Vous avez certainement vu passer l’information : le vendredi 14 octobre 2022, deux jeunes militantes du groupe écologiste Just Stop Oil (« cessons l’usage du pétrole »), Phoebe Plummer, âgée de 21 ans, et Anna Holland, âgée de 20 ans, se sont rendues à la National Gallery de Londres et ont jeté le contenu de deux boites de soupe à la tomate sur la célèbre peinture de Vincent van Gogh « Vase avec quatorze tournesols », datant de 1888. Elles ont ensuite utilisé de la glu pour se coller la main au mur et ainsi ralentir le travail des services de sécurité et de police, avant de revendiquer :
« Qu'est-ce qui a le plus de valeur, l’art ou la vie ? L’art vaut-il plus que la nourriture ? Vaut-il plus que la justice ? Êtes-vous plus préoccupé par la protection d’un tableau ou par la protection de notre planète et de nos concitoyens ? [...] Nous ne pouvons pas nous permettre d'utiliser plus de pétrole et de gaz. Cela va nous priver tout ce que nous aimons et connaissons. »
L’action a été filmée par Rich Felgate, le jeune réalisateur du documentaire Finite : The Climate of Change (dans lequel il suit le travail de militants écologistes) et sa vidéo a été partagée presqu’en direct par le compte Twitter de Just Stop Oil.
Très vite après l’incident, la National Gallery a déclaré que l’œuvre était intacte, puisqu’une vitre la protégeait et que seul le cadre a été légèrement endommagé. Six heures plus tard, elle est remise en place et peut être de nouveau contemplée par les visiteurs. Les militantes indiquent qu’elles avaient choisi ce tableau précisément parce qu’elles savaient qu’il était protégé et ne risquait pas d’être détérioré par leur action.
Cela fait suite à de nombreuses actions similaires – mais moins spectaculaires – perpétrées entre les mois de juin et de juillet 2022 par des membres de Just Stop Oil et d’autres groupes d’activistes qui, se gluant les mains aux cadres de différents tableaux célèbres, dans plusieurs musées, faisaient toujours attention à ne jamais endommager les peintures.
Cela n’empêche pas cette action de susciter une très large vague de critiques, d’indignations et d’insultes sur les réseaux sociaux : Phoebe Plummer et Anna Holland ont été qualifiées d’« imbéciles », de « caricatures », « stupides », « crétines », « connes », « immatures », « moches », « bourgeoises qui s’adressent à la bourgeoisie » et, d’après les commentateurs et les commentatrices anglophones, leur action serait « pathetic », elles-mêmes ne seraient que des « hippie motherfuckers », des « eco-zealots » (« eco-fanatiques ») et même des « cunts » (« salopes »).
Les internautes qui se sont indigné·e·s soulignent que cette forme de militantisme écologique est mauvaise, qu’elle dessert la cause, qu’elle ne vise pas la bonne cible ; l’art n’est pas responsable de la destruction des écosystèmes ; il serait préférable et, même, plus logique, de s’attaquer directement aux compagnies pétrolières plutôt que de s’en prendre à un tableau.
Parmi les réactions outrées, notons celles de plusieurs militants écologistes, visiblement divisés sur l’impact d’une telle action. Le député européen du parti Europe Écologie Les Verts Yannick Jadot, par exemple, publie sur Twitter :
« Je l’ai souvent dit : mon engagement écologiste est d’abord un engagement pour le ‘beau’, le beau de la nature, du vivant humain et non-humain, de la culture. Et #VanGogh c’est le ‘très beau’ de la nature et de la culture. Le climat mérite mieux que cette caricature imbécile. »
Sur la même plateforme, le journaliste d’investigation français Hugo Clément commente : « Ce ne sont pas des ‘militants écologistes’, ce sont des imbéciles. » Ajoutant, quelques tweets plus tard : « C’est quoi le message de balancer de la soupe sur une toile ? Ce genre d’action éloigne le grand public de l’écologie ».
Peut-être serait-il judicieux, plutôt que d’adopter une attitude normative, comme si nous savions, toutes et tous, quelle était la bonne manière de militer pour l’écologie (alors qu’aucune action n’a, à ce jour, permis de réduire l’usage des hydrocarbures), de vraiment s’interroger sur leur geste, d’essayer de le comprendre. Laissons l’action de Phoebe Plummer et Anna Holland nous interpeler. Pourquoi est-ce que ce tableau nous touche tant ? Pourquoi le voir détruit (même si, je le répète, il est intact), nous émeut autant ? Quel est le rapport entre l’art et la nature ?
