Le juge gouverne t-il? Au sens strict, la réponse est bien évidemment non. Gouverner, c’est avoir l’initiative du pouvoir politique, c’est diriger la conduite de la population, c’est “disposer des hommes et des choses”. Or le juge n’a ni initiative, ni liberté, ni latitude: il interprète les normes applicables à un contentieux, en suivant un ensemble de règles, de procédures et de concepts propres à son travail de praticien du droit. Pour autant, derrière cette expression excessive, la critique du juge peut prendre différentes formes, du rôle même de celui-ci jusqu’à ses compétences, en passant par ses supposées accointances politiques.
I/Juger sans interpréter ? Le nécessaire (et pondéré) travail du juge
Parler de gouvernement des juges, c’est souvent critiquer la partie du travail des juges qui consiste à interpréter la norme juridique. Les tenants de cette ligne souhaiteraient que le droit soit appliqué de façon littérale, dans sa plus stricte expression. Vision candide sinon illusoire du droit, celle-ci fait fi du fait que tout énoncé textuel comporte une part d’ambiguïté inhérente au langage, aussi clair et intelligible soit-il. La norme juridique, parce qu’elle s’insère dans un ensemble d’autres normes avec lesquelles il convient de l’articuler, et parce qu’elle est parfois perfectible dans sa rédaction (en raison de son caractère abscons, technique, objectivement mal rédigé, etc), nécessite une interprétation d’un spécialiste capable de manier les textes et de trancher le litige. Le juge est le rouage qui, à travers sa jurisprudence, donne aux textes leur pleine effectivité, fixe une lecture sur laquelle s’accordera l’ensemble des acteurs du droit et des justiciables, et assure la coexistence et la conciliation de principes en apparence contradictoires (par exemple, le droit de propriété et le droit au logement). Lire un texte sans l’interpréter est donc impossible ; et lire un texte en l’interprétant « le moins possible » n’est pas beaucoup mieux, puisque les zones d’ombres qui en résulteraient continueraient à produire des divergences de lecture et des contradictions qu’il faudrait, quoi qu’il arrive, résorber à un moment ou un autre.
La critique porte souvent aussi sur le travail plus spécifique du juge constitutionnel, soit en ce qu’il serait illégitime pour contrôler la loi, sans en ce qu’il abuserait de son pouvoir. Dans le premier cas, le reproche est le résultat d’une position légicentriste stricte, selon laquelle la loi doit être la seule expression de la souveraineté et ne peut être contrôlée ou censurée. Raisonnable au premier abord, cette doctrine a pourtant été supplantée par le constitutionnalisme, afin notamment de répondre aux problèmes posés par le phénomène de tyrannie de la majorité.
Dans le second cas, le reproche s’avère un peu moins abrupt, dans la mesure où il s’agit de discuter de l’étendu du contrôle opéré sur la loi. Sans trop rentrer dans les détails, on pourra souligner que le juge constitutionnel français est tout d’abord assez limité dans son action : il dispose d’un contrôle a priori uniquement sur saisine de parlementaires et d’un contrôle a posteriori via la question prioritaire de constitutionnalité que peut poser tout justiciable au cours d’un contentieux (question par ailleurs filtrée par le juge judiciaire ou administratif avant transmission au conseil constitutionnel). Il ne peut s’autosaisir ou choisir les affaires qu’il souhaite traiter. Par ailleurs, le juge constitutionnel français reste, dans son travail interprétatif et de contrôle, une juridiction plutôt tempérée. S’il n’hésite pas à rappeler régulièrement la proéminence des libertés fondamentales, il sait aussi limiter son champ d’action, comme dans la décision n°2010-92 QPC du 28 janvier 2011, relative au mariage homosexuel, dans laquelle il bottait en touche en affirmant que « il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur ». En situation de crise il sait aussi se montrer, à tort ou à raison, conciliant avec le législateur, comme on l’a vu avec son contrôle un peu plus élastique du dispositif du pass sanitaire (DC n°2021-824 du 5 août 2021 et DC n°2022-835 du 21 janvier 2022).
