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Billet de blog 3 juillet 2023

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De la mer à la forêt : le naufrage à perpétuité

Après en avoir tant parlé, on a déjà détourné les yeux et les paroles de ce qui est survenu, ce 14 juin, au Sud Ouest du Péloponnèse. Il y a pourtant encore tant à dire... Mais peut-être est-il aussi temps de s'interroger sur nos modes d'attention... et d'indifférence. Proposition pour rester plus longtemps, décentrer le regard et regarder vraiment ce dont il est question.

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Illustration 1
Depuis les côtes de Lesbos... l'horizon © Lesvos Solidarity

Pendant un peu plus de deux semaines, on aurait dit que « tout le monde en parlait ». On a donné un peu plus de temps radiophonique ou un peu plus d'espace rédactionnel à ce qui d'habitude se contente d'une simple mention : un bateau transportant des « migrants » a chaviré causant tant ou tant de décès, tant ou tant de rescapés. La plupart du temps, on se contente juste de nombrer, jamais de nommer. À quoi bon ? Dans l'opinion commune telle qu'elle est allégrement façonnée par les discours politiques et les gestions médiatiques, les concernés ne sont pas perçus comme des personnes, des singularités dotées d'une histoire spécifique, d'un trajet singulier... ils sont juste identifiés comme « migrants » qui partent de « chez eux » pour tenter de venir « chez nous ».

Récemment, en regard du naufrage survenu dans la nuit du 13 au 14 juin au large de Pylos, en Grèce, on a en effet eu l'impression qu'un peu plus de considération était donnée à la situation. Le nombre est retenu car il est impressionnant : plus de 700 personnes voyageaient sur ce chalutier. Puis, on s'est autorisé à un peu plus de précisions : ce ne sont pas juste des « migrants », ce sont notamment des femmes et des enfants qui, tous, sont décédés. Ils et elles voyageaient au fond de la cale du bateau. Seuls une centaine d'hommes placés, eux, sur les parties supérieures du navire ont survécu. De ceux-ci, de leurs histoires, de leurs douleurs, de leurs espoirs de retrouver un proche ou d'être retrouvés par des proches, on ne dira et l'on n'inscrira presque rien. Pas plus que l'on ne s'attardera trop longtemps à parler de toutes ces familles et ami.e.s des disparus qui, depuis plus d'une semaine, trouvent les moyens de se rendre au lieu où sont, non pas accueillis, mais « retenus » les survivants : d'abord dans un hangar à Kalamata puis derrière les barrières du camp de Malakasa situé à plus de 30 km d'Athènes. Loin des yeux, évidemment. Encore moins prendra-t-on le temps de questionner sérieusement l'arrestation de ces « 9 ressortissants égyptiens » et dont l'accusation n'a besoin que d'un mot pour être justifiée : passeurs. On indique vaguement que l'un d'eux était le capitaine du bateau ; les autres auraient été désignés par les rescapés. Peu importe que, depuis des années de drame migratoire, on ait constaté, et pas qu'une seule fois, que les personnes conduisant les bateaux ne sont pas forcément celles qui ont organisé le voyage et qui se sont fait payées pour cela. Peu importe que l'on ait déjà entendu, et que l'on puisse entendre cette fois encore, que certaines des personnes se trouvant à piloter le navire ne l'aient pas fait par choix et préméditation mais par force de situation car aucun véritable capitaine ne se trouvait à bord contrairement à ce qu'on avait promis aux passagers, ou parce que celui qui avait été désigné comme tel avait fini par succomber au cours du voyage, faute de nourriture ou d'hydratation. Peu importe à présent la force de la situation qui pourtant semblait partout susciter l'émotion : quand il s'agit de désigner les coupables et que tous les regards se trouvent fixés sur des identités assignées, tout le contexte se floute et, au final, disparait. C'est un effet d'optique bien connu, et bien calculé.

Soudain, on ne parle plus ni des femmes, ni des enfants, on parle juste des criminels à sanctionner pour trafic d'êtres humains. Ces êtres humains pour la vie desquelles, justement, ces capitaines de fortune se sont trouvés bien souvent à tenir la barre.

