La Lettre de l’Expansion nous apprenait voici quelques jours que certains dirigeants d’entreprises et des grandes fortunes « en région » allaient voir incognito le film Merci Patron ! à Paris de peur d’être reconnus dans la salle de cinéma de leur ville.
C’est que le documentaire militant de François Ruffin, au succès considérable (400 000 entrées à l’heure où ces lignes sont écrites), interroge la rupture du lien géographique entre la bourgeoisie d’affaires et les classes populaires. Pour tout dire : sa bunkérisation.
Dans ce documentaire, un couple de « prolos », les Klur, est pris en charge par le professionnel de l’agit prop Ruffin, qui monte une arnaque visant LVMH, l’entreprise de Bernard Arnault, qui a en particulier fermé l’usine textile où les Klur travaillaient, les jetant sur la paille comme des centaines de familles localement.
Toute la force du film de Ruffin consiste à faire revenir dans le champ un acteur qui avait tout fait pour en sortir : la grande entreprise, son grand patron et ses top managers. Les décisions des grandes entreprises sont prises selon une rationalité d’abord financière, qui ignore ses conséquences sociales et humaines. Ceci est rendu psychologiquement possible parce que les décideurs ne vivent pas dans le même monde, ni les mêmes lieux, que les travailleurs qui sont les acteurs essentiellement impuissants de la vie économique qu’ils écrivent quotidiennement. Ils ne les croisent pour ainsi dire jamais dans la vie de tous les jours, et les réduisent à des abstractions économiques. Ruffin propose, avec son arnaque, d’inverser les rôles : les prolos maîtrisent le tempo et forcent les décideurs (= les capitalistes) à une forme de face-à-face physique. Que ce soit le négociateur chargé d’éviter à LVMH une campagne de presse hostile et habilité à négocier le versement d’une somme d’argent en échange du silence médiatique des Klur ou lors de l’assemblée générale des actionnaires (qui devient par la force des choses l’un des seuls lieux d’irruption du réel dans le monde feutré des grandes entreprises et donc, paradoxalement, un lieu subversif), deux mondes se trouvent enfin en confrontation.
La France périphérique, remarquablement décrite par le géographe Christophe Guilluy, est la véritable héroïne de Merci Patron ! Cette France loin des métropoles, loin des médias, loin des zones où l’on prend les décisions, retrouve ainsi une place dans le film de Ruffin qu’elle n’a plus dans la réalité économique. Sa force subversive provient du ton vengeur du réalisateur et de son parti pris assumé qui brise délibérément les conventions du journalisme « sérieux », qui cache souvent sa dépendance financière aux grandes entreprises et à leurs dépenses publicitaires derrière un discours « de raison ». Le caractère comique du scénario ramène les patrons du ciel où ils s’enferment avec l’aide d’une presse et d’un monde politique complaisant et connivent, à la terre où vit le commun des mortels.
Merci patron ! est symétrique de la Révolte des élites, le célèbre essai de Christopher Lasch, qui décrivait la rupture de la décence commune, du fait de la distance morale et géographique des élites avec les citoyens ordinaires. L’isolement géographique des Klur est le pendant de l’isolement géographique des patrons. L’entre-soi a certes annihilé tout caractère quotidien à la lutte des classes, puisque les classes sociales vivent dans des mondes parallèles. Seul le cinéma de Chabrol pouvait encore nous faire croire il y a peu que le petit patron de province était l’ennemi du prolétariat. En réalité, l’enracinement géographique de ce petit patronat, détruit par la globalisation, était le gage non seulement de rapports sociaux violents (qui se voit se hait) mais aussi d’un minimum de zones de frictions où pouvait apparaître une morale commune. Sans cette morale commune, il faut aux Klur l’aide d’un journaliste provocateur et de son média indépendant pour créer un rapport de forces favorables et obtenir l’attention du fort, briser son indifférence, revenir dans son monde.
Il n’y aura probablement pas de happy end à la lutte des classes à l’heure de la globalisation, car le public n’ira pas voir un nouveau Merci Patron ! pour chaque famille précarisée économiquement. Mais, grâce à Ruffin et aux Klur, on aura bien ri. Et on se sera souvenu que la lutte des classes menée avec ardeur redonnait à ceux qui n’en avaient plus la dignité qui les rendait grands. Et inoubliables.