En ce mois de Février 2013 La Réunion s'est offert quelques journées et quelques nuits de violence dont les principaux acteurs sont les jeunes. Ce sont les oubliés du développement , les oubliés de notre société post-coloniale ignorante de son identité , hypocrite , malhonnête , corrompue, repue et satisfaite d'elle-même en apparence. Bis repetita placent? En effet , ces évènements ne sont pas nouveaux et ne sont surement pas les derniers du genre. Les réponses aussi sont connues et ne brillent pas par leur nouveauté : arrivée de deux escadrons de gendarmerie , la Présidente du Conseil Général en appelle au gouvernement, un syndicat dépose un préavis de grève,... Ubuesque! On notera cependant la remarquable discrétion de nos élus dans leur ensemble.
Les raisons de cette situation sont nombreuses et certaines feront l'objet sans doute l'objet d'autres réflexions plus tard. Je me limiterai aujourd'hui à l'aspect économique et politique du problème. Officiellement , et c'est surement la cause la plus évidente, le motif de ces manifestations est le chômage (environ 30% de la population active) et singulièrement le chômage des jeunes qui tourne autour de 50% de cette population.
Je n'ai pas la prétention de tout expliquer ici. Je n'ai ni le temps ni les outils intellectuels pour le faire. Je voudrais juste donner le point de vue d'un citoyen ordinaire , dit moyen , qui n'a pas de compétence particulière en matière sociétale , qui travaille trop pour son âge , qui vit plutôt mal (même s'il n'est pas le plus à plaindre ici), qui est surtaxé , qui vote et qui se tait. Bref , un individu "normal" qui travaille , qui paye , qui vote et qui la boucle! Ce qui ne l'empêche pas d'être scandalisé par le mensonge , la démagogie et le mépris ambiants.
Parmi toutes les causes structurelles de ce malaise je voudrais attirer l'attention sur un point qui me parait fondamental , c'est le type de développement inapproprié choisi par La Réunion. En effet , le type de développement que nous avons choisi après la départementalisation de 1946 était peu différent de la société coloniale précédente. L'économie était dominée grossièrement par l'industrie du sucre avec ses gros propriétaires pratiquant le colonat partiaire (sorte de fermage sur un grand domaine avec un gérant , un garde-champêtre-commandeur , structure qui n'est pas sans rappeler le modèle social de "l'habitation" du temps de l'esclavage et de nombreux petits propriétaires vivant difficilement.
Puis arriva Michel Debré , comme député , en 1963. Dès lors la course au modèle social métropolitain s'est emballée : concentration industrielle , disparition du petit commerce,... qui ont généré un chômage endémique. En parallèle la société de consommation type européen s'est installée très vite , alimentée par les transferts sociaux. Si le pouvoir économique , depuis l'abolition , est resté en grande partie dans les mains des possédants traditionnels (auxquels s'allient les nouveaux arrivants européens ou asiatiques en majorité). Cette course effrénée au modèle métropolitain a accentué la perte de repères de ceux qui sont les plus mal lotis d'entre nous , c'est-à-dire les descendants d'esclaves , d'engagés indiens , de petits Blancs ruinés et les métis de ces trois ethnies. Ce constat est visible , à l'oeil nu si j'ose dire.
En regardant un peu attentivement autour de soi on voit bien dans quels groupes se recrutent les chômeurs , les délinquants , les pensionnaires des prisons. Ce sont majoritairement les groupes cités ci-dessus. cette impression est corroborée par l'étude récente du sociologue Laurent Médéa , parue l'an dernier , sur la délinquance juvénile à La Réunion. Celle-ci met bien en exergue le déterminisme historique de cette "malédiction". Je reviendrai peut-être un jour sur cet aspect particulier du sujet qui ne se limite pas à mon avis à la simple transmission intergénérationnelle d'un statut social.
