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Billet de blog 8 novembre 2023

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UN THÉÂTRE QUI A PERDU SA VOIX

L'INDIFFÉRENCE DES THÉÂTRES PUBLIQUES AU MONDE QUI NOUS ENTOURE

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UN THÉÂTRE QUI A PERDU SA VOIX
Le monde brûle, et la vie suit son cours, tel un fleuve tranquille, sur les scènes des théâtres publiques. On se régale de Feydeau ou de Cyrano, on se délecte de Molière et de Labiche, et on fait la sourde oreille à ce qui se déroule autour de nous, à ce qui fait trembler la planète, à ce qui déchire les êtres humains et massacre les enfants à Sderot, ou les jette dans les flammes à Gaza. Pas un mot, pas un cri, pas un murmure, pas la moindre pétition ! Le théâtre est ailleurs, il regarde ailleurs, comme il l’a toujours fait, regarder à côté de ses pompes. Le théâtre français est sénile et agoraphpbe, c'est un diagnostic sans appel, mais personne n'ose dire la vérité à ce vieux malade. Depuis le massacre du 7 octobre, aucune voix ne s'est élevée sur les scènes publiques pour exprimer son empathie envers les victimes des deux camps. À ce niveau de violence, il n'y a plus de Palestiniens, ni d'Israéliens, il y a des femmes, des enfants, des hommes que l'on tue pour ce qu'ils sont, et qui ne sont pas coupables de leur propre identité. L'identité des uns et des autres ne constitue pas un crime passible de la peine de mort. Il est choquant de constater ce silence de la part des responsables de lieux emblématiques, que certains qualifient, non sans emphase, de "stéthoscope du monde," et d'autres, plus élogieux, de "pouls de la société," si ce n’est de la scène où "l'on doit cracher à la société ses quatre vérités au visage . On est très loin du compte ! Il y a bien eu un directeur de théâtre national qui, dans un élan d'empathie mémorable, a comparé le massacre des Israéliens par le Hamas au génocide des Tutsis et à l'extermination des Amérindiens en Amérique. Ainsi, les Palestiniens se retrouvent dans la peau des cow-boys et les Israéliens dans celle des peaux rouges ! Ni Netanyahou ni Itamar ben Gvir n'auraient osé faire ce double salto périlleux. Et à force de vouloir forcer le trait, on tombe dans le vide, si ce n’est dans le ridicule !  Le directeur de Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem a dénoncé le parallèle établi par certains entre le massacre d’octobre et la Shoah, estimant qu’il porte, et c’est vrai, atteinte à la mémoire des victimes du nazisme. Pourtant, le théâtre public adore la violence ; on jubile face aux gémissements de Sarah Kane, aux vociférations d'Edward Bond, aux scarifications d'Angelica Lidell, au raffut de Rodrigo Garcia, ou aux apocalypses de Vincent Macaigne. Pour "dénoncer" la violence que l'histoire inflige aux êtres humains et briser des tabous, qui malheureusement n'existent plus, on n'hésite pas à offenser la Vierge, à abuser d'un lapin, ou à ébouillanter un homard en direct, suscitant au mieux la colère de quelques catholiques réactionnaires en voie de disparition ou d'une poignée de bobos qui préfèrent déguster les crustacés en silence plutôt que de les entendre hurler sur scène grâce à des micros HF. Avec ce genre de facéties, on réalise que le théâtre n'est jamais sorti de la Quatrième république, et certains soirs, dans certaines salles parisiennes, on a l'impression d'être dans un service de soins palliatifs, en considérant la moyenne d'âge du public. Toute la violence dont je parle est métaphorique, les théâtres tolèrent la violence qui ne parle que d'elle-même, qui ne renvoie qu'à elle-même. Mais dès qu'elle évoque une situation concrète, à une histoire réelle, à un conflit actuel ; là, tout se gâte. On ne joue plus, de peur de basculer dans le politique, et le théâtre français, contrairement à celui d'Allemagne ou d'Angleterre, abhorre le politique. Il défend un art trop noble pour descendre aussi bas, c'est-à-dire au niveau du quotidien des gens.
Cette aphasie, ou cette apathie des théâtres publics, est le symptôme de son vieillissement, de sa dégénérescence. Enfermés dans des Centres Dramatiques Nationaux qui datent de l'après-guerre et qui ont mal vieilli depuis, surchargés de pléthores d'employés, fermés hermétiquement à la diversité, réfractaires aux auteurs qui ne comptent jamais parmi leurs nombreux salariés, une exception française, désertés par les jeunes et les classes populaires, travaillant dans une endogamie exclusive et insensée qui finit par produire des spectacles affublés d'atroces malformations génétiques, Les centres dramatiques sont aujourd'hui au théâtre ce que le charbon était aux locomotives à vapeur. Il faudra se résoudre par fermer ces CDN comme on a fermé Fessenheim, car trop vétustes, trop vieillots trop énergivores, trop polluants et en plus agoraphobes au possible. Libre aux jeunes comédiens et auteurs d'inventer alors de nouvelles énergies renouvelables sur scène.
J'ai fait l'expérience de cette difficulté à évoquer le réel lorsque j'ai écrit ma pièce "Moi, la mort, je l'aime comme vous aimez la vie." Originaire d'Algérie, pays ravagé, pillé, transformé en champ de ruines par la barbarie islamiste, je souhaitais montrer sur scène l'ontogenèse d'un islamiste. J'aspirais à inciter le public à regarder pour une fois dans les yeux ces créatures qui nous hantent désormais, au lieu de simplement les qualifier de monstres, car comme le disait Primo Levi, les monstres n'existent pas. Je dirais même qu'ils émergent de nos entrailles. Je passe sous silence les menaces de mort et les procès en pénal. La pièce, soutenue par le seul David Bobée, alors directeur du CDN d'Orléans, a été censurée, et toute la profession a couru aux abris. Cette pusillanimité du théâtre français n'est pas nouvelle. Pendant la guerre d'Algérie, lorsque les intellectuels français ont signé le manifeste des 121 appelant à l’insoumission des soldats appelés, on y trouve bien sûr Sartre, Simone de Beauvoir, Simone Signoret, Pierre Boulez, et même Françoise Sagan. En ce qui concerne les hommes de théâtre, on en compte deux seulement : Roger Blin et Laurent Terzieff, ce dernier paiera très cher pour sa signature. Il faudra attendre plus de soixante ans, pour que le théâtre aborde enfin cette histoire coloniale et il reste tant de chemins à faire pour que les auteurs en fassent vraiment le tour. 

La tragédie qui se déroule sous nos yeux aujourd'hui, ce conflit opposant les enfants d'Isaac à ceux d'Ismaël, pourrait bien être l'occasion pour le théâtre public de revenir enfin sur terre, d’ouvrir les yeux sur la réalité du monde, de faire de ses espaces des lieux de paroles et débats comme on faisait dans le théâtre de la Grèce antique où avant chaque pièce les citoyens évoquaient les affaires de la Cité, et de devenir ainsi , comme le rêvait Maïakovski, ce "Haut-Parleur en Chef » qui peut aussi bien faire rire avec Feydeau sans fermer les yeux sur le monde en évoquant ce qui se passe à Jérusalem, à Kiev, à Téhéran, à Kaboul, à Port au Prince ou à Gaza. Ce jour-là, le théâtre cessera d’être un EPHAD pour les bobos. Mohamed Kacimi. 7 novembre 2023

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