Lettre ouverte à Nicole Belloubet Ministre de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse
Par un collectif de chercheur.ses et formateur.ices en INSPE et à l'Université
Le conseil supérieur des programmes (CSP) a rendu public le 30 janvier 2024 un avis « sur l’organisation des enseignements au collège ». Ce texte s’inscrit dans une dynamique qui entend bouleverser l’organisation du système éducatif afin de créer un « choc des savoirs » et rétablir la place de la France dans les classements scolaires internationaux. Orientation précoce vers la voie professionnelle, groupes de niveau, transformation du brevet des collèges, classe de « prépa-lycée », réaffirmation de la pratique du redoublement, port d’une tenue unique : autant de décisions en opposition avec l’essentiel des politiques éducatives menées depuis plus de cinquante ans qui contredisent les connaissances scientifiques sur la construction des inégalités scolaires, les processus de décrochage, ou la lutte contre la violence. Elles marquent un tournant explicitement conservateur des politiques scolaires, en contradiction avec les préconisations internationales et les recommandations de l’OCDE.
Dans la même veine, l’avis du CSP mobilise à propos du registre disciplinaire, un vocabulaire guerrier dans la logique du « réarmement » souhaité par notre gouvernement. Il propose de « rétablir l’ordre scolaire », en prononçant des « sanctions réelles et immédiates », ainsi que de systématiser les « exclusions automatiques de la classe ». Dans ce texte, le choc des savoirs revient à mettre à l’écart les élèves « perturbateurs », afin de protéger le sanctuaire scolaire qu’ils et elles risquent de déstabiliser. Pour accompagner ce « réarmement », le CSP propose de « recentrer les missions des conseillers principaux d’éducation (CPE) sur le respect du règlement intérieur », et ce, afin de soutenir les enseignant·e·s dans l’exercice de leur autorité. Cette vision réductrice du métier de CPE rappelle la figure du surveillant général ou « surgé », ancêtre autoritariste des CPE, épouvantail chargé de faire régner l’ordre d’abord dans les lycées napoléoniens et ceci jusqu’en 1970. Cette position confirme la volonté de revenir à une « école d’antan », puissante et respectée, pourtant bien peu conforme à ce que montrent les études historiques.
De nombreuses recherches ont été menées ces dernières décennies à propos des désordres scolaires, des sanctions, ou encore du rôle joué par les acteurs de l’institution scolaire et notamment les CPE dans l’équilibre fragile entre l’autorité éducative, l’exigence scolaire et le souci du bien-être des élèves, qui favorise le vivre ensemble et permet de travailler plus sereinement. L’avis du CSP mobilise à ce propos des représentations qui méprisent la rigueur de ces travaux scientifiques. L’école française serait soumise à des désordres endémiques provoqués par la bienveillance coupable d’une institution gangrénée, depuis mai 68, par le laxisme de ses personnels et de leur hiérarchie. En demandant des « sanctions réelles » et « systématiques » il sous-entend que les sanctions seraient trop « molles » et trop rares. Pour répondre à cette défaite de l’école républicaine, les médias, les politiques, les éditorialistes appellent au rétablissement de l’autorité, assurément « autoritaire » voire « autoritariste », avec plus de sévérité et un usage décomplexé de réponses plus « dures » face aux comportements perturbateurs.
Contrairement à ces discours, les travaux académiques démontrent que l’école française punit énormément ses élèves, sans doute plus que tous les autres pays de l’OCDE. Cette inflation de sanctions, et en particulier d’exclusions, provoque le sentiment d’injustice chez les élèves et d’inefficacité chez les adultes. Les recherches françaises et internationales sont unanimes sur l’échec de ces politiques : une posture strictement punitive participe à l’augmentation des processus de décrochage et de discrimination, à la dégradation des relations éducatives et de manière contre-intuitive à la multiplication des phénomènes de violence.