Peut-être sont-ils, tous ou en partie, réellement coupables mais ce n'est ni aux opinions diverses, ni aux leaders de partis, ni aux autorités grecques, dont on connait l'implication dans cette et ces histoires, d'en décider ; ce devra être jugé, défendu, entendu dans toute la complexité de « la situation ». Or cette complexité, au fur et à mesure que les jours ont passé, n'a cessé de se gonfler et de se rétrécir en même temps. D'un côté, en effet, on a l'impression que l'on est en train de vraiment s'intéresser à ce qu'il s'est passé, que l'on n'a pas balayé ce naufrage dans les secondes et quelques lignes dédiées au « fil d'actualité ». De l'autre, c'est comme si, plus on feignait de regarder, plus on perdait totalement de vue ce dont il est véritablement question et ce qu'il est le plus important de marteler : aujourd'hui, comme depuis trop longtemps, des hommes, des femmes et des enfants désignés comme « les autres », les étrangers, sont condamnés à mort par la politique européenne dont les auteurs sont censés « nous » représenter. Les passeurs qui, certes, existent et doivent être jugés ne sont toutefois qu'un effet de ce que l'Union Européenne, elle, fait en refusant de créer des voies légales de circulation pour les personnes en recherche de protection, comme elle recule à « mettre en place une politique d’accueil adaptée, à l’instar de celle qu'elle a su installer pour faire face à l’arrivée de plusieurs millions d’Ukrainiens en 2022 »1.

Face à ce terrible naufrage, les représentant.e.s et chefs d'États européens ne sont pas les témoins consternés et affectés comme ils et elles s'efforcent de le jouer. Ils, elles et nous sommes toutes et tous directement concernés. Et nous ne le sommes pas que dans la binarité des victimes et des coupables, ni dans celles des victimes et des sauveurs – rôle qu'adorent endosser, au delà des politiques, certains humanitaires plein de bonne charité ou des pseudo artistes qui lancent des projets pour sauver, avec les migrants, la civilisation et ce à coup de navire de luxe, le « Navire Avenir » notamment, aménagé pour secourir celles et ceux à qui l'on n'attribue pas d'autres rêves et aspirations que celle-ci : être repêchés par des héros tout blancs... 2. Non, nous ne sommes pas impliqués qu'à partir de ces fausses et morbides répartitions, nous le sommes en tant que membres d'une communauté humaine qui ne vivons pas seulement sur le territoire délimité propre à tel ou tel État-Nation mais qui partageons le même monde commun.

Or, ce monde est devenu un perpétuel naufragé.

Il voit ses membres se noyer et son corps entier toujours prêt à se renverser. Il est en tout point percé. « Notre » monde est fracturé, lacéré, pas seulement par les frontières physiques mais aussi par celles symboliques qui ne cessent de s'imprimer et de se renforcer à mesure que l'on parle sans « se parler », que l'on « parle de » au lieu de « parler en tant que » et que l'on observe les situations sans se regarder en leur sein.

In-voir en prétendant regarder

À première vue, pourtant, on avait de quoi penser que, dans ce terrible naufrage de Pylos, on ne se contentait plus de désigner les coupables du dehors – les 9 jugés passeurs – mais qu'on retournait enfin les yeux au dedans, reconnaissant l'implication des autorités grecques.

Mais, des autorités grecques seulement.

Or, bien plus de protagonistes sont concernés, à commencer par « notre police », Frontex, dont certains articles mentionnent seulement - quand ils le font - le « passage » d'un de ses drones au dessus du navire en détresse et l'information qu'elle aurait donc immédiatement fournie aux gardes côtes grecs. Puis, comme par magie, cet avion disparaît, Frontex disparaît, l'Union Européenne qui en a la responsabilité disparaît, seuls « les grecs » sont exposés. Faisant mine de jouer, non plus les sauveurs, mais les justiciers, les « partenaires » se disent choqués, annoncent que des enquêtes vont être menées alors que les différents média se félicitent de les avoir entamées. Peu à peu, on ne parle plus que de ça. Le récit tragique du naufrage et de ses passagers est recouvert par celui policier qui, lui, sait retenir plus longtemps les attentions et créer tout autant de l'audimat que l'illusion, pour les lecteurs et auditeurs, qu'ils sont restés concernés par le terrible événement et mobilisés pour que « justice soit faite ». À l'illusion d'optique s'associe l'illusion du mouvement et de ce que l'on croit être de l'ordre de la mobilisation. Mais on assiste surtout à une fade et passive stagnation qui ne changera pas la situation mais au contraire assurera son maintien. On n'éradique pas une infection en se contentant de traiter la plaie purulente. Il faut s'approcher du terrain infectieux, se forcer à mettre les yeux sur ce qui nous rend tout sauf glorieux et à mettre le nez là où ça pue. Une telle sollicitation des sensibilités n'est pas dans les usages de notre « civilisation » et encore moins de notre société anesthésiée qui s'endort sous les imageries rassurantes qu'on peint en noirs et blancs, qu'on légende en bons et en méchants. On préfère se détourner et orienter tous les regards vers les coupables désignés. Se concentrer ainsi sur les actions des gardes-côtes et des autorités grecques en prétendant « faire la vérité » ne fait que participer au masquage de ce qu'il est urgent, pas seulement de dire, mais de mettre à l'impulsion de nos actions actuelles et à venir : l'Union Européenne pilote une machine de mort dans laquelle nous sommes, non seulement, embarqués mais pour l'avancée de laquelle nous sommes aussi en train de ramer.

