Il est (encore) temps…
Chers Adhérents et Militants de Greenpeace France,
Mon aventure à Greenpeace a débuté en 2012, d’abord en tant que recruteuse d’adhérents, puis en tant que militante, référente nucléaire, coordinatrice de groupes locaux, activiste, et pour finir, élue à l’Assemblée Statutaire de Greenpeace en 2020.
Bien que le contenu de cette lettre ait pour but de partager mon indignation face au fonctionnement hiérarchique de l’association, et dont j’ai été témoin, je tiens à communiquer tout l’amour et le respect que je porte à l’égard des nombreuses personnes constituant Greenpeace, et qui à mes yeux représentent l’espoir, la détermination et le courage. Valeurs que je pense nécessaires pour mener à bien les actions de Greenpeace. Je ne remercierai jamais assez mes très chèr.es collègues pour leur engagement.
C’est ainsi, et non sans regret, que je vous adresse ma lettre de démission. Les circonstances sont telles que, dans un souci d’intégrité, je me dois de vous alerter. Par cette lettre, je vous adresse un bref compte rendu de mon mandat que, faute de temps, je n’ai pas pu approfondir plus.
Je voudrais dénoncer le déni de démocratie institutionnalisé au sein de nos instances, attirer votre attention sur des conditions salariales déplorables et persistantes en interne, ainsi que sur l’utilisation contestable de vos données personnelles. Et aussi, partager mes inquiétudes vis à vis du fonctionnement général de l’association, de ses impacts sur le terrain, et de la remise en question de l’indépendance financière, corollaire de votre voix citoyenne.
Déni de démocratie
Pour rappel, ce sont les statuts qui définissent le fonctionnement d’une association régie par la loi 1901. Une fois élue, et évidement engagée à ce que les statuts soient appliqués, je me suis étrangement retrouvée confrontée à un texte intitulé Board Libérateur.
Je découvre alors que le contenu de ce texte - écrit en 2011, par Sylvain Breuzard, (tout juste élu président) - régit le dit fonctionnement de Greenpeace, alors que ce n’est ni plus ni moins une déclaration d’intention.
Si je comprends bien la loi 1901, et selon mon interprétation de celle-ci, le Board Libérateur - qui ne parle que de “donateurs” et élude complètement l’existence des militants - vient, dénaturer l’esprit de cette loi. Car encore une fois, selon moi, il remettrait en cause le droit de contrôle - aussi faible soit-il - des adhérents sur leur association. Notez que seulement 15 des 30 membres de l’Assemblée Statutaire (AS) sont directement élus par les adhérents de Greenpeace France.
L’article 4 des Statuts stipule que c’est l’ensemble des membres de l’AS qui contrôle le budget. L’article 10 définit que les autres pouvoirs sont détenus par le Conseil d’Administration (CA), appelé le Board.
Ce qu’exprime le texte du Board Libérateur, et qui semble avec surprise prédominer sur l’article 4, permettrait aux quelques personnes du CA (dixit le Board) de s’approprier le pouvoir de contrôle du budget à la place de l’AS. Il est important de noter que les membres du CA cumulent leur mandat avec celui de membres nommés à l’AS. Pourtant, si l’on se réfère aux Statuts, lorsqu’ ils sont amenés à contrôler le budget, ils le font en leur qualité de membre de l’Assemblée et non du CA. Cette confusion induite par le texte du Board Libérateur semble anodine, mais illustre bien une volonté de contrôle du Conseil d’Administration sur l’Assemblée Statutaire.
Aussi, par le texte du Board Libérateur, la direction - dixit le Senior Management Team (SMT) - se voit accorder une véritable carte blanche dans l’exécution de ses missions par le CA. De fait, l’AS a été transformée en chambre d’enregistrement pendant presque une décennie. Cette dérive engendre une concentration du pouvoir qui se retrouve détenue par quelques personnes et dont les conséquences sont observables sur le terrain.
En tant qu’élue, j’ai été empêchée à plusieurs reprises d’exercer convenablement et sereinement les droits et les obligations qui m’étaient conférés par les Statuts. Par exemple, lors de notre première assemblée - et, alors que le budget pour 2020 s’élevait à environ 28 millions d’euros - les montants par service qui m’avaient été transmis ne tenaient que sur 2 pages. Un tiers des membres de l’AS avait donc voté contre le budget ce jour-là, estimant ne pas disposer des éléments nécessaires pour voter de manière éclairée. La création d’une commission - pour étudier le budget en amont - a depuis vu le jour, à la demande de plusieurs membres de l’AS.
Aussi, j’ai demandé à maintes reprises des documents concernant le budget et qui ne m’ont jamais été communiqués. J’avais, par exemple, demandé la liste des dix prestataires à qui nous versons le plus d’argent, notamment pour connaître l’ampleur de nos dépenses auprès des GAFAM.
Ce déni de démocratie, ainsi que le climat délétère qui en découlait, ont progressivement poussé plusieurs de mes collègues à la démission à mi-mandat. C’est le cas de Paul Jorion, par exemple. Je suis la cinquième personne à démissionner pour une instance qui ne compte que 30 personnes. C’est beaucoup.