Ces dernières années, l’activité professionnelle des CPE a fait l’objet d’un nombre croissant de recherches qui alimentent une connaissance fine des processus éducatifs, au plus près de la diversité des contextes des établissements, des professionnels, des élèves et de leurs parents, bien loin des caricatures et du bruit politico-médiatique. Ces travaux montrent l’importance d’un travail quotidien auprès des élèves dans lequel l’autorité est une composante parmi d’autres. Les CPE œuvrent à inventer des alternatives au tout punitif, à développer les compétences psychosociales des élèves, à leur éducation citoyenne, à conforter des comportements responsables, à favoriser la coopération, à construire des relations fondées sur le respect mutuel. La demande d’un régime disciplinaire plus strict, avec un recentrage de l’activité des CPE sur le maintien de l’ordre et la demande d’externalisation de la gestion des perturbations scolaires, témoignent d’une méconnaissance inquiétante de la diversité de ses missions, et d’une non moins inquiétante méconnaissance des conditions de l’exercice de l’autorité et de la sanction. Mais au-delà de cette nouvelle marque de mépris pour le travail des personnels de l’Éducation nationale et pour celui des chercheuses et chercheurs, le CSP propose ici une vision passéiste de l’école qui va pénaliser l’ensemble des élèves et a fortiori ceux qui maîtrisent le moins les codes scolaires, favoriser un climat de défiance et de tensions et renforcer les inégalités.
Comment un programme qui souhaite le « choc des savoirs » peut-il à ce point ignorer les savoirs issus de la recherche ? Nous contestons ces réponses qui simplifient à l'extrême les problématiques éducatives. Ces préconisations démagogiques relèvent d'une rhétorique culpabilisante à l'égard des CPE et témoignent d’une méconnaissance préoccupante de l’institution et du fonctionnement des établissements scolaires. Elles risquent de fragiliser encore un peu plus une école déjà fortement dégradée, qui ne tient souvent que par l’investissement de ses personnels.
Lettre ouverte signée par :
Julien Garric, INSPE d'Aix-Marseille, IREMAM, Maître de conférences en Sciences de l’Éducation et de la formation
Emilie SAUNIER, INSPE de Franche-Comté, ELLIADD-IREDU, Maîtresse de conférences en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Sylvie CONDETTE, Université de Lille, CIREL, Professeure des Universités en Sciences de l’Éducation et de la formation
Jérôme COUTELLIER, INSPE de Toulouse, CPE Formateur
Clémence MICHOUX, Université de Poitiers GRESCO Docteure en Sociologie
Nathalie ALIA, INSPE de Grenoble, CPE formatrice
Rozenn ANDRO, INSPE de Bretagne CPE, formateur
Riad AZZAM, INSPE de Nantes CPE Formateur
Anne BARRERE, Université Paris Cité, CERLIS Professeure des Universités en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Nadia BELKIS, INSPE de Lyon, CPE Formatrice
Catherine BLANCO-PELLERIN, INSPE de Nantes, CPE Formatrice
Anne BOUJU-GOUJON, INSPE Centre Val de Loire Université d'Orléans, ERCAE, Maîtresse de Conférences en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Magali BOUTRAIS, Université de Rouen Normandie CIRNEF, Maîtresse de conférences Sciences de l’Éducation et de la Formation
Jean-François BRIVE, INSPE de Clermont-Ferrand, CPE formateur
Claire BURDIN, INSPE de Nantes, CREN, Formatrice, docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Sophie CARRERE, INSPE de Bordeaux, CPE formatrice
Vanessa CASTRE, INSPE de Bordeaux, CPE Académie de Bordeaux