Que nous est-il arrivé ? Dans quelle crise des sensibilités avons-nous plongé pour que l'on soit à ce point arrêté, stupéfait par ce que l'on voit et dont l'horreur devrait pourtant tous nous mettre en mouvement et en résistance ? Que nous est-il arrivé pour que, en réalité, on voie moins que ce que l'on croit ; moins que ce à quoi l'on veut férocement croire en idolâtrant l'ancien « plus jamais ça » qui recouvre de son ombre passée les génocides multiples qui ont lieu sous nos yeux et qu'on refuse de considérer en ces termes. On ne voit pas le présent et les présences annulées, noyées, abandonnées. On veut croire que « ça », c'est du passé ; que nous sommes une civilisation du « progrès » et que l'on ne revient jamais sur ce qui a été gravé dans l'histoire comme « terminé ». Peut-être ne s'agit-il pas que de naïveté ou d'illusion mais, plus que d'une crise, d'une sorte de longue infection, d'une contamination continue de nos sens et sensibilités dont les fonctions sont à présent corrompues. Certes la responsabilité des « médecins-chefs » qui nous traitent et qui dictent nos comportements sous l'argument de notre « protection » est largement impliquée ici. Mais nous sommes des patients très disciplinés et, surtout, qui avons appris à aimer cette position. Être assistés, supposément soignés, et en réalité, de manière subtile et vicieuse à la fois, infectés. Nous ne sentons plus, nos oreilles ont perdu leur vivacité et ne peuvent plus qu'entendre sans jamais écouter, nos langues qui ne font plus que répéter, se sont sclérosées et nos yeux, faute de circulations entre centres et périphérie, se sont asséchés. Nous sommes dans un temps où nous pouvons « tout voir » mais, en réalité, nous ne regardons plus rien. Ou, plus précisément, c'est comme si plus on voulait voir, discerner, élucider, plus on forgeait un mode de vision paradoxal qui sait effacer, flouter, au moment même où il cherche à focaliser. C'est peut être cela que l'on nomme « faire le point » en photographie ; c'est en tout cas ce que semblent produire les différents « points d'actualités » qui nous donnent accès aux « dernières révélations ».

Ici, en insistant sur celles faites de l'implication des grecs que tous et toutes feignent de dénoncer, comme ils prétendent en être choqués, bien des choses sont floutées. On efface les multiples accusations de cette même implication (en particulier dans les cas de pushbacks répétés3), déjà faites par les associations engagées mais aussi par certains représentants européens qui ont fait mine de « rappeler » à la Grèce ses obligations en regard de la législation portant sur la migration4. On sait bien que ce que « révèlent » les enquêtes menées après le drame de Pylos ne sont en rien des « révélations », juste une nomination publique de ce qui se fait en pseudo secret depuis des années ; on sait aussi que l'information est amputée de l'élément qui fait de cette implication, actuelle et passée, une responsabilité partagée – les grecs ne sont pas seuls et ils ne sont pas juste voisins des agents de Frontex, ils agissent bien souvent en concertation5.