On a donc à faire à un juge constitutionnel français plutôt limité dans son office, contrairement par exemple, comme le souligne la constitutionnaliste Wanda Mastor, à la cour suprême étasunienne, qui a pour habitude d’avoir une lecture extensive de la constitution américaine, et qui est en mesure de sélectionner les affaires qui lui sont soumis par les justiciables via le writ of certiorati.
II/Le pouvoir judiciaire, en concurrence permanente avec l’exécutif et le législatif
Si le juge est le seul acteur à détenir un véritable pouvoir d’interprétation, la norme sur laquelle il s’appuie est en revanche produite par le pouvoir exécutif et législatif. Il peut certes créer du sens, générer de la jurisprudence, voire combler de lui-même les trous d’une loi mal ficelée, mais le gouvernement et le parlement peuvent toujours, en dernier ressort, revenir sur le travail du juge.
Si la chose est assez rare, on a pu constater dans le passé des affaires ayant amené à une telle situation. Pour l’ordre judiciaire, la plus connue est sûrement l’affaire Perruche. Dans les faits, une femme enceinte avait contracté la rubéole, une maladie dangereuse pour le foetus, pendant sa grossesse. Le médecin, après deux tests réalisés sur l’embryon, a affirmé que celui-ci n’était pas malade, rassurant la mère qui avait formulé le souhait d’une IVG en cas d’atteinte. L’enfant est cependant né avec de nombreuses afflictions physiques et psychiques, en raison de la rubéole qu’il avait contractée, le médecin ayant fait une erreur de diagnostic. La mère a alors attaqué le médecin en réparation devant le juge civil, la question étant de savoir si l’enfant, en lui-même, pouvait obtenir réparation du seul fait de sa naissance.
A l’issue d’un long parcours judiciaire, la cour de cassation a, dans un arrêt du 17 novembre 2000 (n°99-13.701), condamné le corps médical à indemniser l’enfant, reconnaissant à celui-ci un préjudice résultant du handicap en raison des fautes médicales attestées. Reçu de manière mitigée par la doctrine, cet arrêt ouvrait potentiellement la voie à indemniser des personnes du seul fait de leur naissance. Dans ce contexte, et de façon assez rapide, il fut proposé par un député de voter une loi visant à rendre impossible toute indemnisation du seul préjudice d’être né. La disposition fut finalement intégrée à la loi Kouchner du 4 mars 2002, désavouant ainsi la solution retenue par la cour de cassation. Les juges n’ont pu ici que s’en remettre à la définition voulue par le législateur.
Cette logique s’applique également pour ce qui concerne l’activité du juge constitutionnel. Dans une décision du 18 novembre 1982 (n°82-146), le conseil constitutionnel a censuré partiellement une loi relative à l’élection des conseillers municipaux, notamment en ce qu’elle instaurait des quotas pour les listes des communes de plus de 3500 habitants (celles-ci devant comporter au maximum 75% de personnes du même sexe). Le juge considérait en effet que ces quotas divisent par catégories les personnes éligibles, contrevenant entre autres au principe d’égalité.
Face à cette jurisprudence, et au regard d’une vision politique de plus en plus consensuelle sur la question de la parité, le législateur adopte, le 8 juillet 1999, la loi constitutionnelle relative à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui vient compléter l’article 3 de la constitution par la disposition suivante: “La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives”. L’obstacle jurisprudentiel est alors levé: le principe d’égalité doit être interprété à la lumière du nouvel objectif de parité désormais constitutionnalisé.
