En juin 2012, j’ai eu l’occasion de participer à un colloque organisé à l’Université de Nantes par le LESTAMP, le Laboratoire d’Etudes Sociologiques du Travail et de l’Acculturation en Milieux Populaires.
(Version non corrigée et non encore publiée. A paraître au printemps 2013.)
Réappropriation paradoxale de la sexualité pour redéfinir les féminités.
Anthropologie politique de Brava! for Women in the Arts, San Francisco
Lorsque j’ai lu l’intitulé de cette édition des Etés de LESTAMP « Des hommes, des femmes. Inerties et métamorphoses anthropologiques. Sexuations problématiques ? Féminité à l’œuvre, féminité introuvable, la théorie du ‘genre’ en question », j’ai voulu proposer une communication qui aborde la « féminité » non pas sur le mode d’une nostalgie de l’illusion de la fixité des identités genrées, mais au contraire dans une perspective de déconstruction des standards sociaux de genre qui se soutiennent du principe de la différenciation binaire des sexes.
Le genre est la construction sociale du sexe biologique. Plus qu’une « théorie », qu’il s’agirait de prouver, c’est un paradigme qui conditionne notre manière d’appréhender le monde. Comme l’a écrit le sociologue Eric Fassin, « la différence des sexes n’est pas une donnée de nature immuable; elle n’existe que dans l’histoire. Ce que c’est qu’être un homme, ou une femme, ne peut donc être abstrait du contexte social. Le sexe est indissociable des normes sexuelles, qui, par définition, ne sont pas naturelles. Or, si les normes sont susceptibles de changer, cela veut dire qu’elles sont un enjeu politique. ».
Mon travail sur les normes de genre, sexuelles et sexuées, se veut en lien avec la question des stéréotypes, des représentations collectives, mais aussi et surtout de l’agentivité, c’est-à-dire avec ces espaces d’action et de résistance locale aux représentations hégémoniques du genre [De Lauretis, 1987 : 18] des humains-sujets contre la « police du genre ».
Le terrain comme épreuve des problématiques de genre et d’identité sexuelle
Dans une démarche ethnosociologique, j’ai voulu lier expérience et théorie pour comprendre les implications empiriques d’un questionnement politico-philosophique d’actualité. Je fais dialoguer une approche anthropologique d’un lieu, de ses acteurs, de son histoire, de ses enjeux et une approche communicationnelle des supports (sémio-sociologie). L’articulation des regards révèle les tensions.
J’ai choisi d’étudier un cas : le Brava Théâtre, un théâtre communautaire dans le quartier latino du Mission à San Francisco. Ce théâtre est la figure de proue de l’organisation à but non lucratif Brava ! for Women in the Arts qui a été créée en 1996 par Ellen Gavin et 74 autres femmes artistes, activistes féministes et lesbiennes de la Galeria de la Raza.
L’objectif de ce travail est de mettre au jour la polyvalence tactique [Foucault, 1976] des discours du Brava qui lui permet de poursuivre des objectifs artistiques, communautaires, économiques et politiques. L’articulation en discours de la sexualité – que j’appelle « narratologie de la sexualité » – est le phénomène que j’ai observé et interrogé ici.
Comment l’articulation du discours du Brava au sein du système de représentations sanfranciscain révèle-t-elle d’une tentative d’inscription sociale de la sexualité pour en faire un facteur clé de construction identitaire collective ? Comment le Brava, en tant qu’entité économique, cherche-t-il à optimiser l’efficacité symbolique de son discours à travers la représentation de la sexualité ? Autrement dit, comment le discours du Brava articule-t-il les potentialités communicationnelles de la sexualité ?
La sexualité peut être entendue comme l’ensemble des tendances et des activités qui, à travers le rapprochement, l’union des sexes, recherchent le plaisir charnel, l’accomplissement global de la personnalité. Cette définition met en lumière deux dimensions intéressantes de la sexualité. D’abord, sa dimension synthétique : « sexualité » fait aussi bien référence au sexe biologique, au genre et à l’orientation sexuelle, au désir. Ensuite, cette définition pose la sexualité comme rationnelle dans la mesure où elle a au moins deux fins : « le plaisir charnel » et « l’accomplissement global de la personnalité ». Le « sexe » est ici entendu au sens foucaldien d’unité artificielle qui regroupe des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des conduites, des plaisirs [Foucault, 1976]. L’idée que la sexualité – en tant qu’objet discursif non comme réalité tangible et accessible – est un facteur important dans la construction identitaire constitue la base réflexive de ce travail.