Les deux militantes n’ont pas choisi par hasard ce tableau de Vincent van Gogh. Il s’agit, selon les catégories propres à l’histoire de l’art, d’une « nature morte ». Ni le peintre Hollandais, ni ses tournesols ne constituent la cible des deux militantes ; c’est un moyen pour nous montrer quelque chose. Nous sommes capables de nous émouvoir pour la représentation artistique d’une « nature morte », mais restons indifférent·e·s devant la réalité la plus concrète de la mise à mort de la nature.
Lorsque l’on s’attache à comprendre le sens que ces deux militantes donnent à leur action, force est de constater que celle-ci a été mûrement réfléchie, qu’elle est pertinente et qu’elle met le doigt là où ça fait mal. Action spectaculaire, militantisme qui se met en spectacle, il faut le reconnaître, mais pour mieux se jouer de – et peut-être déjouer – la façon dont nous, internautes, nous mettons quotidiennement en spectacle sur les réseaux sociaux.
Phoebe Plummer et Anna Holland ont été arrêtées et poursuivies en justice pour dégradation de bien public – charge pour laquelle elles ont plaidé non-coupables – tandis que les gouvernements autorisent librement les grandes compagnies pétrolières à brûler toujours plus de pétrole et à réduire toujours plus de forêts en cendres, sans craindre de susciter autant notre émoi.
Peut-être que le plus grand crime que ces deux militantes ont commis – celui pour lequel nous les condamnons si promptement – c’est de nous mettre face à notre incapacité à nous indigner pour les choses qui comptent vraiment, à savoir, non pas la dégradation simulée, fictive, d’un tableau représentant une « nature morte », mais la mise à mort, bien réelle, de la nature et, avec elle, celle des conditions d’habitabilité de la planète que nous lèguerons à nos enfants et, à vrai dire, à nous-mêmes, d’ici seulement quelques années. Elles ne nous renvoient à rien d’autre que notre propre inaction, notre silence coupable, notre complaisance et notre complicité à l’égard des forces et des pouvoirs qui, systématiquement, depuis plus d’un siècle et avec toujours plus de brutalité, tuent, assassinent, éradiquent le vivant.
Et c’est en cela qu’elles nous dérangent profondément. C’est là la raison pour laquelle nous cherchons absolument à désamorcer la portée de leur action. Leur véritable cible n’est ni van Gogh, ni l’art en général ; c’est nous. Et notre manière d’attribuer toujours plus de valeur et d’importance à des artéfacts humains – aussi nobles et bien intentionnés soient-ils – qu’aux êtres vivants qui se font exterminer (et continueront vraisemblablement de l’être) sans même nous voir sourciller.
Ces deux militantes ont été traitées avec dédain ; elles ont été moquées, infantilisées, insultées ; les internautes ont souligné à quel point elles se tromperaient, à quel point elles manqueraient, dans leur lutte, d’intelligence et de cohérence. Ce qui est, par ailleurs, et bien malheureusement, la manière habituelle de traiter à peu près toute jeune femme engagée pour l’écologie. Pensons aux réactions face à l’intervention de Greta Thunberg à l’ONU, face au blocage de la demi-finale hommes de Roland Garros par Alizée, militante de l’association « Dernière Rénovation », à l’attitude méprisante d’une grande éditorialiste télévisée face à la jeune Sasha, appartenant à cette même association ou, encore, à la journaliste Salomé Saqué, prise à partie sur un plateau dans une triste parodie du film Don’t Look Up.
Peut-être devrions-nous reconnaître que ces jeunes femmes ont mieux compris que quiconque l’urgence des enjeux écologiques actuels. Peut-être devrions-nous partir du principe que Phoebe Plummer et Anna Holland participent d’une certaine avant-garde du militantisme écologique, ce vers quoi, à l’heure des réseaux sociaux, il tend. Un militantisme qui prend en compte les réactions qu’il suscite et s’en prend, précisément, à ces réactions. Une performance exigeante, au sens où elle fait appel à nos émotions et à notre intellect. Elle provoque d’abord notre émoi et nous amène ensuite à le questionner.
Il ne nous reste, désormais, plus qu’à en tirer les conséquences et à changer le moteur de nos indignations, car celui-ci, comme elles nous l’ont bien montré, carbure toujours, hélas, au pétrole.