La mise en scène est très facile à décrypter et pourtant on y joue « comme si c'était vrai » et en prétendant le faire au nom du vrai. Dans ces entreprises d'élucidation, que fait-on de ce drone de Frontex passé entre 10 et 11h et qui s'est contenté de transmettre l'information de la dangerosité de l'embarcation ? Que fait-on de l'information que l'Agence a, cette fois, reçue de la part d'Alarm Phone qui, à 16h, localise une nouvelle fois le bateau ? Que fait-on de cet autre avion géré par Frontex pour supporter les autorités grecques en mer ionienne ( l'IAI Heron drone, UC01) mais qui, étonnamment, ne circulait pas au-dessus d'elle car, ce même 14 juin, il avait été envoyé en mer Égée pour gérer un autre accident au Sud de la Crète 6? Que fait-on des autres bateaux qui ont croisé l'embarcation et qui eux aussi auraient pu être informés bien plus tôt pour aider les personnes dont on savait depuis des heures (grâce aux informations partagées par l'activiste Nawal Soufi) qu'ils manquaient d'eau ? Que fait-on des italiens qui ont aussi alerter les grecs mais qui, eux non plus, ne pouvaient apporter secours au navire car il n'était pas dans leur zone ? Que fait-on des décideurs de ces zones et des drames à répétition que celles-ci causent (on se souvient de la manière dont, le 24 novembre 2021, la France et le Royaume Uni se sont renvoyés la responsabilité de l'aide devant être apportée à trentaine de personnes exilés en danger dans la Manche . La « dispute » aura causé la mort de 27 des passager.e.s) ? Et en élargissant encore plus la focale, en explosant les focales et en écarquillant les yeux pour retrouver enfin quelque chose du regard agissant, on se demande surtout ce que l'on fait du mal grandissant que le naufrage de Pylos ne doit pas venir masquer mais au contraire rappeler. Car il en est l'un des symptômes, l'une des plaies, l'un des furoncles insupportable mais autour duquel nous devons nous affairer plutôt que vouloir à tout prix le colmater.

Circulez ! Il y a à voir

Ce mal qui affecte et infecte notre monde commun, était clairement rappelé et exposé, une semaine après le naufrage, dans un lieu qui voit ces scènes, ces pertes et ces recouvrements se rejouer depuis des années : Mytilène sur l'île de Lesbos. Ce soir-là, Lesbos Solidarity – une des associations les plus engagées politiquement et les plus anciennes, car faites de grecs et locaux et pas juste d'internationaux venant pour des missions de courte durée – avait organisé une discussion dans le restaurant Nan. Celui-ci est bien connu des personnes exilé.e.s et de leurs soutiens mais il est malheureusement fermé depuis plusieurs mois et, semble-t-il, le sera bientôt, définitivement. Ce soir-là, la responsable du lieu et son équipe, faite de personnes afghanes, égyptiennes, iraniennes... traitées à égalité avec les grecs, avaient donc ouvert exceptionnellement pour accueillir la rencontre. La date avait été fixée depuis un moment pour parler de ce qui n'est pas un autre sujet que celui du naufrage mais son pendant direct : la construction du futur centre fermé, prévu pour détenir celles et ceux qui seront parvenus non plus seulement à braver les flots mais aussi à échapper aux pushbacks, aux driftsbacks et/ ou aux chasses à l'homme dans les bois et forêts de l’île. Le drame de Pylos, survenu entre la prévision de l’événement et son déroulement, a évidemment changé si ce n'est le contenu de l'événement du moins sa qualité : ajouté à la dénonciation, à la colère et à l'appel à la résistance, il y avait le recueillement. Militant.e.s et militants, personnes exilées, ami.e.s de ces dernier.e.s... se retrouvaient ensemble ce soir-là pour s'offrir une consolation qui ne rime en rien avec pardon et résignation. À l'inverse, ce que le naufrage venait encore une fois éveiller en termes de chagrin et de dégout se doublait d'un élan puissant et gravant le refus : le refus de continuer à laisser subvenir « ça ». « Il nous faut passer de la solidarité à la résistance » fut une des formules lancées et applaudies mais aussi et surtout réellement écoutée, pas juste entendue. C'est-à-dire qu'elle fut suivie de nouveaux rendez vous pour organiser le refus concret, le refus acté et qui ne se satisfait plus des formule. Encore moins de celle tellement crue et vénérée qu'elle masque tous les faits. « Plus jamais ça » est une icône à décrocher, à ramener à hauteur des actes et des modes d'organisation. Pas pour plus tard, pour maintenant.