Un terrain pétri de problématiques identitaires
L’univers discursif, le système de représentations sanfranciscain est particulier. Entre autres représentations mythifiées, San Francisco est le berceau historique et la ville-emblème du mouvement/de la communauté LGBT (qui représente aujourd’hui plus d’un quart de sa population). Le contexte historique et culturel du phénomène gay et lesbien à San Francisco éclaire l’articulation entre construction communautaire, engagement politique et revendication identitaire. San Francisco est une ville investie des problématiques de genre et de sexualité.
La particularité de la communauté LGBT est qu’elle se constitue en référence non pas aux signes sexuels visibles mais à la pratique sexuelle [Bourdieu, 1998]qui renvoie à l’espace privé donc non donné à voir. Cette tension entre espace privé et représentation publique est d’autant plus intéressante à percevoir qu’il s’agit ici d’un théâtre, un terrain poreux puisque le corps y est mis en scène. C’est dans l’espace privé que se jouerait l’appartenance à une communauté mais sa représentation serait pourtant nécessaire à la création d’une identité communautaire. La représentation implique le fait de rendre présent mais elle implique également une dimension théâtrale de mise en spectacle, de monstration. J’aborde cette notion aussi bien en tant qu’actualisation, donnée à voir, qu’en tant que monstration ostentatoire mise en scène dans les discours.
Et au Brava, la promesse est particulière comme nous le verrons par la suite.
Méthodologie
J’ai travaillé au Brava pendant cinq mois dans le département « marketing » et j’ai interrogé l’articulation entre inscription féministe, codes et pratiques professionnelles et pratique militante. De février à juillet 2010, j’ai mené une enquête, immergée dans le terrain, et interrogé les modalités de mise en discours, les modes de diffusion et de circulation des discours et leur reconnaissance sociale. J’ai participé à la plupart des situations observées, mené de nombre d’entretiens exploratoires et semi-directifs et recueilli des commentaires auprès des différents acteurs du lieu – aussi bien auprès du personnel du théâtre que du public, des artistes ou encore des journalistes. C’est à partir de mon expérience sur le terrain que j’ai pu non seulement observer mais aussi participer à l’élaboration et à la mise en place des stratégies et dispositifs communicationnels.
J’ai analysé les productions discursives concrètes et symboliques du Brava : les dispositifs de communication online – site Internet et page Facebook -, le bloc-marque, 15 articles de presse portant sur le Brava, sa programmation ou sa directrice artistique. En plus de l’observation participante, j’ai fait une collecte ethnographique d’objets et analysé le questionnaire administré au public dans le cadre d’une étude marketing en tant que dispositif de communication mais aussi les résultats des 212 questionnaires administrés. J’ai donc mis en parallèle la construction d’un cadre narratif par le Brava et l’efficacité symbolique de ce cadre afin d’interroger les pratiques professionnelles et les pratiques sociales d’écriture de la sexualité, les modalités du dire [Veron, 1987] de la sexualité dans le cadre du dispositif de sexualité mis en place par le Brava.
Ce qui a particulièrement attiré mon attention c’est la mise en représentation quasiment constante de la sexualité que ce soit dans les discours informels des membres du personnel, dans les choix de programmation, dans le discours institutionnel de l’organisation, dans les discours des publics et dans les discours liés au Brava en général (produits par et sur le Brava).
Je me suis efforcée de déconstruire ces discours pour en analyser la symbolique.
Résultats
- Articuler deux types de critiques féministes
L’étude du discours de Brava pose la question des rapports entre féminisme et lesbianismeet de la sexualité comme levier communautaire.
Pendant mon séjour à San Francisco, j’ai pu me rendre compte empiriquement de la place symbolique qu’occupent les discours sur la sexualité, notamment dans sa dimension identitaire. Et la communauté étant la forme dominante de l’identité collective à San Francisco, les deux sont souvent liées.
A San Francisco, il est communément admis que la sexualité ne découle pas du genre, construction sociale et culturelle, qui lui-même n’est pas naturellement lié au sexe biologique. Pourtant, dans les discours auxquels nous sommes exposés au quotidien, les notions de sexe, de genre et d’orientation sexuelle sont très présentes et souvent employées de manière indifférenciée.
La circulation sociale de la terminologie élaborée dans le cadre des études de genrea entraîné sa transformation et les usages sociaux qui en sont faits l’altère fatalement (par exemple dans le cas du Queer Girls Theatre Project qui emploie sans complexe la formule oxymorique « queer girls » alors même que, pour les puristes, le concept queer permet justement de dépasser « la régulation et la réification des relations de genre stable » [Bourcier, 2002]).
