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Sociologue. Chercheur post-doctorant au labex les passés dans le présent. Directeur de la collection Angle Mort aux éditions L'Oeil d'or

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Billet de blog 2 juillet 2024

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Pourquoi le RN n’est pas un parti comme les autres et pourquoi lui faire barrage

Nous assistons à un renversement complet de valeurs : l’idée même de « gauche » nous est présentée – sur bien des plateaux TV – comme plus repoussante que celle d’extrême droite. Il y a pourtant une différence fondamentale entre le RN et tous les autres partis : il nie l’existence de ce que nous sommes censés partager, à savoir une réalité commune, rendant tout débat politique impossible.

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Dans ma circonscription, la 6e Nord Seine-et-Marne, le candidat Divers Droite Régis Sarazin, soutenu par le maire de Meaux, Jean-François Copé, membre du parti Les Républicains, a choisi de se désister pour le second tour des législatives, étant arrivé en 3e position. Il n’a cependant pas jugé bon de donner une consigne de vote à ses électrices et à ses électeurs, considérant que les deux candidates en tête, Béatrice Roullaud, sortante du Rassemblement National, et Amal Bentounsi, LFI représentante du Nouveau Front Populaire, seraient toutes deux à mettre dans le même sac.

À l’échelle nationale, la montée spectaculaire du nombre d’élus RN à laquelle nous sommes vraisemblablement en train d’assister n’est une surprise pour personne (j’ajouterai : « malheureusement »). Elle fait partie de la petite musique de fond que nous entendons quotidiennement depuis que je suis en âge de voter (j’ai eu 18 ans en 2006).

En discutant avec plusieurs de mes ami·es, je constate que certain·es, parfois plus jeunes que moi, parfois plus âgé·es, me demandent, peut-être comme une façon de se rassurer : « mais est-ce que le RN, c’est vraiment la catastrophe qu’on nous décrit ? D’accord, c’est un parti fondé par des nazis, mais c’était il y a longtemps. Ils ont peut-être changé depuis. Ils ont peut-être mis de l’eau dans leur vin, non ? » ou bien encore : « si les gens votent majoritairement pour le RN, alors c’est ce que les gens veulent, pourquoi devrait-on le refuser ou le combattre ? La démocratie c’est d’accepter que le RN ait raison, que c’est le parti qui représente le mieux l’avis des gens ! »

Il faut prendre au sérieux ce type de réaction et prendre acte du fait que nous vivons, depuis le début du 21e siècle, baignés dans un ensemble de discours qui, en effet, portent à confusion et nous font perdre, toutes et tous, à différents degrés, nos repères les plus élémentaires.

Une confusion telle qu’aujourd’hui, des personnalités politiques importantes n’hésitent pas à renverser complètement l’ordre des valeurs en appelant à faire barrage à l’union des gauches plutôt qu’à l’extrême droite. Une perte de repères telle que l’idée même de « gauche » est présentée – sur à peu près tous les plateaux TV, tous les studios radio et tous les réseaux – comme plus repoussante que l’idée d’extrême droite.

Je voudrais donc expliquer ce qui, de mon point de vue, différencie profondément l’extrême droite de tous les autres partis. Ce qui fait que la montée du RN en particulier et la perte de nos repères en général sont en fait un seul et même phénomène. Et expliquer pourquoi il est important de faire, selon l’expression que l’on se répète désormais à chaque élection dans notre pays, « barrage à l’extrême droite ».

Parce qu’il y a bien une caractéristique fondamentale qui n’a pas évoluée au RN depuis sa fondation sous le nom de Front National en 1972. Cette caractéristique, c’est le rapport que ce parti entretient à l’égard de la « réalité ».

Pour qu’un débat démocratique puisse avoir lieu, pour que nos désaccords puissent s’exprimer sur tel ou tel sujet, nous devons préalablement nous entendre sur le cadre qui rend possible ce débat. De la même façon que, pour qu’un match de boxe puisse avoir lieu, les deux combattants doivent s’entendre sur le fait qu’il y ait un ring sur lequel ils peuvent s’affronter – avec des règles, un arbitre, des coups interdits, etc.

