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J’étais il y a quelques jours au volant de la voiture, avec ma femme et les enfants. La nuit était tombée et nous traversions Bègles par une longue rue étroite. Bègles est remplie de rues étroites avec des échoppes plus ou moins ravalées, mais nous en reparlerons si un jour j’écris une série de textes « en zone béglaise ».
Nous avancions donc tranquillement quand soudain une de mes filles a fait : « Oh, le Père Noël là-bas ! ». En effet, il y avait un Père Noël un peu plus loin sur la gauche. Il rebondissait contre les murs et je dus ralentir pour être sûr qu’il n’allait pas tomber soudainement sur la route au moment où nous passions. Imaginez le titre : « Le Père Noël se suicide en se jetant sous les roues d’une voiture : le conducteur du véhicule lynché par les enfants du quartier ».
Cela m’a replongé dans le passé et je me suis souvenu que l’un de mes premiers boulots avait justement été de jouer le rôle du Père Noël. Je devais avoir 17 ou 18 ans et l’un de mes amis dont le père travaillait au journal L’Union était venu me trouver pour me proposer ce travail.
Lui : – Ça ne durera que 5 jours.
Moi : – Je ne tiendrai pas 5 minutes.
Lui : – Mais si, en plus on va nous conduire partout dans Reims, ça sera dans les Tabac-presses, on restera qu’une heure dans chaque.
Moi : – Et si je fais le Père Noël, toi tu fais quoi ? On ne va pas être deux Pères Noël quand même.
Lui : – On ne sera pas ensemble. Tu sais combien il y a de librairies à Reims ? Il en faut bien 2. Et puis c’est bien payé, au Smic, avec un panier repas.
Moi : – Sérieux ? ok.
On découvrait le monde du travail, le Smic pour nous était un mot magique, on n’osait pas s’admettre que c’était quand même le minimum à nous filer. Braves gamins.
Me voilà donc Père Noël. J’étais en jean/baskets et pour le déguisement, on m’avait donné une simple veste rouge, un bonnet et une fausse barbe. Des années après je les avais encore dans ma chambre, complètement arrachés. Il faut dire qu’on m’avait jeté en pâture, soyons clairs. Un gars du journal me conduisait de librairie en librairie et arrivé sur place, les mômes devaient me ramener le coupon-réponse d’un jeu, en échange de quoi ils avaient le droit à une poignée de bonbons. Je me suis fait une bonne vingtaine de commerces sur la semaine : Quartier Europe, 3 Fontaines, Saint-Brice-Courcelles, la Verrerie… Grâce à Dieu, j’ai pu éviter celui de mon quartier.
A chaque fois, à peine débarqué, une ribambelle d’enfants me sautaient dessus, me tiraient la barbe, se servaient en bonbons… Le commercial chargé de me conduire était mort de rire : « Bon, je te retrouve dans une heure, Grand, hein ? » et il allait m’attendre au bar du coin.
Là où ce fut le plus dur, ce fut à Wilson, sur la place Mozart. Seigneur… Ceux qui ont connu ce bureau-tabac comprendront, les autres n’ont qu’à se faire une idée. Tu montais les marches du centre commercial, tout allait bien. Tu entrais dans la boutique, tu avais l’impression d’être dans une zone de guerre. Ne manquait que la carabine accrochée au mur. Remarquez si ça se trouve il y en avait une sous le comptoir. Mais ce qui me marqua le plus finalement – au sens propre du terme – ce fut le Berger Allemand qui se jeta sur moi à peine après que j’ai passé le seuil de la porte, et qui planta ses crocs juste à côté de mon entrejambe. Je crois que la couleur rouge qui m’habillait l’avait surpris et il était devenu hystérique. La boutique était tenue par deux couples très antipathique. L’un des deux types se mit à me réprimander pendant que les autres rigolaient. « Mais t’as rien, allez… mets-toi dans le coin là-bas et bouge pas. ». Sa femme renchérit : « c’est qu’il nous donnerait même pas un bonbon, avec ça ?! alors, il faut faire quoi pour en avoir ? On doit se servir ? ».
L’heure qui suivit fut un cauchemar. Les mômes qui venaient me voir étaient fliqués, se faisaient à moitié insulter par ces gens-là et ce fut la seule fois des 4 jours où je me fis soutirer plus de bonbons par les propriétaires que par les enfants. Même le mec de l’Union ne rigolait pas en me laissant seul, je crois qu’il s’inquiétait presque. J’ai gardé 2 petits bleus sur l’aine, de la taille des canines, pendant au moins 2 semaines suite à cette histoire. A quelques centimètres du testicule gauche. Plus de peur que de mal finalement. Enfin…
…dernièrement, lors de ce fameux soir à Bègles, j’étais donc content d’avoir mes enfants sur la banquette arrière.
Quand nous sommes enfin arrivés à hauteur du Père Noël titubant, il a levé la tête vers nous. Il était complètement dépareillé, la moustache repliée sous le menton, l’habit de travers avec la ceinture pendante, les cheveux noirs dépassant de son bonnet par grandes mèches. Ses yeux semblaient dire : « Désolé de casser le mythe les enfants, j’ai pris un peu d’avance sur les fêtes et puis… je suis un peu fatigué… ». En vérité, le Père Noël était complètement bourré. J’ai essayé de mettre le maximum d’empathie dans mon regard. Je voulais lui dire, en me souvenant de mes mésaventures passées : « T’inquiète vieux, je comprends ».
Mais j’ai dû accélérer avant qu’une de mes filles ne me demande pourquoi le Père Noël portait des baskets.
Julien A.Djan