent pas. Il y a un enjeu terrible derrière tout ça : la machine à laver. Premier arrivé, premier servi. Et il n’y aura pas plus de 3 machines qui tourneront dans la journée, rapport au sèche-linge qui sinon n’aurait pas le temps de sécher les vêtements avant l’heure de fermeture.
J’arrive donc au bout de l’impasse et je les vois s’agglutiner avec leurs sacs devant la porte. Le tableau est tristounet et m’émeut un peu, mais pas plus de deux secondes je t’assure. Il n’est pas neuf heures du matin et il est probable que des claques aient déjà été distribuées par un gaillard quelconque à l’esprit dominateur, arrivé après les autres mais qui par principe ne laissera personne laver son linge avant lui. Les autres restent à l’écart, à l’abri des chamailleries de rue dont on ne peut jamais connaître l’issue.
Après avoir évité tant bien que mal les flaques de boue, j’arrive enfin devant l’attroupement. Je sers la main de ceux qui sont restés en retrait. J’entends déjà les premiers commentaires :
- C’est moi le premier sur la machine Julien !
- T’as pas ramené de croissants ?!
- Bon tu l’ouvres la porte, il caille là ?!
Tu parles, on est en plein mois de juin. Je respire un grand coup et je me jette dans la mêlée pour atteindre la serrure du rideau métallique. Les insultes fusent entre ceux qui ne veulent pas se faire piquer leur place pour la machine, ceux qui gueulent juste par habitude et enfin ceux dont j’écrase allégrement les pieds pour pouvoir atteindre mon but.
Cà y est, le rideau se lève, la porte s’ouvre et je n’ai pas le temps de profiter de l’odeur âcre qui imprègne les lieux que déjà, j’ai le droit à un début de bagarre dans l’entrée. Je sépare les protagonistes tant bien que mal, pas aidé par ceux qui veulent atteindre la pièce principale en me bousculant. Par chance, une de mes collègues arrive et va s’occuper de lancer le café.
Je me retrouve entre deux costauds qui se défient des yeux maintenant que les premiers coups sont partis. Rien de méchant pour le moment à vrai dire, plus du « Pousse-toi de là ! » qu’autre chose. Nous sommes dans l’encadrement de la porte de la salle-de-bains où se trouve la fameuse machine. Le premier, François, est un gaillard d’au moins deux mètres avec des bras aussi large que ses mains, ce qui donne l’impression qu’il n’a pas de poignet mais des troncs d’arbres à la place. Il est aussi attachant que difficile à raisonner lorsqu’il a une idée en tête. Dans ces cas-là il devient tout rouge, on a l’impression qu’il gonfle et qu’il va éclater. Lorsqu’enfin ça arrive, on retrouve généralement le début d’un trou dans le mur. Puis la tension redescend et alors seulement, il commence à se masser la main. C’est un grand malade. Pour tout dire, la première fois qu’il a débarqué au foyer quelques mois plus tôt, il tirait une charrette contenant toutes ses affaires - tente, vêtements, réchaud à gaz - avec pour projet d’aller dans le sud à pied, où soi-disant l’attendait un boulot. Il avait réussi à embarquer un gars de son bled dans sa galère. Le mec n’avait pas tenu et l’avait laissé tomber, il s’était barré pendant la première nuit. Depuis il zone dans la ville. Parfois je me demande ce qu’est devenue la charrette, il aurait pu en tirer un bon prix aux Puces du dimanche. Il porte sur lui le maillot d’une équipe de football américain, et il veut absolument qu’il soit lavé aujourd’hui pour qu’il puisse le porter dans les rues lors de la fête de la musique, qui se déroule le soir même.
Celui qui lui fait face, Tony, est beaucoup plus petit et surtout plus censé. Il n’a pas vingt ans et attend un jugement pour une bêtise depuis quelques mois. Il fait des cauchemars à l’idée d’aller en prison. Un jour j’ai appris qu’il lui était arrivé des trucs quand il était petit. Il est fragile mais n’est pas du genre à se laisser faire. C’est un gars que je connais pour être sincère et ne pas perdre de temps à s’embrouiller pour des broutilles. Son argument pour la machine est qu’il était là le premier ce matin devant la porte.