On peut aussi noter que, du point de vue institutionnel, le juge constitutionnel n’est pas hors de portée ou hors d’atteinte. Dans ses relations avec le pouvoir exécutif ou législatif, existe parfois un jeu de pouvoir et de contre-pouvoir qui a nécessairement un impact sur la façon même d’appréhender la justice constitutionnelle pour tout juriste amené à être nommé sur un tel poste. Dans son article “Le gouvernement [contraint] des juges”, le constitutionnaliste Guillaume Tusseau évoque par exemple les limites fixées au rôle du tribunal constitutionnel par l’article 279 de la constitution portugaise. Celui-ci permet en effet à l’Assemblée de la République de passer outre une décision d’inconstitutionnalité en matière de conformité des traités internationaux, via un vote à la majorité des deux tiers, et donc d’introduire dans l’ordre interne des normes pourtant jugées incompatibles avec la constitution. Aux Etats-Unis, les juges de la cour suprême sont susceptibles de voir déclencher, par la chambre des représentants, une procédure d’impeachment contre eux. Rarissime et réservée dans l’histoire américaine à des cas très spécifiques, l’existence de cette procédure n’en reste pas moins intériorisée par le juge, qui agit, exerce et se définit en fonction de ces paramètres.
Mais derrière ces critiques sur le pouvoir et l’étendue des compétences du juge, se cache au surplus une attaque plus globale et plus insidieuse sur les normes protégées.
III/Le juge constitutionnel, cible d’une attaque politique contre les droits fondamentaux
En France comme dans de nombreux autres pays, le juge constitutionnel est le gardien d’un certain nombre de droits individuels (liberté d’aller et venir) et de principes qui ont été consacrés au fur et mesure de l’histoire (droit de grève, droits syndicaux, droit d’asile, droit à vivre dans un environnement respectueux de la santé). En France, ces différents droits se retrouvent dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dans le préambule de la constitution de 1946, ou encore dans la charte de l’environnement, textes sur lesquels se fonde le juge constitutionnel pour contrôler la constitutionnalité des lois. Héritage politique et philosophique, ces principes permettent à nos sociétés de maintenir leur forme démocratique, pluraliste, de garantir la liberté d’expression, les contre-pouvoirs, le droit des minorités, et de bannir les formes les plus évidentes de discrimination ou d’arbitraire.
C’est souvent pour ces raisons que l’extrême-droite, et de plus en plus la droite, incorporent la critique du juge dans leur discours. Accusé de censure, de faire barrage à la souveraineté populaire, il met en échec ou menace d’être un futur obstacle à des lois souhaitant détricoter le droit d’asile, introduire des ruptures d’égalité, ou revenir sur certaines libertés syndicales. L’exemple le plus fort et le plus récent est sûrement la loi de contrôle de l’immigration du 26 janvier 2024. Introduite par le gouvernement, durcit considérablement par la droite sénatoriale avec des dispositions inspirées du programme du rassemblement national, puis votée en commission mixte paritaire, cette loi immigration a été amputée de nombreux articles par le conseil constitutionnel. Ce dernier s’est au final assez peu prononcé sur le fond des dispositions, puisque la censure fut en grande partie dû à la présence de cavaliers législatifs (notamment en raison d’une loi rédigée et amendée n’importe comment).
Il était en revanche évident que certaines d’entre elles étaient par nature inconstitutionnelles, car s’opposant frontalement à plusieurs grands principes consacrés. Au final, peu importe la subtilité juridique, l’extrême-droite et la droite dure ont été contrariées par ce camouflet, remettant en cause la légitimité du conseil constitutionnel, et déplorant la censure de “mesures de fermeté [...] plébiscitées”.
Ces attaques tendent ces dernières années à se multiplier, contre le Conseil constitutionnel mais également contre la Cour européenne des droits de l’Homme, accusés d’une partialité “progressiste”, alors même que leur unique but est de protéger et de faire vivre les principes qui animent nos sociétés depuis plusieurs siècles.
IV/Les “juges rouges”, ou la fable d’une corporation partisane
La critique du “juge rouge” est celle qui est sûrement la moins fine mais la plus ancrée dans le discours populiste de droite et d’extrême-droite. L’argument, bien connu, consiste à dénoncer une profession qui serait partisane, majoritairement acquise aux idées de gauche, et qui utiliserait sa position pour tout à la fois s’opposer aux politiques conservatrices, sauver le petit délinquant de la prison, ou encore s’acharner sur des personnalités politiques de droite.