Plus grave encore, le Secrétaire du CA, Éric Burgstahler - qui cumule son mandat avec celui de Président du fonds de dotation de l’association, « Fonds Greenpeace » - s’est permis de censurer régulièrement des procès-verbaux (PV), notamment certaines réserves formulées par les membres de l’AS. J’ai personnellement dû avoir recours à un avocat pour faire inscrire sur le PV les réserves que j’avais exprimées lors de l’Assemblée Statutaire tenue en décembre 2022. Elles portaient sur des demandes de clarification concernant l’utilisation des données des adhérents par le groupe Stelliant, via nos prestataires télémarketing, et aussi sur les questions de consentement et d’éthique qui en découlent.
En tant qu’ancienne élue, j’estime donc avoir souffert d’un déni de démocratie qui a été perpétré par le Conseil d’Administration, à travers la personne du Secrétaire, et par le SMT (la direction), via ses différents directeurs et directrices, en particulier Jean-François Julliard.
Fonctionnement
L’opacité au sein de l’association est telle que je n’ai découvert son réel fonctionnement qu’une fois élue. Greenpeace France ayant choisi de reprendre le modèle organisationnel et managérial classique des grandes entreprises privées, applique le “new operating model”. J’ai ainsi vu des campagnes, auparavant menées sur du moyen ou long terme, devenir de simples projets à très court terme. Apparemment, la recherche de quelques retombées médiatiques sans lendemain compte davantage que les résultats sur le terrain.
Je m’interroge sur les récents choix de campagnes, sur lesquels l’Assemblée Statutaire (AS) n’a plus aucune prise. La campagne “toxiques” a disparu, la campagne “eau“ peine à voir le jour alors que la pénurie liée aux sécheresses s’amplifie, la campagne “agriculture“ ne s’occupe plus directement des pesticides et la question du nucléaire est progressivement abandonnée à l’international… Que dire également de la suppression de la campagne “aviation/transports“ ou de l’affaiblissement vertigineux de la campagne climat depuis le début de l’année 2023 ?
S’attaquer aux enjeux écologiques avec des “projets” éphémères ne me semble pas sérieux. Je ne vois pas comment ce mode opérationnel pourrait être à la hauteur des enjeux écologiques et sociaux de notre siècle. Ces dérives me semblent être en corrélation avec la prise de pouvoir progressive de la Communication sur les Campagnes. En tant qu’activiste, j’ai parfois clairement eu la sensation de n’être perçue que comme une marionnette par le service communication.
Impacts sur le terrain et sur les militants
Le travail de terrain se retrouve fortement impacté par ce que je décris plus haut, et les militants sont en effet empêchés de mener correctement et sérieusement leurs combats sur les enjeux qui se posent localement, malgré la possibilité offerte de mener des « luttes locales ».
En tant qu’ancienne coordinatrice de groupe local (Montpellier, puis Narbonne), puis en tant qu’élue, j’ai pu constater que le budget du service des bénévoles (VU - Volunteers Unit) était beaucoup plus petit que les montants attribués à d’autres services, comme la Collecte ou la Communication. Comme si Greenpeace était avant tout une agence de relations publiques. Ensemble, ces services représentent les plus grosses dépenses de l’association. L’insuffisance budgétaire et le manque de campaigners disponibles pour les militants empêchent mécaniquement les groupes locaux de mener concrètement des luttes locales sur le terrain, ainsi que de s’associer de façon crédible aux acteurs locaux. Ces faits engendrent une incapacité chronique à financer des analyses scientifiques ou de prendre parti à un procès, voire simplement d’apporter des conseils juridiques. Les militants, faute de contenu comme de suivi, sont trop souvent cantonnés à des mobilisations de faible envergure.
De multiples autres dysfonctionnements persistants ont suscité une certaine colère chez plusieurs militants et activistes. La direction censura les messageries de visioconférence en guise d’unique réponse.
Des conditions salariales difficiles et de la souffrance au travail
Ayant fait mes premiers pas au sein de l’association comme recruteuse d’adhérents, c’est dès mon élection à l’AS que je me suis intéressée de plus près aux personnes que j’estimais être “les précaires de Greenpeace”. Je parle de ces personnes qui enchaînent des contrats à durée déterminée (CDD) et dont le salaire dépasse légèrement le SMIC. C’est extrêmement précarisant d’enchaîner des CDD dont le renouvellement est incertain. Or, c’est le cas des recruteurs et recruteuses d’adhérents, et aussi celui des salariés de la Relation Adhérents. Certains recruteurs enchaînent des CDD depuis plus de 10 ans.
En 2019, ces derniers ont exprimé leurs revendications - qui ont pour certaines, été obtenues - mais les managers de Direct Dialogue (le service des recruteurs d’adhérents) ont directement mis la main sur la désignation des représentants des recruteurs et de son organisation. Le ménage pris en charge dans les gîtes, l’augmentation du budget alimentaire et le 13ème mois au prorata des heures travaillées ont certes vu le jour. Des revendications ont été satisfaites, dans une ambiance de dépossession. Un audit a été effectué en 2021, mais les recruteurs n’en ont pas fait l’objet.