Marie-Anne CHATEAUREYNAUD, INSPE de Bordeaux, LabE3D, Professeur de didactique Langues et cultures
Céline CHAUVIGNE, INSPE de Nantes, CREN, Professeure des Universités en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Fabien CHOLEY, INSPE de Toulouse, CPE Formateur
Loic CLAVIER, INSPE de Nantes, CREN, CPE Formateur
Bénédicte COURTY, Université de Bordeaux, LACES, Maîtresse de Conférences en psychologie
Jean Luc DENNY, INSPE de Strasbourg, LISEC, Maître de Conférences en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Martine DERIVRY, INSPE de Bordeaux
Amélie DUGUET, INSPE de Bourgogne, IREDU, Maîtresse de conférences en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Olivier DUMON, INSPE Bordeaux, Enseignant documentaliste formateur
Jean-François DUPEYRON, Université de Bordeaux, SPH, Maître de conférences émérite en Philosophie
Fabienne DURAND, INSPE de Paris, CPE formatrice
Amelle EL GHORFI, Faculté d'éducation Montpellier, CPE Formatrice
Myriam FAVREAU, CIRNEF, CPE, docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Christine FOCQUENOY, Université de Lille, CIREL, Chercheure associée, docteure en histoire contemporaine
Karine FUCHS, INSPE de Strasbourg, CPE formatrice
Agnès GRIMAULT-LEPRINCE, INSPE de Bretagne, CREAD, Maîtresse de Conférences en sociologie
Christel GUENARD, INSPE Aix-Marseille, CPE formatrice
Sofia HACHEMI, INSPE Académie de Versailles, CPE Formatrice, docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Rania HANAF, IINSPE de Nice, URMIS, Maîtresse de conférences en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Claude JAVIER, INSPE de Toulouse/Université Toulouse Jean Jaurès, EFTS CPE, formatrice, docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Clémence JOUANNET, INSPE, Amiens CPE, Formatrice
Christelle JOUFFROY, INSPE de Bourgogne, CPE formatrice
Elena KARACHONTZITI, INSPE de Normandie Rouen, CIRNEF, Maîtresse de Conférences Sciences de l’Éducation et de la Formation
Magdalena KOUHOUT-DIAZ, INSPE de Bordeaux, LACES, Professeure des Universités en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Nathalie MIKAÏLOFF, INSPE d'Aix-Marseille, ADEF, Maîtresse de Conférences en Sciences de l’Éducation et de la Formation
Guillaume MILIEN, INSPE de Clermont-Ferrand, CPE formateur
Christophe MIQUEU, INSPE de Bordeaux, SPH, Professeur des Universités en Philosophie
Nathalie MONET, INSPE de Franche-Comté
Thierry MONTANUS, INSPE de Martinique, CPE Formateur
Véronique MOULEC, INSPE de Bretagne, CPE formatrice
Rozenn NEDELEC, INSPE de Bretagne, CPE formateur
Clément PARISE, INSPE d'Amiens
Gaël PASQUIER, INSPE de Créteil, LIRTES, Maître de Conférences en Sociologie
Dominique PASTEUR, INSPE de Bourgogne, CPE formatrice
Martine PAYEN, INSPE de Lille, CPE formatrice
Stéphanie PÉRAUD-PUIGSÉGUR, Université de Bordeaux, SPH, Maîtresse de conférences en Philosophie
Samuel RABAUD, INSPE de Toulouse, CPE Formateur
Jean ROUSSEL, INSPE Centre Val de Loire Université d'Orléans, CPE formateur
Frédéric ROUX, Université de Bordeaux
Serge SUIRE, INSPE d'Aix-Marseille, CPE formateur
Julie TOURNIER, INSPE d'Amiens, CPE Formatrice
Célia VAN SMEVOORDE, INSPE d'Orléans, CPE formatrice
Sarah VENOT, INSPE Centre Val de Loire Université d'Orléans, CPE formatrice
Alexis VILAIN, INSPE de Clermont-Ferrand, CPE formateur
Marianne WOOLLVEN Université Clermont-Auvergne, LESCORES, Maîtresse de conférences en Sociologie
Geneviève ZOIA, Faculté d'éducation Montpellier, CEPEL, Professeure des Universités en Anthropologie