Ce qui définit un parti d’extrême droite comme le RN, c’est de systématiquement remettre en cause la réalité même qui permet au débat démocratique d’avoir lieu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, depuis le début de ces élections législatives, nous n’avons assisté à aucune discussion qui pourrait être qualifiée de « politique ». Tout ce à quoi nous avons le droit, en revanche, ce sont d’interminables attaques ad hominem, des insultes, des mensonges, une sorte d’hystérie collective qui vise, dans les grandes lignes, à diaboliser la gauche, plutôt qu’à engager un véritable dialogue avec les propositions politiques qu’elle porte, tout en « banalisant l’extrême droite ».

Cela n’aura échappé à personne : les thèmes abordés au cours de tous ces « débats politiques », presque tout média confondu, sont ceux que nous imposent le RN : l’immigration, la sécurité, la fraude aux prestations sociales, le pouvoir d’achat et l’islam.

Malheureusement, aucun de ces « débats » ne parle de la réalité de l’immigration, de la réalité de la fraude, etc. On ne nous parle que de fantasmes d’immigration, de fantasmes de l’islam, etc. Et je pèse le mot : « fantasmes ».

Il y a pourtant des tas d’experts, sociologues, anthropologues, historiens, statisticiens, économistes, politistes, etc., tout à fait capables de nous renseigner sur la réalité de ces phénomènes, à partir desquels nous pourrions discuter, commencer à débattre, exprimer nos désaccords sur la façon de les prendre en charge, de répondre aux potentiels problèmes qu’ils posent ou aux enjeux qu’ils représentent pour la société (que ce soit dans un sens ou dans l’autre, vers plus de souplesse ou plus de régulation). Mais ces experts sont non seulement rarement invités à discuter et, surtout, les données qu’ils produisent, les connaissances qu’ils accumulent depuis de longues décennies d’enquêtes de terrain, sont tout simplement piétinées par les membres du RN et remplacées par des idées fausses et des théories qui visent à susciter nos plus basses émotions (telle que la peur et la haine de l’autre).

Je rappelle qu’à sa fondation, le FN était un parti ouvertement « négationniste », c’est-à-dire qu’il niait la réalité de l’extermination des Juifs par les nazis. Les membres du RN aujourd’hui n’ont, hélas, jamais vraiment pris leur distance face à cet héritage. Leur négationnisme a seulement pris une autre forme. Aujourd’hui, l’une de leurs stratégie pour s’imposer dans les débats, que l’on retrouve dans toutes leurs interventions, est de propager de fausses informations, des fake news.

Avec ce parti, il n’y a pas de « terrain » sur lequel on peut se rencontrer pour débattre, puisque la réalité même sur laquelle nous sommes censés confronter nos idées n’a pas de valeur aux yeux de ses membres. Dès lors, la démocratie, l’État, la République, la Constitution française n’ont plus aucune importance. Pire, il faudrait s’en débarrasser, il faudrait les « mettre au pas » – je cite Pierre Gentillet, l’un des candidats RN à la députation, actuellement en tête de sa circonscription, dans une interview qu’il a donné pour LCI en 2022. « Mettre au pas » le Conseil Constitutionnel, en voilà un bel aveu : une fois au pouvoir, le RN ambitionne de s’y maintenir, quitte à détruire nos institutions pour le faire. 

Le RN n’a jamais cessé de nourrir – et de se nourrir – de théories du complot. Il n’a jamais complètement abandonné celles relatives au « complot Juif », par exemple. Si, dans le conflit Israélo-palestinien, le RN soutient Benyamin Netanyahu, ce n’est pas par égard aux victimes de l’acte terroriste perpétré par le Hamas, ce n’est pas tant un rapprochement envers la judéité du premier ministre d’Israël qu’envers sa politique d’extrême droite, autoritaire, violente, guerrière, coloniale.