Curieusement, en 2022 Greenpeace se revendiquait d’avoir un rapport de 3.66 entre le plus haut salaire et le plus bas salaire (directeur exécutif compris). Toutefois, si on s’intéresse aux plus bas salaires, la grille salariale affiche un salaire minimum de 2313,50 euros (mensuel brut). Un recruteur d’adhérent qui débute est payé 12,74 euros brut de l’heure, cela ne dépasse pas les 2000 euros mensuels… C’est alors que comprends que les personnes en CDD ne sont pas comprises dans la grille salariale.
Lorsque j’ai posé des questions au sujet des recruteurs dans mes premiers échanges mails entre membres de l’Assemblée, j’ai été surprise de constater que la première personne à me répondre était le directeur exécutif, Jean-François Julliard, m’accusant de “tirer à boulets rouges” ; je trouve étrange que le directeur soit associé aux échanges entre membres de l’AS, alors que l’article 13 des Statuts stipule clairement que ces échanges sont soumis à la confidentialité.
Toutes les questions posées par nous autres, membres de l’Assemblée Statutaire (AS), sur des sujets relatifs aux conditions de travail, n’ont jamais obtenu de réponse claire. Et le Conseil d’Administration (CA) nous a bien fait comprendre que ce n’était pas notre rôle de nous en soucier. Pourtant nous étions malheureusement déjà témoins de nombreuses situations de turnover ou de burnout. À chaque question, un tant soit peu sensible, j’ai eu l’impression de ne recevoir que des invectives ou des attaques ad personam en guise de réponse.
En décembre 2022, le Comité Social et Économique (CSE) a dû insister lourdement auprès du CA pour que son intervention apparaisse à l’ordre du jour de l’AS, afin de pouvoir nous alerter sur une souffrance aiguë au travail, subie par plusieurs salariés. Juste après l’intervention du CSE, le directeur général est venu balayer cette alerte en affirmant qu’il ne s’agissait que “d’un ressenti du CSE”. Les beaux discours, affichés dans le cadre de Plus Jamais Ça, ne semblent pas s’appliquer en interne.
En tant qu’élue, je m’inquiète du nombre de turnovers et de burnouts constatés, car cela met en exergue les piètres conditions salariales que subissent certains employés.
Et en tant qu’adhérente, cela me pose un sérieux problème de conscience. Une nouvelle limite vient d’ailleurs d’être franchie, avec le licenciement sec d’un chargé de campagne - alors qu’il était aussi compétent qu’impliqué - et ce, à cause d'un simple tweet-clash...
La remise en question de la voix citoyenne des adhérents
La voix citoyenne... À Greenpeace, nous ne sommes pas de simples donateurs. En tant qu’adhérents, nous avons le droit de voter pour la moitié des membres composant une des deux instances gouvernantes de l’association... À travers ses 15 élus, les Statuts octroient aux adhérents un droit de regard sur leur argent. J’ai été très déçue d’avoir constaté que ni la voix citoyenne, ni le pouvoir conféré aux membres de l’AS n’ont été respectés par le SMT et par le CA.
Les dérives du SMT ne s’arrêtent malheureusement pas là. Les recettes n’étant plus les mêmes depuis la pandémie, la directrice de la Collecte et de « Fonds Greenpeace », Marie-Ève Lhuillier, est venue nous proposer la création d’un Comité Collecte afin de discuter de la possibilité d’accepter des financements de la part de fondations. Greenpeace se doit alors de trouver de nouveaux moyens de collecte de fonds, coûte que coûte. Pourtant, l’indépendance financière figure parmi les valeurs fondamentales énoncées dans les Statuts. Pour le moment, seuls les adhérents financent l’association. Cette indépendance est garante de leur voix citoyenne et leur confère un véritable pouvoir de contrôle via leurs représentants élus. Cette voix, déjà fragile, est aujourd’hui en danger. Le Comité Collecte permettrait à la direction de passer en force des propositions impopulaires telles que : la diffusion de spots publicitaires à la télévision (très fortement contestée en 2020 par les militants) et d’accepter les financements de la part de fondations (dont les modalités sont encore à définir).
Toutes ces années passées au sein de cette association m’amènent à croire que les éléments dans ma présente lettre de démission méritent votre attention. Je considère que ces pratiques sont en contradiction avec l’esprit de Greenpeace. Pour moi, elles vont à l’encontre du contrat social et moral qui avait été fixé entre l’association d’une part, via ses instances gouvernantes et l’équipe de direction ; et d’autre part, ses membres, adhérents, militants, activistes et salariés. Je ne suis pas la seule que ça révolte.
Par cette lettre, je vous invite à réclamer au Senior Management Team (SMT) et au Conseil d’Administration (CA) qu’ils vous rendent des comptes sur ces faits, car je suis persuadée que les adhérent.es et militant.es de Greenpeace restent souverain.es de leur association.
Je vous souhaite tout le meilleur, et que la lutte continue !
Karine Michiko Michils