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Billet de blog 4 juillet 2013

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"Blachman" : c'est quoi le problème ?

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Chronique traduite en turc et publiée sur uplifers.com le 19/07/13 – http://www.uplifers.com/blachman-kadin-vucutlari-ve-erkek-yargilari-sorunsali/

“Blachman”, c’est une nouvelle émission de téléréalité danoise “très controversée” : une femme entre dans une pièce faiblement mais savamment éclairée et se déshabille silencieusement devant l’hôte (mâle) et un invité (mâle) – et des milliers de téléspectateurs. Les deux hommes, à voix haute et devant elle, critiquent son corps (soit disant au sens artistique). Elle, debout et toujours silencieuse, se tourne et se retourne, de dos, de trois quarts, de profil, suivant docilement les instructions des “juges”.

Le célèbre musicien du jury du “X-Factor” danois Thomas Blachman, hôte de l’émission éponyme, ne voit pas en quoi le contenu de son programme est problématique. Au contraire, il considère qu’il s’agit là d’une occasion donnée aux hommes de discuter du corps des femmes “assoiffé de mots, de mots d’hommes”. Dans l’esprit tordu de son créateur, l’émission consiste à explorer l’esthétique des corps féminins d’un point de vue artistique et quasiment “universel” – ie. le point de vue d’hommes blancs, hétérosexuels, connus.

Question : Comment un tel concept a-t-il pu être signé comme un programme de prime time ?

Dans une société où l’érotisme est le premier levier de consommation et où le profit est roi, cette émission n’est finalement qu’une sorte d’emblème de ce qui se passe dans la vie quotidienne d’une femme : elle est jugée par des hommes tout habillés qui la regardent fixement et l’inspectent sous toutes les coutures. La différence c’est qu’ici, c’est légitimé (par un média), la femme se soumet d’elle-même, volontairement et bénévolement à ces commentaires, elle est nue et elle n’est pas autorisée à parler.

Les hommes, eux, parlent. Ils parlent des femmes, en les objectivant et en les évaluant, mais aussi d’esthétique, de culture, de politique, de philosophie et, bien sûr, d’eux-mêmes. Pendant ce temps – 30 minutes -, la femme est là, debout, silencieuse, nue, pendue aux lèvres des deux hommes-juges qui, en acceptant d’opinioner sur son corps, lui rendent ce que Blachman considère comme un “service”. Il affirme d’ailleurs : “L’ingratitude est la seule chose qui puissent démoraliser les quelques génies qui vivent dans ce pays. N’oubliez pas, je vous donne du jamais-vu. Ne mordez pas la main qui vous nourrit”. Vous entendez ? Dites merci, les pauvres (pauvres cons ingrats).

Seulement, il n’y a pas grand chose de nouveau là-dedans… Ce n’est qu’une amplification de l’ambiance générale sexiste de nos sociétés patriarcales. Dans la culture populaire – et en général – ce n’est vraiment innovant d’objectiver le corps des femmes, de les évaluer (en fonction des normes esthétiques dominantes en vigueur), de les juger, de les mépriser. La différence c’est que (d’habitude) les femmes gardent leurs vêtements et (parfois) s’octroient le droit de répondre. Là, c’est plus direct, plus clair, plus “décomplexé”, comme on dit depuis Sarkozy. Le journaliste et musicien danois Torben Steno ne cache pas son admiration pour “l’audace” dont fait preuve Blachman : “Peu de gens pourraient ou oseraient faire ce qu’[il] fait”. Et oui, parce que c’est quasiment courageux tellement c’est pas du tout dans l’air du temps.

La productrice de la chaîne DR2 s’étonne dans le Sun : “On a là un programme qui révèle ce que les hommes pensent du corps des femmes. Franchement, où est le problème ?”

C’est vrai qu’objectiver les corps féminins est, somme toute, commun, presqu’anodin, “évident”. Rien qu’en marchant dans la rue (« comment est-elle habillée ? »), une femme s’offre à la vue, donc « naturellement » aux commentaires sur comment elle marche, comment elle se tient, ce qu’elle porte (justement), de quoi à l’air… Certains commentaires sont « négatifs », d’autres sont « positifs », assimilés à des compliments, mais tous sont inappropriés, dégradants, oppressants. “Nan mais t’es trop belle, va te cacher !”, “T’habites là ? On peut se connaître ?”, “Tu fais quoi après?”), ou plus “décomplexé” : “Tu veux pas qu’on aille chez moi vite fait ?”, “Appelle-moi si un jour tu te sens seule”… Si certaines femmes se complaisent dans ces commentaires et peuvent même s’en sentir flattées parfois, beaucoup en sont juste malades. D’où est-ce que le corps des femmes et les femmes tout court sont comme ça soumises aux regards et aux commentaires des hommes ? (Ce à quoi on peut envisager une réponse du style : “z’ont qu’à rester chez elles”.)

C’est vrai que les femmes qui participent à l’émission le font volontairement, personne ne les oblige ; elles veulent se soumettre au jugement soi-disant purement esthétique des deux mâles (et des milliers de téléspectateurs, donc). C’est vrai aussi qu’avec ou sans cette émission, les femmes sont soumises à des injonctions sociales et des normes esthétiques aliénantes. Et c’est vrai que l’opinion des hommes au sujet des femmes (et inversement) est construite comme importante. Mais pourquoi une personne se mettrait-elle volontairement dans cette situation ? Comment se fait-il que les femmes se laissent commentées et même se soumettent volontairement au jugement mâle ? Est-ce parce qu’elles y trouvent une forme de reconnaissance à être « validées » par d/les hommes ? Se sentent-elles « mieux dans leur peau » après ça ? Il paraît que les téléspectateurs sont plus angoissés à propos de leur corps après avoir vu un autre corps commenté à l’écran. Pensent-elles vraiment que c’est là la place qui leur ait donnée dans la société ? Il paraît aussi que les jeunes filles sont particulièrement enclines à intégrer les normes corporelles qui circulent dans les médias. On pourrait probablement en dire autant des jeunes garçons mais dans une moindre mesure en ce qui concerne le commentaire perpétuel auquel ils pourraient être exposés. Que se passe-t-il quand l’estime de soi cède la place à la validation de soi ?

Comme dirait un pote après avoir eu vent de cette émission : “je ne sais pas où on va, mais on y va”. Selon son créateur, l’émission est une occasion de “discuter de l’esthétique du corps féminin sans que la conversation ne devienne ni pornographique, ni politiquement correcte”. Mais improbable, pathétique et horrifiante oui. Les “juges” aiment à se penser comme des “amateurs d’art” et certains médias se laissent avoir par cette posture d’esthète désintéressé (suivez mon regard vers Le Figaro).

Le truc c’est que Blachman ne se contente pas de contempler l’œuvre d’art qu’est le corps féminin ; il la détaille, la scrute, la commente, et sa pseudo objectivité semble entamée quand il explique à propos des chevilles d’une participante : “ce sont des chevilles que je peux prendre fermement, qui vont bien avec la proportion de mes mains”, en mimant. Mais pourquoi diable voudrait-il agripper les chevilles de cette/des filles ?! Peut-être parce que, plus que pour “l’amour de l’art”, cette émission n’est qu’un prétexte de plus à commenter le corps des femmes, à l’évaluer, à se l’approprier. Peut-être.

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