Depuis des années le « conflit » israélo-palestinien m’obsède. « Tu es excessif » disent mes amis, « ça frôle l’antisémitisme » osent les moins avertis. Quelques fois je m’interroge sur cette sensibilité, après tout je ne suis pas palestinien, je ne me sens pas lié aux causes arabes, encore moins aux solidarités religieuses. Et je suis plus proche d’amis juifs que je fréquente depuis mon enfance. Je n’ai pas d’amis palestiniens.
Mais depuis des décennies, ce qui se passe en Palestine m’interpelle, me hérisse, comme une petite blessure interne, lésion psychique, poison secrété en douce. Un murmure pathogène. Avec le bombardement de Gaza émergent des mots, inexorablement. Ils expriment et colorent ma colère, malaise sourd, prenant lentement forme. Connexions spontanées nourries de l’atmosphère détestable, de l’air vicié, étouffant. Souvenir refoulé convoqué par la violence des images, comme une réponse nourrie de l’injustice malléable, ordinaire, qui envahit notre monde.
A chaque crime perpétré par l’État israélien, décennie après décennie, à chaque indignité des médias, et toutes les fois où j’ai été confronté à l’inexorable efficacité de la fabrique israélienne du mensonge, quelque chose m’a bouleversé, révulsé. Comme une panique, négation de moi-même, une interpellation des autres, des amis et des inconnus, du monde : « mais que faites-vous ? ».
Un profond sentiment d’insécurité me saisit. Trahison. Pourquoi cela me touche-t-il autant ? L’annihilation de l’Irak, de la Syrie, de la Libye étaient des drames d’injustice et d’inhumanité, mais ils ne remettaient pas en cause mon équilibre émotionnel. Les massacres au Rwanda, au Yemen, en Bosnie et leur caractère génocidaire n’ont pas touché la même corde. « Excessif, obsédé » c’est vrai, quand l’oppresseur est juif cela me brule différemment, essentiellement.
Enfant, je passais des heures dans la bibliothèque de mon père, perdu dans ces murs de livres qui étaient autant de mystères, promesses de découvertes et d’explication du monde. L’un d’entre eux m’a littéralement envahi, physiquement. Je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment. Ce n’est que cinquante ans après que je comprends la violence qu’a été ma découverte de ce qu’on n’appelait pas encore la shoah. « Nous n’avons pas oublié »[1], c’était le titre de ce livre de photographies prises lors de la libération des camps de la mort en 1945 : corps squelettiques empilés, montagnes de lunettes, dentiers, chaussures et vêtements confisqués, cheveux rasés, double-pages de silhouettes hagardes, décharnées, humanités éteintes. Des regards qui ne posaient même plus de questions, et qui pourtant interrogeaient. Implacables.
J’avais 9 ans. Rien ne m’avait préparé à cela. Et ce n’est qu’aujourd’hui que je réalise le traumatisme que ce livre a déposé en moi, cette lésion psychique, physique, qui a murmuré son poison, des années durant, au rythme de la tragédie palestinienne.
Ces images se sont gravées dans le marbre de mon enfance. Sur le moment aucune explication, je n’osais ni ne savais en parler, pas de décodage, pas de mention de l’identité de ces gens. Je n’en ai retiré qu’une conviction : ces horreurs existent, et « on » ne les a pas oubliées. Un jour mon père m’a surpris le feuilletant, et me l’a confisqué, comme un livre honteux, obscène et dangereux.
Ces images, je m’en rends compte aujourd’hui, ont été l’étalon de ma lecture du monde, mon premier socle moral. Voila ce que les hommes peuvent faire à d’autres hommes. Leçon de vie initiatique, apprise par un petit garçon seul dans la bibliothèque de son père. Voilà donc le monde où j’allais vivre.
Plus tard j’ai découvert l’Histoire, la guerre, la victoire des alliés, « forces du bien » rangées derrière les américains, la défaite des « forces du mal », les nazis. Le monde redevenait lisible, simple. Rassurant.
Cela n’arrivera donc jamais plus, je ne serai pas confronté à ce cauchemar qui menaçait en moi. Les sinistres photos bichromes sont désormais recouvertes des couleurs d’une humanité triomphante, américaine, européenne. Le livre est fermé. L’humanité me protégera. Elle n’a pas oublié.
Élève, j’ai été confronté aux débuts de la résistance palestinienne, ceux que l’on appelait les Fedayins, prises d’otages, détournements d’avions… Mais tout cela c’était loin de mon quotidien. Puis les années universitaires, à Tunis, en France et aux USA m’ont fait découvrir l’existence d’Israël.
En 1983, mon père -éditeur- publiera « Sabra et Chatila, In memoriam »[2] le premier livre de photos paru sur le massacre[3]. Je l’avais accompagné en France pour négocier avec le photographe les droits de son reportage, il était méfiant et agressif, mais la voix douce et convaincante de mon père a eu raison de ses inquiétudes. Le livre est paru et les photos ont tout de suite résonné en moi. Mêmes regards incrédules, même détresse insoutenable des gens ordinaires broyés par l’acier et le feu des hommes devenus fous.