Ce reproche tient cependant difficilement la route. En effet les magistrats sont, à plus de 60%, issus des classes sociales les plus favorisées (parents chefs d’entreprises, cadres). Sélectionnés par un concours connu pour son âpreté après obtention d’un master en droit, ils sont encore nombreux à provenir d’une petite bourgeoisie qui ne se caractérise pas par une radicalité de gauche.
Le sociologue Laurent Willemez, spécialisé notamment dans la sociologie des professions du droit, a par ailleurs souligné dans ses recherches la réalité du terrain, qui consiste pour la plupart des magistrats à gérer dans l’urgence et à la chaîne une multitude de dossiers, le tout dans une institution judiciaire qui manque de moyens humains et matériels. Les syndicats de magistrats apparaissent alors moins comme un outil de politisation que comme une ressource précieuse d’aide pour les jeunes titulaires. Ces syndicats sont par ailleurs composites, certains étant plus conservateurs que d’autres. Le fameux syndicat de la magistrature, connu pour ses positions questionnant le rôle de la peine et du carcéral, représente en moyenne 30% des votes aux élections professionnelles, et se retrouve encore plus minoritaire à Paris, où les stratégies de carrière rendent nécessaire l’adhésion à des syndicats moins revendicatifs.
Laurent Willemez note, en fin de compte, que l’adhésion à un syndicat, quel qu’il soit, n’a pas d’impact particulier sur la décision de justice: confrontés dans leur quotidien à la surcharge de travail, les magistrats ont de toute façon peu de moyens de politiser leurs jugements, et adhérent en fait au syndicat de la magistrature notamment pour donner de la voix aux revendications liées à l’amélioration des conditions de travail.
A l’inverse, une critique entendable pourrait être celle de la diversité au sein de la profession. Si celle-ci s’est démocratisée et féminisée durant les décennies précédentes, il reste encore des efforts à faire pour attirer des étudiants issus de classes populaires. Dans un entretien sur Médiapart, la magistrate Magali Lafourcade met également en exergue une institution qui favorise encore beaucoup trop les hommes aux postes fonctionnels les plus prestigieux, et appelle à une “démasculinisation de la justice”, notamment afin d’amener à un traitement plus rigoureux et impartial des affaires de violences sexuelles.
Conclusion
La critique du gouvernement du juge est souvent assez peu argumentée. Moins justifiée par un souci de discuter minutieusement sur le terrain juridique que par la volonté de remettre en cause un modèle de société, elle porte souvent en elle-même une attaque contre les principes démocratiques, le pluralisme, et les contre-pouvoirs existants. Elle est souvent l’émanation d’une vision au mieux ingénue et parcellaire de la démocratie, dans laquelle rien d’autre que le fait majoritaire ne serait légitime à exister, et dans laquelle seul l’exécutif serait en mesure d’exercer un pouvoir extensif voire total de création, suppression et interprétation de normes. Contre cela et contre l’illustration probante que constitue actuellement le cas états-uniens, rappeler avec force la nécessité d’une justice indépendante et de normes capables de protéger toutes les catégories de citoyens s’avérera un minimum dans la période que nous traversons.
Principales sources:
- Mastor, W. (2021). Énième retour sur la critique du « gouvernement des juges » Pour en finir avec le mythe. Pouvoirs, 178(3), 37-50
- Guillaume Tusseau. Le gouvernement [contraint] des juges. Droits : Revue française de théorie juridique, 2012, 1 (55), pp.41 - 83.
- https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/loi-immigration-censuree-cest-un-deni-du-pouvoir-du-parlement-tance-bruno-retailleau
- https://www.politis.fr/articles/2023/10/laurent-willemez-une-magistrature-majoritairement-de-gauche-cest-un-fantasme-total/
- https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/28/la-magistrature-un-corps-elitiste-qui-s-ouvre-tres-lentement_6020863_3224.html
- https://www.mediapart.fr/journal/france/010625/magali-lafourcade-magistrate-demasculiniser-la-justice-implique-une-veritable-impartialite