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Billet de blog 24 décembre 2023

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L’âme slave

Une impasse pleine de boue et de mégots de cigarettes, un attroupement de gueules cassées qui me regardent passer en cherchant à m’accrocher des yeux... Quelqu’un s’énerve et jette une boule de pétanque contre le mur : il est interdit de consommer de l’alcool dans la structure. J’ai passé quelques années à accueillir les gens de la rue au fond de ce cul-de-sac. Je ne risque pas d'oublier.

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Illustration 1


Hiver 2003

Cet après-midi-là, je devais prendre la relève de ma collègue Marie-Thérèse qui encadrait un groupe de trois gars de l’accueil de jour dans une grande surface. Nous étions en période de fêtes, il s’agissait d’emballer des cadeaux et de récolter la pièce pour ceux qui participaient. Le truc classique. Ce qui l’était moins, c’est l’état dans lequel je trouvais Marie-Thérèse en arrivant : en panique. A peine avais-je salué tout le monde qu’elle me prit à part :

 - Julien, il faut que tu ailles récupérer Pierrot, il est au comptoir de la brasserie.

- Bourré ? Demandais-je.

Elle fronça nez et sourcils. Si je comprenais bien ça n’allait pas tarder. Elle venait de passer un quart d’heure à essayer de le raisonner, en vain. Elle m’expliqua qu’il venait d’apprendre le décès de son ex-épouse, partie quinze jours plus tôt sans que personne ne l’ait informé et pour cause, il passait son temps à errer dans les rues avec ses compagnons de galère. Injoignable et introuvable à moins d’avoir des relations dans la zone, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Ce qui l’avait achevé, à en croire ce qu’avait compris Marie-Thérèse, était qu’elle soit morte d’un cancer qui la rongeait depuis un moment, ce qu’il ignorait également.

Je posais ma veste sur le dossier d’une chaise et me préparais à accomplir la mission qui m’était dévolue. Quelques personnes attendaient pour l’emballage de leurs cadeaux et commencèrent à se plaindre en me voyant quitter le stand que je venais à peine de rejoindre. Elles pensaient que j’allais m’occuper d’elles et montraient leur mécontentement en soupirant ou en balançant des « C’est pas possible !» voire des « Ils foutent vraiment rien ! ». Evidemment quand on relevait la tête il n’y avait plus personne… D’accord pour faire la queue un quart d’heure à la caisse et lâcher deux ou trois cents euros poliment mais incapables d’attendre cinq minutes qu’on emballe leurs cadeaux contre un euro symbolique. Je fis comme si je ne les avais pas entendues. Il était inutile de me fâcher dès le début d’après-midi sinon je n’allais pas finir la journée, la galerie commerciale était déjà bondée et j’allais devoir me les farcir jusqu’au soir. Et puis j’avais Pierrot à ramener. Sur terre dans un premier temps, et ensuite au stand éventuellement.

Pierrot était un gars d’une quarantaine d’années, très massif. De cœur aussi il était large. Une fille du foyer l’appelait régulièrement « Grand Nounours » et on voyait bien que ça lui faisait plaisir. Les cheveux tombant légèrement dans la nuque, il avait deux petits traits verts tatoués à l’épingle partant des coins extérieurs de ses yeux. C’était un dur au cœur tendre, le genre de gars qu’on pouvait croiser dans une vieille chanson de Renaud. Ma collègue et moi, il nous avait à la bonne. Marie-Thérèse parce que c’était une sainte de l’ancienne école et moi parce qu’il avait appris un jour que j’avais, comme lui, du sang slave. Depuis il aimait me voir traîner ma mélancolie naturelle, il disait que ça venait du pays même s’il ne savait pas trop duquel.

Baignant dans une odeur de crêpes au sucre, entouré de décorations scintillantes de Noël, je le trouvais comme prévu devant le comptoir d’un café de la galerie. Il noyait son chagrin en public et était en train de commander un double Martini au moment où j’entrais. Il en demanda un deuxième pour moi quand il me vit approcher. Ses yeux baignaient déjà derrière une cascade de Vermouth. Il était figé, le visage impassible mais le regard coupable, blessé par cette mort qu’il n’avait pas pu voir venir. Les larmes descendaient doucement le long de ses joues tandis qu’il faisait glisser le verre vers moi.

Evidemment je refusais. Mauvaise tactique, il s’empressa de le vider pour en recommander deux autres. J’avais déjà vu le bonhomme à l’œuvre devant le foyer et je savais qu’il avait de la descente mais quand même, il tenait un sacré rythme. Je savais cependant qu’il en faudrait bien plus pour qu’il se couche. Il mit sa main sur mon épaule :

- Dis-moi Julien, dis-moi qu’elle n’est pas morte ?