A mon insu, Israël a réouvert mon livre.
Très vite, mais pas tout à fait consciemment j’ai compris une chose : le monde n’a pas oublié, mais sa réponse aux interrogations muettes et glacées de mes images d’enfance, le seul héritage de ces corps suppliciés qui gisaient dans mon cœur, c’était cela : la création d’Israël et la colonisation. Pas une législation internationale, pas une union sacrée des nations, pas un mur de sagesse contre le retour de l’abomination. Non, juste le Sionisme, maladie du monde juif qu’il prétend incarner. Terrible deuxième tome de mon livre, qui finira par prendre en otage tous les juifs, avec leurs cultures, leurs langues, leurs identités plurielles... Sommés d’adhérer à son projet politique ethnique et colonial _ à contre-sens de l’Histoire_ et d’adopter la bannière d’un « état hébreu » raciste et impitoyable.
Une merveilleuse symphonie de diversité réduite à une voix unique, tonitruante, triste et folle. Peut-on imaginer pire réponse après l’holocauste ?
C’est donc cela la réponse des humains aux photographies qui ont terrorisé l’enfant que j’étais ? Alors nul n’est à l’abri. Nulle part.
« Dans l'opprimé d'hier l'oppresseur de demain » disait Victor Hugo, balayant d’une phrase ce que l’humanité a d’humain. Mais ce qui rend les crimes de l’état d’Israël singuliers et intolérables, c’est qu’ils sont précisément commis au nom des victimes des camps, sur les corps amoncelés au fil des pages de mon livre. Sur leur mémoire. Magistrale et sinistre appropriation de leur souffrance.
Plutôt que de servir d’avertissement aux générations futures, la Shoah en est réduite -Par l’Etat israélien- à justifier l’injustifiable. A Sabra et Chatila, à Jenine, à Gaza, il y a les images de mon livre en toile de fond.
C’est cette vérité, cauchemar moral et abominable constat de la veulerie des hommes, qui me recroqueville au son ténu du supplice palestinien. Constat difficile que celui du mensonge qui a abreuvé nos vies tranquilles de Démocratie, droits de l’Homme, paix universelle, communauté internationale, Dieu et autres fadaises. Poudre aux yeux ! Le livre ne s’est en fait jamais refermé. Et les regards n’interrogent plus, ils accusent, hurlent à travers les décennies.
Au-delà d’Israël, des juifs, c’est des hommes qu’il s’agit : Voilà qui nous sommes. Et en fin de compte, voilà qui je suis.
Comment ne pas en vouloir à l’Etat d’Israël d’avoir démontré cela ? D’avoir réussi à me désespérer de l’humain ? Comment lui pardonner ce rendez-vous manqué avec l’humanité. Comment lui pardonner les failles qu’il a ouvertes dans mon monde, dans ma vie, mes amitiés, dans mon ventre ? Comment « les juifs » ont-ils laissé faire, en leur nom ? Comment n’ont-ils pas embrassé la responsabilité qu’imposait le calvaire des leurs : L’obligation d’être le témoin de l’humanité, garant moral du « plus jamais ça » ? Et comment ont-ils laissé ostraciser les nombreuses consciences qui s’étaient élevées parmi eux, et qui refusaient d’être sourds et aveugles devant les horreurs commises en leur nom, quitte à s’opposer à leur communauté au nom de leurs principes. Auraient-ils oublié ?
En 2018, Zeev Sternhell , fondateur du mouvement israélien « La paix maintenant », affirmait: « En Israël pousse un racisme proche du nazisme à ses débuts ». En un peu plus d’un demi-siècle de cynisme, de brutalité et d’intelligence froide, avec la bénédiction du « Monde libre », Israël a imposé au « peuple juif » la voie de la « compacte majorité »[4] que Freud avait refusé d’emprunter, et le tome 2 de mon livre n’est qu’un sordide bégaiement. C’est cela la leçon de l’Holocauste ? L’épuration ethnique au nom de l’Holocauste ?
Ben Gourion avait dit « Les vieux mourront, les jeunes oublieront ». Il avait tort. Ils n’oublieront pas.
Répèteront-ils, eux aussi, ce qu’ils ont subi, avec la même infinie brutalité ?
Est-ce cela la leçon Israélienne, son leg à l’Humanité ?
Karim Ben Smail est éditeur à Tunis.
[1] We Have Not Forgotten / Nous n'avons pas oublié / Wir haben es Nicht Vergessen
Tadeus Mazur / Jerzy Tomaszewski / Stanislaw Wrzos-Glinka (eds.)
Published by Polonia Publishing House, Warszawa, 1960
[2] « Sabra et Chatila, In Mémoriam ». Sud Editions, 1983 Tunis.
[3] Quelques semaines après le « Enquête sur un massacre » du journaliste israélien Amnon Kapéliouk
[4] « Parce que j’étais juif, je me suis trouvé libéré de bien des préjugés qui limitent chez les autres l’emploi de leur intelligence ; en tant que juif, j’étais prêt à passer dans l’opposition et à renoncer à m’entendre avec « la compacte majorité ». S. Freud