Moins de postes, moins de fonctionnaires, moins d’accueil, moins de droits
Depuis de nombreuses années, la fonction publique d’Etat ne cesse de flétrir. C’est notamment le cas au niveau déconcentré, c’est-à-dire dans les administrations présentes au niveau régional ou départemental. Si la sonnette d’alarme est tirée depuis longtemps par les syndicats et spécialistes, c’est aujourd’hui la Cour des comptes qui dresse le bilan des dix dernières années : perte de plus de 11 000 équivalents temps plein, « soit 14% de l’effectif initial ». Pour elle, les suppressions de poste dans les préfectures « n’ont pas été réalistes » (consulter le rapport).
En l’espace d’une décennie, c’est plus d’un tiers des agents administratifs de catégorie C qui a été purement évincé des préfectures. Les sous-préfectures, prolongement de l’Etat et de ses services dans les territoires, sont devenues pour certaines des coquilles vides, animées tant bien que mal par une poignée de fonctionnaires restant. De fait, certains services ne fonctionnent plus qu’au ralenti ou sous perfusion de vacataires, précarisant au passage les agents.
C’est le cas notamment concernant la délivrance des titres de séjour, dont la situation, déjà complexe depuis un moment, continue de s’aggraver. Dans un article récent du Monde, la journaliste Julia Pascual (Titres de séjour: des préfectures et des tribunaux administratifs exsangues) est revenue sur cette problématique qui a fait l’objet d’un récent rapport de la commission des lois du Sénat. Avec la dématérialisation, les files d’attente physiques ont peu à peu laissé leur place à des files d’attentes virtuelles, mettant en concurrence des milliers d’usagers pour l’obtention d’un précieux rendez-vous et laissant une majorité d’entre eux sans possibilité d’exercer leurs droits.
Résultat, les tribunaux administratifs sont de plus en plus saisis pour mettre l’Etat face à ses propres carences et le contraindre à répondre aux demandes. Le rapport de la commission des lois parle ainsi de plus de 2600 procédures de référés mesures utiles à Paris en 2021, dont le taux de succès avoisine les 90%, soulignant le bien fondé de la procédure contentieuse. Cette explosion des saisines embourbe cependant la justice administrative et parasite son fonctionnement : ainsi, les gouvernements successifs portent non seulement atteinte aux droits des usagers, mais contribuent à déstabiliser le travail des juges. Cette situation, intolérable, n’a pourtant pas l’air d’inquiéter ni le Président de la République, ni la 1ère ministre ou le ministre de la fonction publique. Car toujours en ligne de mire se trouve cette volonté d’informatiser les procédures, dont le succès promis parait bien loin de la réalité générée.
La dématérialisation, un échec et un obstacle pour les usagers
Présentée comme un progrès, comme un nouveau moyen d’accès facilité aux services publics, la dématérialisation des procédures a, dans les faits, exclu de nombreuses personnes (en raison d’une mauvaise maitrise de l’outil informatique, d’un matériel informatique personnel désuet, d’une maitrise partielle de la langue française, d’un âge avancé). C’est ce que souligne le défenseur des droits depuis déjà plusieurs rapports (dont le dernier est consultable ici), en mettant en avant le fait que « la dématérialisation des services publics […] s’est souvent accompagnée de la fermeture de guichets de proximité et donc de la suppression de tout contact humain ». Avec des litiges toujours plus nombreux en la matière, des situations toujours plus ubuesques, et des usagers qui restent parfois en attente d’une prestation sociale pendant des mois, la dématérialisation met sur le banc de touche même les plus jeunes, moins habitués aux ordinateurs, aux interfaces et aux logiques de l’administration. En l’absence de solution alternative, elle empêche également le traitement de situations spécifiques, et implique pour l’usager un travail supplémentaire, dont une partie était jusqu’alors prise en charge par les agents d'accueil et d'accompagnement.
Autre conséquence, près d’une personne sur trois renonce à effecteur une démarche administrative en ligne, et près d’une personne sur dix renonce définitivement à l’accomplissement de leur démarche. Les plus âgés, les plus modestes, les plus isolés et les moins diplômés étant là aussi les plus concernés (Une personne sur trois renonce à effectuer une démarche administrative en ligne ).
A la clé, l’apparition d’acteurs privés, qui se proposent d’aider les usagers en échange d’un paiement. Ces nouveaux entrepreneurs, qui entendent « lutter contre le non-recours », profitent en fait d’une carence de l’Etat et autres gestionnaires de services publics pour générer des profits sur le dos de personnes acculées et sans interlocuteur. Arnaud Bontemps, fonctionnaire et porte-parole du récent collectif « Nos Services Publics », parle à raison d’une « optimisation fiscale à l’envers : il ne s’agit pas d’aider les gens à échapper à la solidarité nationale, mais de prélever une taxe sur leur accès aux droits » (Services publics : quand dématérialisation rime avec marchandisation ).
En l’absence d’une politique de recrutement et de titularisation massive, il est certain que cette situation ne fera que s’aggraver. Elle constituera, malheureusement, une facette de plus de la décomposition du service public en France.