Le RN nourrit et se nourrit de bien d’autres récits complotistes : celui du « grand remplacement », de la « décivilisation », de « l’ensauvagement » de nos sociétés, du « deep state » (« l’État profond »), etc. Ces récits, sans aucun fondement – sans aucune forme d’attache à la réalité, bref de purs fantasmes – se sont hélas propagés, banalisés dans une grande part de la classe politique et médiatique française. Le président de la République lui-même a eu recours à ces théories pour tenter de disqualifier ses adversaires politiques à gauche. 

À force de remplir l’espace politique et médiatique français de théories du complot, de mensonges, de fake news, d’attaques diffamatoires à tout va, il est normal qu’une partie d’entre nous finisse par perdre pieds, par perdre le sens de la réalité. Qu’est-ce qui est vraiment réel au juste ? On ne sait plus très bien. La gauche serait-elle devenue l’ennemie de la réalité ? De nos institutions ? De notre Nation ?

Je ne cherche pas à vous convaincre que la gauche a raison et que ses propositions politiques sont les meilleures. On peut tout à fait en discuter et avoir des désaccords sur tel ou tel point. Mais encore faut-il que la possibilité de tenir ce type de discussion soit garantie. Or, avec un parti comme le RN au pouvoir, qui nie explicitement l’existence de ce que nous sommes censés partager – à savoir, une réalité commune – les conditions de possibilité d’une telle discussion sont menacées de disparaître.

Par exemple, nous pourrions très bien débattre des meilleures manières de lutter contre le réchauffement climatique et de se prémunir contre ses effets néfastes. Mais comment le faire face à des interlocuteurs qui nient la réalité du réchauffement climatique et traitent les travaux scientifiques comme de la propagande et des opinions infondées ? Nous pourrions très bien débattre de notre place dans l’Union Européenne et du rôle que nous souhaitons qu’elle joue dans le pays et à l’international. Mais comment le faire face à des interlocuteurs qui nient la réalité de ses actions et de ses institutions ? Le RN est toujours un parti négationniste, mais il ne nie pas seulement un fait historique (l’extermination des Juifs durant la seconde guerre mondiale), il nie aussi tout le reste, absolument toute la réalité.

Je ne vous citerai qu’une seule étude, que vient de partager David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS et au Centre d’analyse et de mathématique sociale de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il s’agit d’une analyse de millions de tweets publiés sur le réseau social depuis 2016. Il porte sur un problème très grave, un problème qui devrait être de la plus haute importance, mais dont, hélas, les médias parlent très peu (et on se demande bien pourquoi) : l’ingérence de la Russie dans la vie politique française et dans la manipulation de nos opinions.

On y apprend que Vladimir Poutine et ses conseillers déploient des stratégies de long-terme, depuis plus de 20 ans, pour « déstabiliser » les pays occidentaux, « promouvoir la discorde politique », « creuser le fossé politique entre la droite et la gauche », « instaurer un climat anti-système », « modifier la conscience collective ». Et pour se faire, ils promeuvent systématiquement la montée des extrêmes-droites via des fermes à trolls, l’organisation de campagnes d’astroturfing (la création de milliers de « bots », des faux-comptes sur les réseaux sociaux publiant des fausses informations par centaines par jour sur des périodes jugées cruciales). Ainsi, au cours des élections présidentielles américaines de 2016, le Kremlin a boosté la campagne de Donald J. Trump. Au cours des élections françaises de 2022, il a boosté celle de Marine Le Pen. Et c’est encore le cas aujourd’hui, pour les législatives de 2024. Mais ces fermes à trolls visent également l’Italie, l’Allemagne, la Pologne, la Slovaquie et, dans tous ces pays, l’extrême-droite monte et arrive au pouvoir. C’est ce qu’on appelle une « guerre hybride ».

Les liens entre le RN et la Russie de Poutine ont déjà été démontrés. Je cite l’étude :

Le 27 Juin 2024, Médiapart a par ailleurs révélé, documents à l’appui, que « Jean-Luc Schaffhauser, l’eurodéputé qui a négocié le prêt russe au RN, dispose d’une fondation qui a touché des centaines de milliers d’euros en échange d’interventions en faveur de Moscou au Parlement européen ».

