Justino Gracia

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 23 avril 2010

Justino Gracia

Abonné·e de Mediapart

Argentine: «Clarin», pouvoir médiatique et enfants des disparus

Ernestina Herrera de Noble est la propriétaire du plus puissant groupe de presse argentin constitué autour du quotidien Clarín. Elle est soupçonnée d’avoir adopté illégalement deux enfants en 1976, ses héritiers Marcela et Felipe.

Justino Gracia

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ernestina Herrera de Noble est la propriétaire du plus puissant groupe de presse argentin constitué autour du quotidien Clarín. Elle est soupçonnée d’avoir adopté illégalement deux enfants en 1976, ses héritiers Marcela et Felipe.

L’Association des Grands-Mères de la Place de Mai réclame depuis longtemps auprès des tribunaux argentins que des tests ADN infirment ou confirment cette présomption, à partir des études que peut mener la Banque Nationale de Données Génétiques -parmi lesquelles celles de nombreuses familles de disparus de la dictature argentine (1976-1983).

Toute personne est innocente jusqu’à preuve du contraire. Mais au silence imposé sur l’origine véritable des enfants de la propriétaire du groupe Clarín pendant trois décénies, succède désormais une série de stratégies pour empêcher de savoir s’il y a eu ou pas appropriation d’enfants de disparus, un crime de lèse humanité imprescriptible.

Le juge Conrado Bergosio, qui a repoussé durant huit années l’ordre d’analyse par les généticiens demandée par les Grands-Mères de la Place de Mai, doit se prononcer incessamment. Or sa marge de manoeuvre s’avère désormais limitée : l’opinion publique, qui a débattu passionnément la nouvelle loi des médias qui limiterait la puissance de l’empire Clarín, connaît désormais l’affaire et réclame la vérité. Le scandale guette ceux qui se proclamaient les acteurs et les garants d’une liberté d’expression (ou de pression ?), des donneurs de leçon de toutes les éthiques publiques : la propriétaire du groupe, ses éditorialistes, ses journalistes et ses politiciens vedettes.

A l’opinion publique

Hier, jeudi 22 avril 2010, nouveau coup de théâtre : Felipe et Marcela Herrera de Noble ont envoyé aux médias un texte qu’ils adressent « A l’opinion publique ».

Les arguments exposés révèlent une stratégie du désespoir : tenter d’agir encore avant l’inéluctable découverte de la vérité. Qu’on en juge :

«Dernièrement, nous entendons, nous voyons et nous lisons des choses qui ne sont pas vraies. On parle de nous sans nous connaître, sans savoir comment nous sommes, ce que nous pensons et ce que nous ressentons ». A l’évidence, les questions qui troublent ces jeunes adultes sont nombreuses. Il en manque cependant une, fondamentale : « qui sommes nous ». C’est celle qu’il ne faut pas poser car ce texte démarre sur une affirmation en caractères gras « Nous sommes Marcela et Felipe Noble Herrera, enfants d’Ernestina Herrera de Noble ».

L’argument principal tient en ceci : devenus adultes, leur identité leur appartient. Qui en douterait. Mais c’est oublier l’obligation de la justice de poursuivre le délit imprescriptible de disparition de personne, le droit de savoir des familles qui cherchent les leurs depuis plus de trente ans ainsi que celui de la société entière qui a subi le terrorisme d’Etat et réclame de punir les bourreaux d’hier et de démocratiser l’information et la parole aujourd’hui.

Puis ce balancement entre sphère publique et sphère privée s’inverse : selon Felipe et Marcela, leur identité serait la manière d’atteindre leur mère adoptive. Elle constituerait un prétexte pour le Gouvernement argentin actuel, et sa Présidente en particulier, pour « inventer des accusations » contre Ernestina de Noble et « persécuter » celle-ci.

En bref, ces jeunes adultes ne se présentent pas comme les victimes d’une appropriation illégale. Pire, le vocabulaire et la rhétorique qui pourraient faire le récit de celle-ci sont retournés systématiquement pour relater comment, aujourd’hui, le pouvoir politique en place voudrait « s’approprier de cette cause » et détruire ce que « rien ni personne ne pourra jamais », « ce lien » avec Ernestina Herrera de Noble, la « maman » qu’ils choisissent comme telle « tous les jours ». L’opinion publique ainsi interpellée doit comprendre que la peur ressentie par Felipe et Marcela, exprimée dans des termes qui renvoient à l’ Argentine des années de plomb, serait provoquée par le gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner capable même peut-être d’organiser « une manipulation dans les analyses génétiques ».

Une autre « guerre sale », médiatique ?

Le contexte actuel oppose une Argentine qui veut avancer dans la démocratisation –avec une liberté d’expression accrue-, à partir d’un travail de mémoire, et une Argentine qui veut perpétuer les pouvoirs qui se sont consolidés en partie grâce à la dictature -dont les puissants groupes de presse. On ne s’étonne donc pas des attaques que subit actuellement la porte-parole de l’Association des Grands-Mères de la Place de Mai, Estela de Carlotto. Epargnée jusqu’à présent, la voilà accusée dans des articles parus dans un autre puissant hebdomadaire de droite, La Nacion, de se laisser « coopter », comme les autres membres des associations des droits de l’homme (Mères de la Place de Mai, HIJOS...), par le kirchnérisme. Il est vrai que le 24 mars dernier, jour de la commémoration du coup d’état militaire, la Présidente de l’Argentine s’est engagée, au cas où les juges argentins ne rendrait pas justice aux Grands-Mères dans leur quête des enfants nés en captivité et appropriés durant la dictature, à les accompagner devant les tribunaux internationaux.

Hier, cette même association qui a permis à 101 jeunes personnes de retrouver leur véritable identité a été nominée au Prix Nobel de la Paix. Une toute autre noblesse...

Justino Gracia-Barrón, Michèle Guillemont, Miguel Praino

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.