Je me contenterai , pour revenir au facteur politico-économique , de dire que l'imitation au forceps du modèle métropolitain a accentué l'exclusion sociale de cette population réunionnaise concernée directement ou indirectement par la problématique esclavagiste. Si on avait utilisé les milliards déversés à La Réunion à la réhabilitation de ces groupes sociaux par une politique de promotion humaine appropriée nous n'aurions pas , je pense , un département français du XXIème siècle avec la moitié de sa population vivant au-dessous du seuil de pauvreté , survivant avec des allocations de toutes sortes , pour ne pas dire de la charité nationale , même s'il est politiquement plus correct de parler de solidarité.
L'argent venant de Paris ou de Bruxelles profite en priorité à ceux qui sont bien placés sur ce circuit des subventions : grandes entreprises du BTP et du commerce. Il faut y ajouter les fonctionnaires qui bénéficient de la surrémunération et autres primes injustes et injustifiables , quoi qu'on en dise , dans un pays qui se veut démocratique. Il est vrai que beaucoup de Réunionnais bénéficient de ce système , ce qui contribue à le pérenniser. C'est aussi "diviser pour mieux régner" , ce qui nous rappelle une technique ancienne. Nous ne sommes donc pas près d'avoir une identité réunionnaise , sauf à se contenter du maloya et de la cuisine créole. La liste des dégâts humains , directs et indirects , de cette anomalie est bien longue mais il est malséant d'en parler. A propos du commerce il parait évident au citoyen ordinaire qu'il existe une entente entre les importateurs pour maintenir des prix élevés. Cela contribue naturellement à diminuer le pouvoir d'achat de ceux qui ne sont pas dans le système. Voilà où nous a conduits un type de développement malsain qui n'est en gros que la continuation , sur le plan intellectuel , de la dynamique coloniale et qui se résume à une "politique du chien crevé au fil de l'eau".
Il est évident que pour un développement adapté il faut une politique adaptée. Pour avoir une politique adaptée il nous faut des lois appropriées. Une réforme institutionnelle est donc indispensable pour mettre en oeuvre des mesures efficaces. On ne peut pas toujours argumenter que "c'est la loi" pour maintenir un statu quo néfaste et injuste en oubliant que cette loi n'est pas faite par nous ni pour nous. Il faut donc des adaptations humainement justifiées. Et là on touche au sacré! C'est une perspective inconcevable ici tant la peur du "largage" est grande et est savamment entretenue par les politiques qui sont eux-mêmes les relais , volontaires ou involontaires , des grands intérêts économiques qui verrouillent la société réunionnaise depuis toujours. Cette peur ancestrale se manifeste encore de manière caricaturale actuellement avec la ruée sur les bouteilles de gaz dès l'annonce d'une augmentation prochaine du prix. Il est vrai que nos "commandeurs" ont fait très fort cette fois-ci en augmentant de 7 Euros d'un coup ce produit de base à partir du 1er Mars.
Pourtant , si l'idée d'indépendance me semble ingérable , il ne me parait pas sacrilège par contre d'envisager un statut particulier permettant une gestion plus juste , plus près du réel , plus adaptée à nos contraintes historiques , géographiques et humaines. Il est stupéfiant d'entendre à longueur de journée nos spécialistes et décideurs mesurer nos besoins à l'aune des indicateurs de la métropole. Comme si la société française était la référence absolue et universelle en matière de progrès humain. Pourtant...
En définitive , je pense que la violence des jeunes d'aujourd'hui n'est que l'expression désespérée de la souffrance des exclus de la société réunionnaise , héritiers de sa violence fondatrice. Cette violence de l'origine a été entretenue au fil du temps par une violence au quotidien , structurelle et organisée. Cette violence spécifique ne finira sans doute qu'avec la fin de notre histoire méconnue. Elle finira quand nous aurons disparu..... sans avoir jamais existé!
Ile de La réunion le 25 février 2013.
In memoriam