J’explique à François qu’en lavant son linge en second, il restera assez de temps pour qu’il le récupère propre et sec avant d’aller flamber à la fête de la musique. J’ai l’impression de parler à un môme dans le corps de l’incroyable Hulk. Il bombe le torse à n’en plus finir. Je le pensais pourtant capable de comprendre cette logique. Je soupçonne que cette histoire de machine ne soit qu’un prétexte à un différend qu’il nourrirait envers Tony, pour un autre motif qui me serait inconnu.
Un troisième gars, Karim, vient se mêler de l’histoire parce que lui était le premier arrivé pour prendre sa douche, laquelle se trouve dans la même pièce. Pour cette raison, il aurait besoin qu’on se décide à lancer la machine, qu’il puisse enfin fermer la porte derrière nous et avoir un peu d’intimité. Pendant que je l’écoute, Tony en profite pour mettre son linge dans la machine sous le nez de François qui rumine toujours. J’ai envie de les enfermer tous les trois dans la salle-de-bain, qu’ils se savatent un bon coup et qu’on en finisse, mais j’ai peur que François fasse des trous dans le mur à coups de poing pour sortir.
On en est là quand apparaît Justine. Aux dernières nouvelles, elle est la copine de Tony depuis quelques jours. C’est une jeune femme qui traîne dans la rue depuis un bon moment et dans ce monde essentiellement masculin, elle occupe une place importante. Elle est mystérieuse pour beaucoup, les gars la soupçonnent d’être de bonne famille et de chercher à s’encanailler en traînant dans la rue, ce qu’elle fait depuis un moment. On apprend parfois qu’elle a été hospitalisée en psychiatrie. Elle finit toujours par revenir.
Au moment où je la vois arriver au bout du petit couloir, il me revient à l’esprit qu’avant d’être avec Tony, elle était sortie avec François. D’un coup, je comprends mieux les étincelles que suscite cette histoire de linge sale entre les deux hommes. Ce que je comprends aussi, c’est qu’elle est en train de donner la main à la solution de mon problème, en l’occurrence un dénommé Johnny qui n’est pas le genre de type qui s’encombrerait de convenances pour draguer ta femme si l’envie lui prenait.
Mes deux lascars assistent à la scène, interdits, tandis que Karim derrière, visiblement au courant de l’histoire, se marre en silence.
Un ange passe, au ralenti.
Justine leur jette un coup d’œil, il y a une vraie tendresse dans son regard à l’égard de ses deux « ex », quelque chose qui veut dire à propos de ce Johnny : « C’est lui que mon cœur a choisi, désolé les gars». On se croirait dans une chanson d’Edith Piaf.
François et Tony sont toujours bouche bée. Je profite de ce moment de flottement pour fermer la machine tout en surveillant Tony du coin de l’œil, des fois que lui prenne l’envie d’aller s’expliquer avec Johnny. L’air de rien il vient de se faire soulever sa copine, lui au moins avait attendu qu’elle quitte François avant de la courtiser. C’est du moins ce que raconte la rue et même si ça ne m’intéresse pas, elle ne me laisse pas le choix de ce que je dois entendre.
Je mets la machine à laver en route et François semble alors revenir à lui. Il est dégonflé, il est passé à autre chose. Il regarde Tony, qui vient de s’adosser au mur de la salle-de-bain en soupirant : néo-cocu et bientôt néo-condamné. Pour un peu il le plaindrait. A la rue sur tous les tableaux. Le spectacle est touchant, je dois dire.
- Bon, ça vous dérangerait de sortir maintenant, que je puisse me doucher ?! nous lance enfin Karim qui commence à faire tomber chemise et pantalon.
Il est temps en effet d’aller dire bonjour au reste de l’assistance.
- Allez venez, on va se boire un café et se taper une belote.
C’est tout ce que je trouve à dire à mes deux lascars à l’allure de chiens battus pour qu’ils me suivent.
Apparemment ça leur convient.
Julien (A. Djân)