The truth will set you free but it will first piss you off.
De quel sexe parle-t-on ?
“Nous sommes, nous, dans une société du sexe ou plutôt à la sexualité : les mécanismes du pouvoir s’adressent au corps, à la vie, à ce qui la fait proliférer, à ce qui renforce l’espèce, sa vigueur, sa capacité à dominer, ou son aptitude à être utilisée. (…) le pouvoir parle de et à la sexualité ; celle-ci n’est pas la marque ou le symbole, elle est objet et cible. Et ce qui fait son importance, c’est moins sa rareté ou sa précarité que son insistance, sa présence insidieuse, le fait qu’elle est partout à la fois allumée et redoutée. Le pouvoir la dessine, la suscite et s’en sert comme le sens proliférant qu’il faut toujours reprendre sous contrôle pour qu’il n’échappe point ; elle est un effet à valeur de sens.”
Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, 1976
La sexualité, toujours au centre d’une attention particulière, semble prendre une place de plus en plus importante dans notre société, bien au delà de la simple socialisation des relations hommes/femmes. Levier stratégique de communication et d’incitation à la consommation (marketing et publicité), de construction communautaire (pour les “minorités sexuelles”) ou identitaire pour les militantes “post-féministes” (FEMEN, et autres mouvements de dénudation à dessein), dans les débats publics et les médias, elle est, comme le formule Foucault, partout « à la fois allumée et redoutée ».
A travers ce processus de mise en discours du sexe, se produit une confusion entre les notions d’orientation sexuelle, d’identité sexuelle, de sexe et de genre, ainsi qu’une naturalisation des catégories, notamment à travers la mobilisation de présupposés, obstacles à la contestation (Krieg-Planque, 2012). Les représentations sociales de la sexualité, qui circulent à différentes échelles – explicites, implicites, allusives -, sont rendues évidentes par le processus communicationnel dans lequel elles s’inscrivent. Or, elles prennent forme et sens à travers des actes de communication.
Pour le dire autrement, les actes de communication, comme les manifestations, font circuler des représentations en activant ou en produisant des évidences. Il me semble que la sexualité est un thème particulièrement intéressant à étudier du point de vue des processus communicationnels dans lesquels s’inscrivent ces représentations. Quelles représentations de la sexualité sont ainsi valorisées aujourd’hui? Et comment se reproduisent-elles dans l’espace politique?
“Il n’y a de sens qu’incorporé à des agencements complexes de matières sensibles. Même si l’on veut parler de représentations ou de systèmes de représentations, ceux-ci, pour l’analyse de la production du sens, ne peuvent avoir d’autre forme d’existence que celle d’investissements signifiants dans des matières. Le point de repère obligé de toute démarche empirique dans ce domaine, ce sont des phénomènes de sens attestés, (…) des ensembles signifiants qui ont été extraits, pour les besoins de l’analyse du flux ininterrompu de production-circulation-consommation de sens, dans un contexte social donné.”
Eliseo Veron, “Semiosis de l’idéologie et du pouvoir”, 1978
J’ai déjà analysé la mise en discours de la sexualité dans le discours d’un théâtre féministe à San Francisco, dans le discours d’accompagnement de la Marche des Fiertés 2011 (avec la polémique autour de l’affiche comme cadre), dans les magazines féminins et masculins de l’été 2012 et dans le discours de La manif pour tous. Les occasions de discuter de la (re)production de représentations sociales de la sexualité sont nombreuses, mais ces dernières sont davantage convoquées ou combattues que questionnées, théorisées et analysées.
Penser la sexualité comme co-construite par des objets techniques et sémiotiques, par des économies morales, des dispositifs de pouvoir et des pratiques culturelles et analyser la mise en forme/en corps/en scène dont elle fait l’objet, me semble être une perspective de recherche heuristique sur les rapports entre identité, discours et pouvoir.
“En fait, le savoir contenu dans le concept mythique est un savoir confus, formé d’associations molles, illimitées. Il faut bien insister sur ce caractère ouvert du concept ; ce n’est nullement une essence abstraite, purifiée ; c’est une condensation informe, instable, nébuleuse, dont l’unité, la cohérence tiennent surtout à la fonction.”
Roland Barthes, Mythologies, 1957
Les médias, ne prétendant être que le reflet de la réalité, participent à sa construction par la sélection, la reconstruction de faits et la production d’un discours véhiculant inévitablement des représentations du monde. Ensemble, ils produisent “un sens commun médiatique” (Bertini, 2009) et élaborent “les énoncés servant de références à l’ensemble des individus et des groupes qui composent le tissu social”(Bertini, ibid.). Les discours en circulation participent directement à la (re)production de représentations de la sexualité (hétéronormée) et de modèles genrés (stéréotypés) socialement et moralement acceptables et en cela conditionnent les relations, à soi et aux autres, à son corps et au corps de l’Autre.
L’étude de la (re)production, de la circulation et de l’appropriation de représentations sociales de la sexualité interroge les évidences, ce qui va de soi, ce qui a été institué comme cadre à force de contacts avec le monde. Pour déconstruire ces évidences, posons-nous une question : de quoi parle-t-on ? De quoi parle-t-on lorsque l’on parle “des femmes” ? Ou “des hommes” ? De quoi parle-t-on lorsque l’on parle “des jeunes” ? Comme lorsqu’il est question “des homosexuels”, “des Noirs”, des “musulmans”, le groupe ne préexiste pas à sa constitution politique. La « nature », bien qu’invoquée, n’est qu’un prétexte ; l’identité est un enjeu, non un fondement (Fassin, 2009).
En quoi les discours sur la sexualité reproduisent et/ou renouvellent-ils les rapports de pouvoir dans les relations entre les gens – et entre les genres? En somme, l’objectif est d’interroger la circulation de représentations sociales de la sexualité comme participant d’une économie de régulation des relations – de soi à soi, mais aussi aux autres et notamment à « l’autre sexe ».
Dans un “monde de l’image”, où la visibilité médiatique semble être l’objectif principal de toute construction communicationnelle – y compris de l’image de soi – et où les exigences de productivité pèsent, je propose de penser la sexualité par ses médiations médiatiques et médiatico-didactiques. Aussi, dans la perspective d’interroger les modalités didactiques contemporaines de transmission de « savoir » sur la sexualité, il s’agit de faire attention à ses formes les plus « populaires » (Press, 2001).
Finalement, de quel “sexe” parle-t-on ? S’agit-il vraiment de sexe? Et comment les sujets s’en arrangent-ils ?