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Billet de blog 29 avril 2022

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Amandine ou la rue par intérim

Une impasse pleine de boue et de mégots de cigarettes, un attroupement de gueules cassées qui me regardent passer en cherchant à m’accrocher des yeux... Quelqu’un s’énerve et jette une boule de pétanque contre le mur : Il est interdit de consommer de l’alcool dans la structure. J’ai passé quelques années à accueillir les gens de la rue au fond de ce cul-de-sac. Je ne risque pas d'oublier.

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Illustration 1
Squat


Printemps 2003

Amandine était une jeune femme qu’on voyait par intermittence. Quand elle disparaissait, personne ne savait au juste où elle se trouvait : dans sa famille, dans un hôpital ou ailleurs… on ne s’en préoccupait pas. On voyait bien qu’un truc clochait et qu’elle avait dû se tirer d’une Institution à un moment ou un autre mais personne ne venait la réclamer. Majeure et vaccinée, chez nous elle était la bienvenue, il y avait de la place pour tout le monde. Elle était certes un peu décalée, mais d’une extrême gentillesse avec son prochain, excepté quand celui-ci la trahissait. Dans ce cas, on l’entendait crier dès le matin :

Quand je vais le retrouver celui-là, il va se demander qui a éteint la lumière !

En général le gars en question était dans un coin de la salle et rigolait en l’écoutant. Elle marchait tête basse en maudissant le sol avant de se trouver une chaise. Là elle relevait la tête, à la recherche d’un regard compatissant. Tout ce qu’elle récoltait, c’était les vannes d’un lourdingue. Elle dormait dans les squats, parfois à l’accueil d’urgence, parfois chez quelqu’un… elle restait là où l’emmenait son homme, et comme ce n’était jamais le même elle déménageait souvent.

Sa fragilité émotive et ses peurs d’être abandonnée l’empêchaient de rester seule. Parfois, elle pardonnait au gars qui l’avait lâché et se remettait avec lui pour éviter d’affronter ce néant de solitude qui la guettait.

Une autre de ses faiblesses était ce cœur d’or qui ne savait pas dire non. Il suffisait qu’un mec lui offre un café pour qu’elle s’imagine qu’il l’avait dans la peau. Malheureusement de tous les tatouages maladroits représentant un cœur avec une flèche que j’ai eus sous les yeux le temps de ce boulot, aucun ne portait la mention: «A Amandine ».

Quand elle était seule, elle ruminait son chagrin à haute voix ou elle s’adressait à vous en gémissant comme une petite fille. Elle essayait de se faire remarquer. Elle souffrait d’un terrible manque d’affection, qui devait remonter à loin dans son histoire. Elle avait un fils dans un foyer de l’enfance quelque part, elle en parlait parfois pour dire qu’on ne la laissait pas le prendre avec elle. Ces jours-là, je me demandais si elle n’avait pas un appartement qu’elle préférait quitter pour la rue. C’était cette façon qu’elle avait de ne pas supporter le silence et l’isolement qui me faisait penser ça. Et aussi le fait qu’économiquement elle avait l’air de s’en tirer plutôt bien comparé aux autres. Mais au final la réponse m’importait peu. Elle était là, c’est tout ce qui comptait.

Les hommes avaient une expression bien à eux pour parler d’Amandine mais je ne la répéterais pas car je la trouvais sale et totalement injustifiée à son égard. Eux-mêmes l’utilisaient plus par réflexe que par méchanceté et jamais devant elle. Ils avaient bien conscience de profiter de sa naïveté. Ils savaient aussi qu’une fille répondant réellement à l’étiquette qu’ils lui avaient collée ne serait jamais venue se perdre parmi eux. Pas gratuitement du moins.