Le présent brulait lors de cette soirée sur l'île de Lesbos : un feu armé contre un autre. Celui des vivacités ranimées contre celui qui, partout, semble prendre en s'en prenant aux vivants. Dans la tristesse de ces jours de deuil, cette réunion des espoirs maintenus soufflait sur les braises éparses d'un grand feu de joie oublié et les laissait se rencontrer. Bien que se connaissant, des personnes se découvraient : il s'agissait de créer des actions et, en réalité, on se rendait compte qu'il y en avait déjà et qu'elles avaient du poids. Il y a notamment ce qui, sous la forme d'une alliance stratégique entre représentants de groupes ou de partis (très petits en Grèce) écologiste et groupes de soutien des exilé.e.s, est en train de gagner du terrain pour en faire perdre aux travaux entrepris pour la construction du centre fermé. Celui-ci a été pensé par l'Union Européenne comme un « nouveau départ » à proposer au gouvernement grec après l'incendie du désastreux camp de Moria en septembre 2020. Le nouveau est déjà vieux et il part dans la même direction que celle prise depuis des années pour construire les camps : ce nouveau lieu de détention sera placé à l'écart du centre, de tout centre. Loin des yeux, évidemment.

Il devra retenir 5000 personnes et se situe dans une des partie les plus isolée de l'île, en plein milieu d'une forêt de pins. Là, près de ce qui abrite la décharge de l'île, il n'y a pas d'école, pas d'hôpital, pas de commerce. Juste le camp et juste les pins. Depuis le lancement du projet, les pompiers de Lesbos disent qu'il est évident qu'il y aura un incident, un départ de feu et que, si cela se produit, tout l'île risque de bruler. Mais les maitres d’œuvres croit les plans – y compris ceux d'extermination qui ont déjà pris la forme de fours géants – plus que les plaintes des habitant.e.s et les arguments des experts locaux. Ceux de l'Union Européenne ont suffisamment vanté le chantier pour qu'il puisse commencer sans se soucier ni des humains ni de la forêt. Pourtant, les écolo ont réussi à trouver une astuce qui, aux yeux des juridictions européennes, invalide ou du moins fragilise grandement la construction : les oiseaux. Pour conduire les « détenus » au camp et pour y amener l'eau et l’électricité – du moins le minimum accepté - il faut construire des routes et, pour ce faire, éventrer la forêt. Mais cela signifie aussi détruire ses actuels occupants et chasser les oiseaux en mettant leur vie en danger. Et ce point-là, apparemment ne passe pas ; une certaine législation européenne ne le permet pas. Face à cette différence de traitement entre les vies à sauver et celles à enfermer, éloigner et nier, on n'ajoutera rien. Chacun jugera comme il l'entend, ou comme il veut bien l'entendre, de ce que nous rapportons ici comme des faits. Il est clair en tout cas que pour les participant.e.s de cette rencontre à Nan, et en particulier pour les personnes exilées qui s'y trouvaient, entendre ce décalage là entre l'interdit et l'autorisé et se rendre compte que des vies sont considérées comme ne valant pas plus que les déchets, tout cela emplit de colère, d'effroi mais permet aussi aux poings de se serrer et aux corps de se dresser. Pas juste pour affronter les auteurs du plan, les gouvernements, les représentants, mais pour se tourner vers les alliés et inventer des plans de sabotage. Rien ne s'est dit explicitement mais tout s'est compris. Dans les regards échangés, les rapprochements des corps et les conversations qui se sont continués en plus petits groupes.

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Le restaurant Nan, Mytilène © Lesvos Solidarity

