A la Réunion on vous connaît surtout sous le nom de « enfants dela Creuse » car c’est ce département qui a semble-t-il « accueilli » le plus grand nombre d’entre vous lors de votre exil « pour un avenir meilleur » entre 1963 et 1980. Vous étiez environ seize cents nous dit-on. Vous étiez des nourrissons. Vous étiez des adolescents. Vous étiez des enfants. Vous étiez surtout la misère coloniale incarnée. C’était votre héritage. Ce fut aussi votre destin.
Le 18 Février de cette année 2014 l’Assemblée Nationale a voté une résolution présentée par Mme Bareigts visant à reconnaître la responsabilité de l’Etat dans vos malheurs. Celle-ci fut adoptée par 125 voix contre 14 qui n’étaient pas d’accord, on se demande pourquoi. Notons au passage qu’il y avait 139 votants sur les 577 députés que compte l’Assemblée. Comme vous le constatez votre tragédie n’a pas fait recette. Ce n’était pas le mariage pour tous. Mais ne soyons pas envieux. Nous dirons tant mieux pour les minorités qui ont su mobiliser la représentation nationale et le pays. Ce qui a donné lieu à un débat comme nos politiques les aiment. C’était la querelle des anciens et des modernes, la lutte de la modernité contre l’archaïsme. Les effets de tribune, les envolées lyriques ont enflammé un hémicycle électrisé. C’étaitla République ! Oui, c’était un débat de société.
Vous, vous n’étiez que la mauvaise conscience d’une Nation, ou plutôt d’une oligarchie. Etla Franceest un pays, plus que d’autres, qui a mauvaise conscience avec sa mauvaise conscience. Rappelez-vous. Quelle réticence à reconnaître l’existence de la torture pendant la guerre d’Algérie ! Et les massacres de 1949 à Madagascar ! Et la collaboration avec les nazis pendant la seconde guerre mondiale! On pourrait multiplier les exemples même si bien entendu ce n’est pas l’apanage dela France, mais celle-ci se veut un modèle.
Vous êtes porteurs d’une demande difficilement audible. Vous ne demandez pas la pitié. Vous demandez plus que la justice. Vous demandez à être « réhumanisés ». Ce qui revient à dire qu’à un certain moment de votre vie vous n’avez pas été considérés comme des êtres humains. Cela ne vous rappelle rien de notre histoire créole réunionnaise? Comment le pays des Droits de l’Homme, de Rousseau, de Victor Hugo, de Zola peut-il se laisser aller à de telles extrémités ? Difficile à admettre.
Et chez nous , à la Réunion, cette belle île dont tous les thuriféraires plus ou moins intéressés vantent le « vivre-ensemble », le multiculturalisme, le métissage, le fameux « zembrocal* » comme ils disent, comment imaginer qu’un si beau pays puisse tolérer une telle abomination ? Essayer de l’expliquer serait trop long. Nous nous contenterons de poser la question pour en souligner le caractère insoutenable. Le culte de l’image a donc conduit toute la classe politique, dans un bel élan consensuel, à saluer l’adoption de cette résolution par l’Assemblée. Mais vous vous demandez sans doute pourquoi la droite locale n’a pas jugé utile de prendre ses distances avec les commentaires nationaux. Moi aussi. Mais la campagne électorale actuelle n’y est probablement pas étrangère. Rassurons-nous. Cela n’aura pas de conséquence électorale fâcheuse. Ainsi va la vie publique chez nous.
Pourtant les réactions des députés UMP avaient de quoi choquer. Ainsi, vous avez pu entendre à la tribune un orateur de ce parti, dans une volonté manifeste de déni, ramener votre souffrance existentielle à une simple « gestion » de la démographie préoccupante de l’île. Le département comptait à l’époque environ 350 000 habitants et elle en a aujourd’hui 850 000. Dois-je rappeler que cinquante ans plus tard ce sont toujours les mêmes qui sont dans la misère, que ce sont toujours les mêmes qu’on envoie chercher fortune ailleurs? Ces élus que votre existence agace reprennent une vieille antienne bien connue qui avait connu de nouveau un certain succès il y a quelques années en développant le thème éculé des « bienfaits de la colonisation ».