La tension entre lesbianisme et féminisme se retrouve dans le discours du Brava : s’il revendique son héritage féministe, sa réputation est bel et bien celle d’un théâtre lesbien et son discours joue sur cette ambigüité. Lors d’un entretien avec Erin Maxwell, co-fondatrice du Queer Girl Theatre Project, elle déclare : « ‘Brava ! for Women in the Arts’, on suppose que ça a un rapport avec l’orientation sexuelle ». Une organisation de femmes pour les femmes à San Francisco suggère l’homosexualité.
Le Brava tente donc d’articuler son passé féministe activiste « blanc » et les nouvelles figures du féminisme : les activistes queer, les queer de couleurs, les lesbiennes de couleurs, le mouvement sex positive… Autant de perspectives de redéfinition de la politique de l’identité « femme » – et de renouvellement des représentations sociales dominantes.
Le Brava – « pour les femmes artistes ! » – promeut un point de vue féminin et revendique son attachement à la donnée « genre » mais c’est dans l’implicite que s’entretient la confusion sémantique liée à l’usage indifférencié des termes « femmes » et « lesbiennes ». Il semble toutefois qu’il n’y ait pas de point de vue gay ou queer mais bien toujours des points de vues masculins et féminins...
- Articuler exigences économiques et idéologie politique
L’étude du discours du Brava pose aussi la question du recours au stéréotype dans la pratique professionnelle de la communication et de la sexualité comme levier stratégique de communication.
Tout en annonçant qu’il s’engage auprès de toutes les femmes, le Brava privilégie la cible LGBT. La segmentation des cibles communicationnelles au Brava se fait sur le critère unique de l’orientation sexuelle.
Le travail de terrain m’amène donc à travailler une population. La population LGBT constitue environ un quart de la population de San Francisco. Il ne s’agit plus d’un groupe homogène partageant les mêmes valeurs et le même style de vie et auquel on s’adresse de façon univoque. Jouant sur la dimension subversive de la programmation et sur l’isotopie de la sexualité, et faisant référence à ces sexualités alternatives, le Brava articule stratégie communicationnelle et discours politiquement engagé.
Pour la première de « The Beebo Brinker Chronicles », adaptation théâtrale d’un roman pulp d’Ann Bannon, nous mettons en place une « culture Beebo » : nous organisons une tombola dont le premier prix est un rendez-vous avec Erin Maxwell, l’actrice principale et nous annonçons l’événement sur le site d’annonces craigslist.org dans la rubrique « personnel » sous la forme « femme recherche groupe de femmes » pour promouvoir les rencontres organisées au Brava avec Ann Bannon. A ce propos, une spectatrice commente : « ça marche ! Maintenant, il y a des annonces de femmes à la recherche d’autres femmes pour les accompagner voir le spectacle, ça vous fait de la pub ». Les individus semblent donc trouver au Brava l’écho de leur préoccupation et se font le relais des discours promotionnels en les « personnalisant ».
L’utilisation de la sexualité et de sa manifestation comme signe subversif au sein de la sous-culture gay telle qu’elle est apparue dans les années 1970, est aujourd’hui un signe de reconnaissance de la population LGBT et correspond à son horizon d’attente. Plus largement, la représentation de la sexualité semble correspondre à une demande sociale.
Dans le cadre de la stratégie promotionnelle de « The Beebo Brinker Chronicles », la directrice artistique cherche à amplifier la dimension érotique et « titiller » la libido des lesbiennes et mâles hétérosexuels avec des illustrations érotisées de la pièce « this one is hot ! ».
« LGBT oriented », la légitimation de la prise de parole du Brava auprès de son groupe-cible, passe par la recherche de ce que j’appelle un « biais communicationnel » qui fait en sorte que les mécanismes de captation à l’œuvre dans son discours afin de répondre à des exigences économiques, n’édulcorent pas son objectif politique…
- Gérer les « polyvalences tactiques »
L’efficacité symbolique du Brava repose sur la gestion des « polyvalences tactiques » des discours : inscription féministe et pratiques militantes, et codes, pratiques et éthique professionnelles. Le processus d’identification est encouragé/valorisé dans le cadre du dispositif de sexualité mis en place par le Brava.