Puis tout le monde est sorti. La soirée était loin d'être finie. Dans la cour du bâtiment placé juste à côté du restaurant, des musiciens se préparaient pour une de leurs soirées de célébration. Car, ces jours-là, on fêtait aussi l'anniversaire de RAD Music International. Il y a 5 ans, Rouddy Kimpiocka, réfugié congolais retenu à Lesbos depuis 2016, créait un groupe de musique Refugee African Dance pour que la vie des exilés soit un peu moins morose. Puis... il a aussi fallu penser aux enfants : des cours de danse, de chant ont été proposés par Rouddy et ses alliés. Puis c'est presqu'une école alternative que RAD a réussi à instaurer dans la camp, notamment au moment le plus difficile du COVID. C'est finalement devenu un Centre culturel, placé en plein centre de Mytilène, à côté de Nan, et où se croisent quotidiennement, 6 jours sur 7, des adultes, des enfants, des adolescents sortis du camp pour la journée, des locaux, des grecs venus d'autres régions, des internationaux. Les cours ne sont pas donnés juste par ces derniers : les transmissions ont lieu des deux côtés et si une jeune femme française donne ici un cours de langue, il est tout à fait probable qu'elle prenne aussi l'un des cours de danse ou de chant ou même de langue – farsi, arabe, bambara...- donnés par les membres de RAD et leurs alliés. Car, non, les exilé.e.s ne sont pas juste des corps à repêcher ou à enfermer. Ils sont des artistes pour les un.e.s, des intellectuel.le.s pour les autres ou tout en même temps. Ils sont surtout, dans les demandes implicites qu'ils nous lancent, non pas pour être « sauvés », mais juste pour exister à nos côtés, une chance qui nous est donnée pour cesser de nous noyer. Nous sommes, à partir du moment où ils et elles sont inclus.e.s dans le nous qui parle ici, en train de construire tout autre chose qu'un navire de sauvetage qui, en voulant la prendre, oublie que la mer de ses navigations est devenue un pur flot de barbarie. Nous nous affairons à tout autre chose qu'à des sur-vies mais bien aux conditions minimales qu'il nous faut rassembler pour que quelque chose comme une vie puisse se trouver et se partager. Le naufrage a lieu de la mer à la forêt en passant par les terres qu'on lacère pour y bâtir d'autres camps. Mais nous pouvons encore saboter, bifurquer et se tenir ensemble, les un.e.s à côté des autres et non plus les un.e.s face aux autres, pour tenter de regarder, avec humilité et confiance, le monde commun que nous dessinons.

Au présent, dans les présences, aux futurs qui se conjuguent dès maintenant.

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Anniversaire de RAD Music International © Rad

1Comme le dit Claire Rodier dans sa très pertinente analyse du projet de réforme du droit d’asile sur lequel l'U.E vient de se mettre d'accord : « L'Europe se ferme un peu plus aux réfugiés » paru dans la revue Alternatives économiques le 23.06.2023.

2C'est en invoquant la « civilisation », en effet (comme si celle-ci n'avait pas suffisamment rimé avec colonisation) et l'Europe à sauver que Sébastien Thierry profitait de ce terrible naufrage pour faire la promotion de son projet nommé Navire Avenir dans la revue AOC : https://aoc.media/opinion/2023/06/15/decivilisation-en-mediterranee-il-y-a-urgence-a-construire-des-navires-pour-le-sauvetage-en-haute-mer/. Son texte est d'autant plus « problématique » - pour le dire avec retenue - qu'il colporte des mensonges, à commencer par ce présupposé selon lequel on manquerait de bateaux de sauvetage. De tels bateaux existent, mais ils ne peuvent justement pas faire leur travail du fait de cette même Europe qu'on veut ici sauver. Et des bateaux pouvant aider, secourir en partie, il y en avait autour du chalutier avant qu'il ne sombre. Le « sauvetage » doit-il être le seul fait des désignés et le fruit du courage des équipes de Sea Watch, d'Open Arms, de SOS Méditerranée... permettant à tous les autres de se détourner d'un bateau en détresse ? Qu'alimente-t-on quand on continue de faire l'éloge du sauvetage alors qu'il faudrait justement se battre pour que celui-ci n'ait plus lieu d'être ? Mais cela demande sans doute d'être plus sur les terrains que dans les musées d'Art contemporain ou dans les cocktails de célébration organisés par le président Emmanuel Macron qui, dans sa rhétorique sécuritaire, parlait il y a peu, comme l'auteur du Navire Avenir qui semble lui avoir emprunté la formule, du danger de « décivilisation ».

3On renvoie ici à l’impressionnant travail de Forensic Architecture qui, en lien avec plusieurs organisations telles qu'Alarm Phone, Aegean Sea Report, Border Violence Monitoring Network... montre grâce à sa cartographie interactive qu'entre février 2020 et février 2022, 1018 drifts backs ont eu lieu en mer Égée, impliquant 27464 personnes.

4Ces « alertes » ont régulièrement énoncées par l'U.E (à titre d'exemple) comme si celle-ci jouait une pièce d’illusionniste où tout n'est qu'artifice et jamais rien ne s'incarne dans les faits. C'est une pièce à large public et grand succès.

5Dans cette même étude de Forensic, relevant les cas de pushbacks et drifts backs il est aussi précisé que « FRONTEX apparaît directement impliqué dans 122 de cas ; qu'il est supposé avoir eu connaissance de 417  qu'il aurait enregistré dans ces propres archives en les décrivant-masquant comme des « interdictions d'entrée ».

6Voir l'enquête, cette fois très complète, de Mada Masr and OmniaTV, ici

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