- Ecoute Pierrot, c’est pas de ta faute, tu…

Au milieu de la phrase il pressa mon omoplate de sa grande pogne. Je me tus. Ses yeux s’étaient fixés dans les miens et derrière la rivière de blanc, je voyais deux billes se rétrécir. Je crus que je venais de dire une connerie mais il me prit dans ses bras et répéta à n’en plus finir : 

- Dis-moi qu’elle n’est pas morte. Dis-le qu’elle n’est pas morte… Si j’avais su j’aurais été la voir…Dis-le moi qu’elle n’est pas morte.

A la fin il me suppliait et me secouait tout à la fois. Le problème est qu’il était sérieux, il voulait vraiment m’entendre lui dire ça. Incapable de mentir, je me contentais de l’écouter. Mon oreille était tout ce que je pouvais lui confier de vrai dans ce moment dramatique.

Si tu as déjà cherché à consoler quelqu’un après un décès, tu vois un peu de quoi je parle. Alors rajoute l’ivresse de décembre au tableau et imagine dans quelle dimension je me trouvais dans l’instant présent.

Le pauvre parlait de plus en plus fort, mélangeant les souvenirs avec sa belle, la honte de l’avoir laissée mourir seule et enfin sa peine… Quatre ans qu’il n’était pas allé la voir.

 - Dis-moi qu’elle n’est pas morte ! Dis-le-moi ! Répétait-il en pressant sa main gauche sur son cœur et l’autre sur mon épaule.

De temps en temps, quand il commandait un nouveau verre, je tentais de l’encourager : « C’est le dernier Pierrot, après on y va, on doit rejoindre les autres… ». Cause toujours. J’y retournais d’un timide : « Il faut que Marie-Thérèse y aille, je dois la remplacer, viens ». Parole, j’étais sans gêne. Le gars venait d’entrer en deuil et moi je lui parlais d’aller emballer des cadeaux de Noël. C’était vraiment surréaliste de nous retrouver dans cette situation, au milieu des lumières féériques, des décorations de fin d’année et des petits trains qui passaient en transportant des enfants dans la galerie. 

Après sept ou huit verres sur un laps de temps d’à peine plus d’un quart d’heure, il resta un moment la tête baissée, avec par moment des sursauts dont on ne pouvait savoir s’il s’agissait de sanglots ou de petits rires en souvenir de son amour passé. Je regardais un peu autour de moi et me rendis compte qu’on était au centre de l’attention de la salle. Le patron me regardait sévèrement. Je trouvais ça un peu injuste car je savais bien qu’en fin de compte, il comptait sur moi pour emmener l’ivrogne ailleurs. Visiblement ça n’allait pas assez vite pour lui. Je m’en foutais, ce n’est quand même pas moi qui les avais servis tous ces Martini. Qu’il essaie de le bouger un peu pour voir, on verrait s’il était plus efficace.

Et soudain, Pierrot se redressa. Si le patron l’avait oublié, il eut l’occasion de se rappeler que notre homme mesurait pas loin de deux mètres et devait avoisiner les 130 kilos. Il  paraissait gigantesque au milieu de la brasserie. Avec une fausse barbe et un vêtement adéquat, il aurait fait un magnifique Père Noël.

- Tu me laisses boire encore un Martini Julien et après on y va. Encore un double ! Dit-il à l’adresse du patron.

Celui-ci me regarda sans bouger, comme s’il attendait mon consentement. Il dut lire dans mes yeux quelque chose comme : « Si tu veux vraiment que je l’emmène, sers-le bordel ! ». C’est vrai quoi, j’en avais ras-le-bol. Je n’étais pas trop fâché après Pierrot, c’était la curiosité de l’assistance envers cette tristesse étalée au milieu de la liesse générale qui me mettait le bourdon. Le temps que je sorte de ma torpeur et c’est Pierrot qui m’attendait. Il avait bu son verre d’un trait et se tenait droit, prêt à retourner en découdre avec le papier d’emballage. Il laissa une partie de son RMI sur le comptoir et n’attendit pas la monnaie. Le « Grand Nounours » à l’âme slave était prêt.

Nous nous dirigeâmes vers le stand où Marie-Thérèse nous regarda arriver avec bienveillance. Sans rien dire, Marcel se mit en place, prêt à recevoir l’ours en peluche que lui tendait une mamie. Il affichait une mine triste et nostalgique. Si un joueur d’accordéon s’était pointé pour jouer à l’improviste un vieil air mélancolique, il serait tombé raide. Au lieu de ça, on eut droit à l’annonce au micro des promotions en cours dans le magasin. Cela sembla le ragaillardir, ce monde manquait vraiment de poésie, ça ne valait pas le coup de se foutre en l’air pour lui. Je vins me mettre à ses côtés et lui donnais un coup de main quand quelqu’un eut la bonne idée de nous donner un vélo d’enfant à empaqueter.

Personne ne sembla se rendre compte qu’il venait de vider l’équivalent d’une bouteille et demie d’apéritif dans la demi-heure précédente.

 Probablement parce que jusqu’au soir, il garda les secrets de son cœur et son haleine pour lui.

Julien A. Djân

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