Enseignants-chercheurs au département de philosophie de l’Université de Liège, nous avons depuis quelques semaines ouvert notre page Facebook aux récits et réflexions sur la situation de confinement. Nombre de collègues et d’étudiants nous ont envoyé des textes, dont une bonne partie n’étaient pas signés, mais simplement datés et localisés. Le dernier en date émanait d’un étudiant de master et relatait les faits de violence policière dont il avait été victime en se rendant dimanche dernier à une distribution de nourriture. Ce texte poignant était écrit sans colère, mais sur fond d’incompréhension et de chagrin. À travers sa propre expérience, son auteur tentait de rendre visible une situation, de la penser, de la comprendre. La publication du texte, le lundi de Pâques, a suscité pas mal d’émoi – à tel point que le bourgmestre a décidé de réagir le jour même sur la page Facebook du département en annonçant la demande d’un rapport auprès du chef de corps.
Le lendemain soir, nous découvrons sur la page web de la RTBF un article dont la rhétorique nous a interpellés. En enfilant des bribes de citations qui donnent apparemment voix à toutes les parties (notre étudiant, son avocat, le bourgmestre, le rapport du chef de corps, la zone de police de Liège), l’article se livre à un exercice de dé-légitimation. De la victime, le lecteur n’apprendra ni le statut d’étudiant en philosophie, ni le contexte de publication de son témoignage. Il retiendra par contre que l’auteur du texte « ne donne pas son nom », qu’il était « déjà connu » des forces de l’ordre et qu’il se rendait à une distribution « "illicite" » de nourriture. Sans chercher davantage à en comprendre la teneur, l’article rapporte que la zone de police de Liège « dénonce » le lien que notre étudiant proposait dans son texte entre la mort du jeune Adil et la possibilité de la sienne lors d’un violent plaquage au sol. Dans sa version amendée (15/04/2020, 10h15), l’article se conclut par le relais d’une menace : si notre étudiant porte plainte au Comité P, la zone de police de Liège le poursuivra « "pour calomnie" ».
Notre travail en tant qu’enseignants est, entre autres, de nous soucier du fait que nos étudiants puissent mener leurs études dans les meilleures conditions. En cette période de crise sanitaire, ces conditions se sont fortement dégradées pour nombre d’entre eux, et nous y sommes particulièrement attentifs. Nous nous inquiétons désormais du fait que nos étudiants puissent avoir accès à de la nourriture sans que cela ne mette leur vie en danger. Nous nous inquiétons également du fait qu’un témoignage ou une réflexion philosophique publié sur notre page Facebook puisse à présent être utilisé comme levier d’une menace. Que cet étudiant ait pu vivre, dans l’angoisse du danger, une expérience qui, postérieurement, le mènera à faire une analogie avec la mort d’un autre jeune homme, ne nous semble pas relever de la diffamation, mais d’une tentative de chercher du sens à la situation en l’éclairant par d’autres, aussi éloignées puissent-elles être. Les analogies aident à penser, et font partie des outils que nous utilisons en philosophie. Elles peuvent être bien ou mal construites, c’est là l’objet de l’apprentissage. On peut les contester, c’est là l’objet du débat philosophique et politique. Il n’empêche que l’analogie tient dès lors que l’on considère que certaines catégories de personnes, dehors, sont bien plus en danger que d’autres – par exemple, les jeunes racisés et les personnes précaires.
À lire cet article, un jeune homme que nous connaissons avant tout comme un étudiant posé et un militant soucieux des autres, fait soudain figure de bandit de grand chemin. Tout cela nous inquiète et nous scandalise à de nombreux niveaux. De ceux-ci, nous retiendrons d’abord le fait que les instances publiques, à bien des égards défaillantes quant à leur rôle de venir en aide aux plus démunis, ont pour seule réponse de déclarer illicites les actions des collectifs qui tentent de pallier leurs propres manques (par la distribution de nourriture notamment). Nous retiendrons ensuite qu’un média de service public semble suggérer qu’une victime, pour pouvoir être pleinement victime, se doit d’être absolument innocente – par exemple de n’avoir jamais été en conflit avec la justice auparavant. On se souviendra que pendant très longtemps on exigeait ce type d’innocence des victimes de viol et qu’elles étaient souvent suspectées de ne pas présenter les garanties de moralité suffisantes pour être reconnues comme victimes. L’analogie paraîtra sans doute risquée, elle aura au moins le mérite de raviver les mémoires courtes. Il n’y a aucune raison d’exiger d’une victime qu’elle soit totalement innocente quant à son passé.
Signataires :
François Beets, Florence Caeymaex, Chiara Collamati, Grégory Cormann, Vinciane Despret, Olivier Dubouclez, Michel Dupuis, Marc-Antoine Gavray, Maud Hagelstein, Anne Herla, Antoine Janvier, Bruno Leclercq, Julien Pieron