Aussi avais-je fini par penser qu’au fond ils la respectaient malgré tout car elle ne les rejetait pas. Certains affichèrent même au grand jour leurs sentiments. Ce fut le cas d’Arnaud, un petit gars du Nord qui s’était retrouvé papa à 18 ans et qui après une enfance tumultueuse, avait échappé aux principaux vices qu’on peut attraper dans la rue, j’entends par là les différentes addictions toxicologiques, l’envie de dominer autrui, ou encore le laisser-aller qui est le pire de tous. Dans la situation précaire où il était, sans logement et trop jeune pour le RMI, il se débrouillait pour voir régulièrement son fils. Il était loin de s’en être sorti mais il luttait. Avec sa grande balafre sur le front, résultat d’un accident de voiture où il avait perdu un frère, il formait avec Amandine un couple digne d’une vieille chanson de Fréhel.

J’avais été le premier à apprendre leur idylle, par hasard. Un jour où j’étais occupé à ranger l’armoire qui accueillait les produits d’hygiène distribués aux usagers inscrits pour la douche, il était venu se placer à côté de moi. Discrètement, il m’avait demandé si on avait des préservatifs. Effectivement on en avait, ils étaient rangés dans un Tupperware de cette même armoire. J’évitais de le regarder dans les yeux car le pauvre se montrait suffisamment gêné comme ça. Il devait avoir peur que je lui pose des questions. Je lui en donnais une poignée et puis basta, qu’il aille honorer sa belle, quelle qu’elle soit.

Quelques temps après il revint me voir, toujours au même endroit. Avant même qu’il n’ouvre la bouche, je tâtonnais des mains dans le fond de l’étagère supérieure pour essayer d’attraper la boîte. J’en saisissais à nouveau quelques-uns mais au lieu de les empocher rapidement pour ne pas se faire remarquer et se faire arroser de blagues par un compagnon de galère passant par-là, il examina les emballages sous toutes les coutures avant de relever la tête vers moi :

Julien, la capote que tu m'as donnée la dernière fois, elle s'est déchirée.

Il avait l’air vraiment ennuyé. Il ajouta :

J’étais avec Amandine.

D’un coup, je comprenais doublement son tracas. Non seulement il devait avoir peur de se retrouver à nouveau papa par accident mais en plus, vu le nombre de gars qui avaient notoirement fréquenté Amandine, les risques d’avoir attrapé une MST lui paraissaient encore plus grands. C’est du moins ainsi que j’aurais analysé la situation à sa place.

Il dut attendre quelques semaines avant d’aller au Centre de dépistage où je l’accompagnais, à l'époque il fallait patienter un moment avant de pouvoir se faire tester. Entre-temps, les menstrues d’Amandine l’avaient rassuré sur une éventuelle grossesse mais il s’était fâché avec elle pour une autre raison et leur histoire avait été tuée dans l’œuf. L’attente des résultats lui fut insupportable. Quand il apprit que tout allait bien, j’étais soulagé pour lui mais ce n’était rien comparé à lui.

Certaines personnes qui vivent beaucoup de malheurs dans leur vie finissent par croire que leur destinée s’inscrit dans cette logique. C’était son cas. Qu’il s’en soit sorti indemne pour une fois lui semblait être un miracle. Il reprenait des couleurs sous mes yeux. A la rue, sans une tune, endeuillé plusieurs fois dans son adolescence, oublié par la mère de son gosse après laquelle il devait courir pour voir son fils… mais sain.

L’avenir existait, il était encore là, ce n’était qu’une péripétie.

Deux ans après, alors que j’errais au milieu d’une cité HLM à la recherche d’un ami qui venait d’y emménager, j’entendis une voix pleine de vie m’appeler de l’autre côté du parvis. Au début j’eus même du mal à reconnaître Amandine car elle avait pris du poids. Elle avait une poussette à côté d’elle, et à côté de celle-ci le père de l’enfant. Elle était souriante et semblait aller bien.

Quand elle n’était pas à la rue, Amandine tentait de reconstruire une vie avec un homme, celui dont elle rêvait et qui la protégerait du monde froid et silencieux.

Quelque soit son nom, pour elle c’était toujours le même.

Julien (A. Djân)

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