Billet de blog 30 avril 2010
Les Mères, la mémoire et les médias. Chronique d’un jugement « éthique et politique ».
Après-midi d’automne à Buenos Aires, place de Mai, 17 heures. Un estrade : trois procureurs, une juge, un « conducteur », ainsi qu’une table et une chaise pour les témoins ; sur le côté, deux hexaèdres montrant les couvertures des journaux La Nación, Clarín et La Prensa, des revues Gente, Somos, Extra et La Semana, et des photos et extraits des textes écrits à l’époque (1974-1984) par les journalistes en cause ; par terre, face à l’estrade, l’assistance : des Mères, fichu blanc sur la tête, puis des familles de disparus, des enfants retrouvés ; tous portent un bracelet bleu au bras gauche, « JUGE ». Ce jeudi 29 avril sera jugé le comportement de la presse pendant la dictature et le traitement médiatique des disparitions. Après une présentation analytique des faits, une « expertise », menée par un groupe de trois journalistes, Hugo Ruano, Lucho Torres et Clara Tosi qui concluent leur intervention en montrant que les journaux en cause (Clarín, La Nación, et La Nueva Provincia de Bahía Blanca, entre autres) avaient « fourni un support idéologique et communicationnel –sic- au coup militaire », les témoins se succèdent à la « barre ». Des journalistes, ayant tous vécu la période en tant que journalistes, apportent avec eux des preuves, les éditoriaux d’Untel, les articles d’un deuxième, les entretiens faits par un troisième. La ligne éditoriale d’un journal, les intérêts économiques qui la sous-tendent, sont mis au jour (la dictature a donné aux groupes Clarín, la Nation et à un troisième dont le nom m’échappe, la gestion de l’entreprise de Papier-Presse, ce qui est à la base de leur puissance économique actuelle).Au fil et à mesure que les témoins se succèdent, une image prend forme, celle d’une presse –Clarín, la Nation, Gente, Somos, …— qui, déjà avant mars 76, appelait de ses vœux le coup militaire, celle des journalistes qui justifiaient les disparitions des personnes comme les « conséquences de la défaillance des parents », celle des journalistes qui savaient (l’Agence Argentine de Presse, où l’un des témoins travaillait à l’époque, transmettait aux journalistes toutes les informations, car elle n’était pas soumise à la censure militaire). Une intervention m’a particulièrement troublé, celle de la journaliste Claudia Acuña, qui apporte avec elle des notes de presse où l’on glorifie Jorge Videla, où l’on souligne le « climat familial qui règne dans l’un des [supposés] centres de réhabilitation pour des déserteurs de la subversion », « Ce n’est pas de l’information –dit-elle—, c’est de la propagande ». Cela fait froid dans le dos, … Rien ne t’oblige à te commettre autantPuis, elle raconte l’anecdote : une journaliste (encore une défaillance de mes notes, je n’en retrouve pas le nom), rencontre un collègue qui a accès aux « centres de réhabilitation » en présence d’un militaire. Elle est à la recherche d’un membre de sa famille, journaliste lui aussi, disparu, et elle en demande des informations au journaliste. Celui-ci lui explique que le collègue disparu a dû, selon toute vraisemblance, choisir l’exil –ce qui théoriquement était possible à l’époque pour un opposant ; puis, il lui assure que la recherche qu’elle mène est vaine. Alors, la femme, le regardant droit dans les yeux, lui dit : « Tu sais, personne ne t’oblige à aller aussi loin, personne ne te pousse à te commettre ainsi…» Il est vrai, rien ni personne –mise à part des intérêts économiques, la peur, ou un choix de carrière par-delà l’éthique- ne poussait ces journalistes à défendre l’indéfendable…… Sept heures et demie du soir, je quitte la Place. Evidemment ces journaux (Clarín, la Nación, Nueva Provincia, …), ces journalistes (Mariano Grondona, Magdalena Ruiz Guiñazú, Joaquín Morales Solá, Samuel « Chiche » Gelblung, …) ont été condamnés. Ce n’est qu’une sentence « éthique », sans pouvoir comminatoire. La démocratie est sauve. Ils continuent et continueront sans doute à exercer leur métier, à « informer » à leur manière (ne laissez jamais la réalité vous « détruire » un bon reportage, dit-on ironiquement dans certaines écoles de journalisme françaises) … Mais au moins, ici, hier, place de Mai, on a montré, preuves à l’appui, que ces journaux et ces journaliste avaient dénaturé les faits, qu’ils les avaient sollicités, … et que ce faisant, ils s’étaient joué de la vie humaine, … Une sacré leçon d’histoire, et une sacré leçon d’éthique.
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