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Billet de blog 30 octobre 2023

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Au théâtre un soir avec Tsahal

Quand les soldats de Tsahal découvrent que les Palestiniens ont des sentiments comme eux.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Au lendemain des accords d’Oslo, je me suis mis à rêver d’un État pour deux peuples. Je pensais alors que les hommes avaient de la mémoire et surtout le désir  de vivre enfin en paix. Je viens d’un pays, l’Algérie, où des Européens se sont établis, de force, et ont considéré que le pays n’appartenait qu’à eux seuls. Pourtant, nous étions là, et nous aussi, nous étions convaincus que le pays était le nôtre aussi, mais nous étions disposés à le partager avec ces étrangers  qui se considéraient, eux aussi, comme Algériens, car ils étaient nés sur la même terre que nous.

Durant un siècle, nos ancêtres ont frappé à la porte des  colons,  supplié à genoux pour qu’ils nous fassent, ne serait-ce qu’un signe de la main, qu’ils nous cèdent un strapontin, qu’ils nous disent au moins « bonjour », nous faire sentir que nous étions là, qu’ils nous voyaient, que nous n’étions pas invisibles, comme ils voulaient le faire croire. Bref, qu’ils avouent, même à contre-cœur, que nous étions leurs égaux et peut-être même leurs frères, car nous avons tété la même terre. Mais, ils ne voulaient rien entendre. À leurs yeux, nous n’étions rien. Du vent. Un peuple de courants d’air. Un peuple d’absents, des cohortes d’indigènes transparents. Alors, nos aînés ont pris les armes, ils en avaient marre de faire la manche pour avoir une goutte de liberté, Ils ont commis des attentats qu'on a qualifiés de terroristes et qui étaient parfois aveugles et des crimes atroces, y compris sur leurs frères de sang. En représailles, la France a envoyé deux millions de soldats pour nous effacer de la carte, et nous jeter de nouveau dans les oubliettes. Durant sept années, l’Algérie a été arrosée de Napalm, la guillotine fonctionnait nuit et jour, et la gégène crépitait à fond dans le sexe des femmes et des hommes.

La suite, on la connaît.

J’ai donc fait ce rêve d’une terre partagée. Je me suis envolé vers Tel Aviv et durant des mois, j’ai sillonné le pays de Tibériade à Eïlat et de Gaza à Jéricho. J’ai écrit une pièce, « Terre Sainte », qui raconte comment l’occupation terrasse la victime et tue à petit feu le bourreau.
La pièce a été traduite en douze langues, elle s’est jouée à Vienne, à Berlin, à New York, à Rio de Janeiro, au Piccolo à Milan, à Stockholm, Prague, Londres. J’ai fait alors le tour des CDN et des Théâtres nationaux, mais personne n’en voulait. Un ami qui dirigeait une importante scène parisienne m’avait dit : « J’aime beaucoup ta pièce, mais je n'ai pas envie de foutre le feu à mon théâtre ».

Un soir, je reçois un coup de fil de mon ami François Abou Salem qui venait de rentrer après des années d’exil à Jérusalem. François avait créé le Théâtre National Palestinien, fils du grand poète Laurent Gaspard, qui a connu la déportation. Il avait choisi très jeune de changer de nom et de camp et de consacrer sa vie à faire émerger du théâtre en Palestine. François m’informe alors qu’une grande metteure en scène israélienne, Nola Chilton, voulait mettre en scène « Terre sainte ». Fille de migrants russes réfugiés aux États-Unis, elle avait fait ses débuts à Broadway avant de s’installer en Israël, où elle a révolutionné le théâtre. Nola trouvait quand même ma pièce un peu timide concernant l’occupation : « Tu dois écrire avec la même violence qu’eux mettent à larguer les bombes ou à tirer sur des enfants ! »
Elle a monté la pièce au Khan Théâtre de Jérusalem. Plusieurs personnes ont résilié leur abonnement. Pour certains, une pièce de « Mohamed Kacimi sur la Palestine » c'était une ignominie. La direction a quand même fait appel à des vigiles pour protéger les comédiens pendant la représentation.

Quelques temps plus tard, au moment de l’opération "Plomb durci" en 2008, durant laquelle Israël a lancé une terrible offensive d'abord aérienne puis terrestre contre la bande de Gaza, Nola m’appelle pour m’inviter à une représentation de ma pièce à Tel Aviv. La guerre faisait rage. J’ai longuement hésité, puis François Abou Salem a fini par me convaincre : « Tu dois venir, on n’a pas besoin de théâtre en temps de paix, mais en temps de guerre ».

J’ai pris l’avion. J’ai retrouvé mes amis devant une immense salle de théâtre dans la banlieue de Tel Aviv, du style un palais des sports. J’ai dit à Nola qu’elle avait vu trop grand et que ma pièce, dans le meilleur des cas, allait attirer une poignée de pacifistes. Mais elle avait l’air confiante : « Tu vas voir, on va faire le plein ». On entendait les bombardements et le ciel était traversé par les F16.

Vers 20 heures, une impressionnante colonne de camions militaires s’est arrêtée devant le théâtre, libérant des compagnies de jeunes soldats qui sortaient de Gaza. Ils étaient couverts de poussière, ils sentaient la poudre et la transpiration. Ils sont rentrés dans le théâtre en ordre, ils ont mis leurs fusils d'assaut, M16, sur les genoux et leur paquetage à leurs pieds. La salle s’est remplie en un clin d’œil, mais que de soldates et de soldats, un nombre impressionant de jeunes filles, ashkénakes, druzes, sépharades, fallashas qu’on dirait à peine sorties du collège.  Nola m’a fait un clin d’œil : « Tu vois, c’est grâce à un vieux pote, il est le commandant de ce bataillon, il est de gauche et il adore le théâtre, tu vas voir,  on va leur ouvrir les yeux, à tous ces enfants ! ».

La mise en scène était dans la pure tradition réaliste anglo-saxonne, les ruines étaient des ruines et les bombes presque des bombes. J’étais assis entre Nola Chilton et François Abou Salem, je regardais ces garçons et ces filles qui, avec leurs armes sur les genoux, suivaient la pièce dans un silence religieux. Je ne savais pas si le théâtre se jouait sur scène ou dans la salle. À la fin, le public était debout. Nola a pris la parole pour leur demander ce qui les a le plus marqués dans la pièce, et presque tous les soldats ont donné la même réponse : -"On n’aurait jamais soupçonné que ces gens-là pouvaient avoir des sentiments comme nous et qu’ils pouvaient aimer comme nous."

PS : François Abou Salem s’est donné la mort à Ramallah en 2011. 

Nola Chilton est morte en 2022, presque centenaire.

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