Les autres orateurs vous auront peut-être un peu réchauffé le cœur même si leurs discours étaient surtout de pure convenance. Vous aurez aussi remarqué l’exposé minimal du ministre des outre-mers qui a rapproché inopinément la Réunion à 6 000 kms de la métropole. C’était sans doute le ministre des Antilles qui avait parlé ! Je n’ose imaginer qu’il s’agissait d’un lapsus participant du déni évoqué plus haut.
Si j’ai éprouvé le besoin de vous écrire c’est que je me demande si vous avez été vraiment satisfait de cette résolution au regard des atrocités subies par beaucoup d’entre vous. En écoutant tous ces discours, certes pleins de sincérité et de bonne volonté, il m’a semblé que nous étions loin du vrai problème.
Une des intervenantes , Madame Chapdelaine, a abordé à mon avis le sujet au niveau où il devrait l’être, c’est-à-dire au niveau humain, en essayant de se mettre à votre place. En faisant cette démarche on s’éloigne du cynisme idéologico-technocratique qui n’y voit qu’une solution finale au problème démographique réunionnais. Puis le discours flamboyant de Madame Bello où se mêlaient la colère, l’indignation, l’émotion, la peine et la honte nous a fait partager un peu de votre souffrance. Mais après ?
La Républiquea fait ce qu’elle pouvait pour adoucir un peu votre peine. Peut-elle en faire plus ? En tout cas elle vous a chargé d’une certaine manière d’un devoir mémoriel pour l’édification des jeunes générations. Etait-ce votre demande ? Est-ce votre responsabilité ? A vous de répondre.
Si je me permets de vous poser cette question c’est que j’ai le sentiment que cette mesure symbolique est bien loin de satisfaire au déni d’humanité dont vous avez été victime. C’est ce qui ressort des témoignages que vous nous transmettez régulièrement depuis quelques années.
Je suis frappé à chaque fois ou presque par l’émotion énorme qui vous paralyse, qui vous oblige à vous détourner et à vous taire pour ne pas exploser, pour rester digne. Est-ce l’indicible qui se débat ? Pensez-vous à vous ? A vos amis ? Combien ont disparu prématurément ? Et dans quelles circonstances ? J’ai ouï dire que dans votre cercle on qualifiait une forêt des environs de Guéret de « forêt des pendus ». Est-ce une légende ?
Vous vous demandez pourquoi j’ai pris la liberté de vous appeler les « enfants du silence ». C’est que votre histoire me rappelle de manière étonnante l’expression de l’historien Hubert Gerbeau , « l’histoire du silence » à propos de notre ignorance du vécu des esclaves réunionnais. Là aussi, l’enjeu était un déni d’humanité. Je ne crois pas que ce soit le fait du hasard mais ce n’est l’objet de mon propos d’argumenter ce point de vue.
Ce que je voulais vous dire c’est que vous êtes les seuls à connaître le poids de votre vécu. Si ce que vous dites se perd dans le tumulte de la vie quotidienne et que vous en êtes meurtri, sachez qu’il en est ainsi chaque fois qu’une société ne veut pas entendre ce qui la dérange. Autant l’Etat français a sa part de responsabilité dans vos malheurs, autant la société réunionnaise doit aussi en assumer sa part. Je pense qu’elle ne le fera pas totalement car cela reviendrait à remettre en cause certains fondamentaux qui la structurent. Elle se contentera donc des discours laudatifs habituels de dames patronnesses faussement consensuels.
Il me revient en mémoire les propos récents d’un vieux Juif, M. Sam Braun, rescapé des camps de concentration et qui explique ainsi son long silence : « Personne ne m’aurait cru alors je me suis tu ».
Ne vous taisez pas ! Même si cela dérange certains. Nos ancêtre se sont tus. Vous, parlez ! Battez-vous ! La société, malgré sa cécité, peut faire mieux que ce qu’elle a fait jusqu’à présent.
Il est vrai que le déni d’humanité est une souffrance à nulle autre pareille. C’est une douleur incommunicable. Personne ne pourra vous l’enlever. Mais cette société peut vous réintégrer pleinement en son sein et faire amende honorable. Ne baissez pas les bras. Je suis de tout cœur avec vous.
La Réunion, le 21 Février 2014
* Zembrocal : plat réunionnais confectionné avec du riz et des légumes (pois, haricots,..) cuits ensemble et symbolisant notre magnifique métissage. C’est à discuter. (Note destinée au lecteur non initié à la culture réunionnaise)