A propos de “Ramble-Ations”, un spectacle de D’Lo, transsexuel FTM, un journaliste du San Francisco Bay Times écrit : « Homme, femme, MTF, FTM, de tous âges, hétérosexuel, gay, bi, ou à la peau de n’importe laquelle des couleurs de Benetton… Cette histoire est pour vous ».
En entretien, Erin Maxwell me confie : « Personnellement, je n’aime pas le terme lesbienne et je pense que c’est générationnel. Je pense que beaucoup de femmes qui ont entre 20 et 30 ans aujourd’hui ne s’identifient pas comme lesbiennes. Ce phénomène n’est peut-être visible qu’à San Francisco mais queer semble bien plus englobant ».
La dimension narrative de l’identité est bien visible. L’analyse du questionnaire administré au public dans le cadre d’une étude marketing des publics révèle le mouvement paradoxal entre rejet de la catégorisation et volonté d’identification. Le questionnaire constitue autant un cadre narratologique normé qu’un espace d’écriture de soi : rien n’empêche de sortir des cases… pour mieux y rentrer. A la question sur l’orientation sexuelle, chacun cherche à mettre « le bon mot » sur sa sexualité.
La narratologie de la sexualité fait partie d’une narratologie de soi plus large. Les questions posées dans le questionnaire sont symptomatiques de l’imbrication de différents facteurs identitaires que nous pouvons maintenant mettre en parallèle avec le paradigme d’intersectionnalité, un prisme critique qui permet de questionner l’interaction entre de multiples facteurs de l’identité et du pouvoir dans les pratiques communicationnelles [Kimberlé W. Crenshaw, 1991]. Cela permet de nommer ce qui était émergent sous forme de proto-intersectionnalité, par exemple dans la déclaration d’intention (« mission statement ») du Brava :
Brava! for Women in the Arts est une organisation artistique professionnelle engagée à produire, présenter et cultiver l’art vivant célébrant l’intersection du féminisme et du multiculturalisme qui est à l’origine du changement social et solidifie la communauté.
Les pratiques sociales d’écriture de la/sa sexualité dans le cadre de du dispositif de sexualitémis en place par le Brava participent à la co-construction d’une narratologie de la sexualité sur des bases renouvelées qui remettent en question les normes hétérosexuelles comme homosexuelles. Mais de la même manière que le genre est une façon première de signifier les rapports de pouvoir [Joan Scott, 1988] en même temps qu’il peut les occulter, les objets produits réinterrogent en boucle les idéologies qui les légitiment…
Conclusion
Finalement, à travers le discours du Brava Théâtre se construit une vision alternative de la sexualité qui ne permet sans doute pas de dépasser la binarité du genre mais la questionne tout de même et déjà, la dérange
Cependant, l’analyse des matériaux et la modélisation des résultats révèlent une réappropriation paradoxale de la sexualité puisqu’il s’agit d’utiliser un élément préalablement déconstruit comme levier politique (et communicationnel).
L’intérêt d’une approche de terrain par rapport à une analyse de discours pour traiter ce genre de problématiques permet d’interroger, au-delà des pratiques professionnelles, les pratiques sociales de l’écriture de la sexualité.
Bibliographie
BOURDIEU, Pierre, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998 et septembre 2002 pour la préface, Collection Points.
BOURCIER, Marie-Hélène, « Queer Move/ments », in Mouvements n°20, mars-avril 2002.
BUTLER, Judith, Troubles dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, 2e édition, Paris, La Découverte, 2006, Collection Poche.
CRENSHAW, Kimberlé W., « Cartographie des marges : Intersectionnalité, politiques de l'identité et violences contre les femmes de couleur », in les Cahiers du genre, n°39, 2005 (publication originale : « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, 1991, vol. 43, n°6, pp. 1241–1299).
DE LAURETIS, Teresa, Technologies of Gender: Essays on Theory, Film, and Fiction, Bloomington, Indiana University Press, 1987.
FOUCAULT, Michel, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, Collection Tel.
JEANNERET, Yves, Penser la trivialité, Volume 1: la vie triviale des êtres culturels, Paris, éditions Hermès-Lavoisier, 2008.
VERON, Eliseo, La semiosis sociale. Fragments d’une théorie de la discursivité, Vincennes, PUF, 1987.
VERON, Eliseo, « Semiosis de l’idéologie et du pouvoir », in Communications, n°28, 1978.
(Abstract / mémoire de Master 1 "Identités sexuelles et Communautés. La représentation de la sexualité dans le discours du Brava Théâtre" - CELSA Paris-Sorbonne, 2010)