[…]

Le Rassemblement national quant à lui n’a jamais eu autant de candidats à avoir entretenu des liens directs avec le Kremlin ou à avoir affiché publiquement des positions pro-Poutine. C’est le cas notamment de Pierre Gentillet, candidat RN dans la 3e circonscription du Cher [que je citais précédemment]. Il « [fait] partie des “piliers” du cercle Pouchkine » qui, selon une enquête journalistique, accueillait des réunions avec Xavier Moreau, « propagandiste en chef du Kremlin pour la France », « des membres de l’extrême droite antisémites et le chef de poste du GRU (renseignement militaire russe) à Paris. »

[…]

Tous les éléments sont donc présents pour une ingérence massive du Kremlin dans les affaires françaises. Dans une interview télévisée en avril 2014, Alexandre Douguine, idéologue, propagandiste et théoricien politique d’extrême droite russe, préconisait carrément la conquête de l’Europe : « Annexer l’Europe, c’est un grand dessein digne de la Russie. [...] Le soft power suffira : trouver une cinquième colonne, propulser au pouvoir les gens que nous contrôlons, acheter avec l’argent de Gazprom des spécialistes de la réclame [...] ».

Ne vous attendez donc pas à une prise de pouvoir spectaculaire mais à un délitement progressif qui aboutira à un point de bascule. Ces élections législatives pourraient être celui là, ou à défaut, l’une des toutes prochaines élections nationales.

Il montre notamment que l’un des termes qui structurent le débat politique en France depuis plusieurs années, celui d’islamogauchisme, a en fait été introduit par des bots russes. Je cite à nouveau :

En revanche, cela faisait quatre ans que quelques acteurs tentaient sans y parvenir d’introduire cet imaginaire [de l’islamogauchisme] dans l’opinion publique. Leur mode opératoire ressemblait en tout point à de l’astroturfing : les comptes les plus actifs entre 2016 et 2021 avaient quasi- ment tous été suspendus par Twitter et les quelques-uns qui restaient avaient des comportements inauthentiques. Ils tenaient par ailleurs tous des propos toxiques et d’extrême-droite.

Mais on ne savait pas à l’époque, car ils s’étaient « déguisés », que les comptes de très loin les plus actifs de cette opération étaient des trolls du Kremlin ! Le leader, @Yxxxxx – plus de 400 interventions au total, loin devant les autres – a désormais un profil en cyrillique... Une recherche rapide permet de voir qu’il s’agit d’un Russe de 38 ans résidant à Novosibirsk, probablement employé à l’époque dans une ferme à trolls. Le Kremlin a donc été l’un des principaux artisans de l’opération sémantique « islamo-gauchisme » jusqu’en 2021.

Nous verrons plus loin en quoi l’imaginaire lié au concept d’« islamo-gauchisme » est une pierre angulaire de la stratégie du Kremlin en France. Notons pour le moment que cette expression occupe une place privilégiée dans le dispositif de conquête du pouvoir de l’extrême-droite. Sa popularisation sert des objectifs bien précis : discréditer les militants de gauche par association et convaincre l’opinion publique de l’existence d’une nouvelle catégorie d’acteurs, à savoir, des ennemis intérieurs d’extrême-gauche alliés aux forces obscures de l’islamisme radical.

Parce que le RN nous fait perdre pieds, parce qu’il nous fait douter du bienfondé de la démocratie et de notre République, douter de la réalité elle-même, il est traité comme un instrument idéal par les chefs de la guerre hybride que mène le Kremlin à notre encontre pour nous diviser. Vladimir Poutine a tout intérêt à ce que les citoyens européens votent pour des partis anti-européens.

Pour toutes ces raisons, il est impossible de traiter le RN comme un parti comme les autres. C’est un parti fondamentalement anti-démocratique, s’appuyant sur le mensonge, la désinformation et la manipulation. C’est un allié objectif de Vladimir Poutine. Et que nos sensibilités soient de gauche ou de droite, il est nécessaire de tenir ensemble pour lui faire barrage.

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