Nous nous acheminons certainement vers la disparition del’Education Nationale en tant que telle : disparition de la formation (avant celle des concours ?),recrutement de remplaçants contractuels, projet de regroupement des écoles enétablissements publics avec autonomie de gestion et de recrutement, remise encause du statut de fonctionnaire… autant d’éléments qui vont dans le sens d’unabandon de la gestion par l’Etat. Paradoxalement, ces projets, s’ilss’inscrivent évidemment dans la démarche d’ouverture au marché du secteur de laconnaissance et de la formation, peuvent aussi séduire tous ceux qui dénoncentla machinerie inhumaine de la bureaucratie étatique.
On peut voir ici un clivage fondamental entre différentspartis se réclamant de la « gauche ».
Pour les uns, le désengagement de l’Etat serait cause d’ uneaggravation dramatique des inégalités tandis que, pour les autres, ilpermettrait au contraire aux acteurs les plus engagés de réaliser les projetspédagogiques voués à rester des voeux pieux dans le système monolithiqueactuel, qualifié autrefois de « mammouth ».
Les enseignants disposent pourtant d’une liberté pédagogiquereconnue et inscrite dans les programmes. Par ailleurs, les Conseils d’écoleont compétence pour décider, dans une certaine mesure, des rythmes scolaires.Rien n’empêche par ailleurs, parents et enseignants de constituer desassociations pouvant utiliser les locaux scolaires, en dehors des horaires declasse, avec l’accord du directeur ou de la directrice d’école. Enfin, uncertain nombre de postes sont dits « à profil » et donnent lieu à unrecrutement spécifique avec entretien, pour permettre à certains établissementsayant un projet bien défini, de constituer des équipes soudées. On peut doncs’étonner de voir des gens soucieux d’émancipation sociale approuver un projetde rupture avec un système beaucoup plus souple que ce qu’on pourrait croire.
Xavier Darcos, dans son rapport remis à Nicolas Sarkosy le10 mars 2006, écrivaitqu’ « il faut que les établissements respirent à leur rythme,disposent d’une plus grande autonomie, se sentent responsables et incités àl’initiative. La gestion centralisée et l’injection massive de moyens venusd’en haut ne produisent pas les résultats escomptés, comme on l’a vu pour lesZEP. C’est aux établissements de choisir leurs moyens, notammentpédagogiques, d’atteindre aux objectifs nationaux. Dotés d’un contingenthoraire complémentaire spécial, ils doivent organiser librement leur politiqueéducative » .
Le rapport de Xavier Darcos pêche par l’absence dedistinction établie entre la situation du primaire et celle du secondaire, dontles fonctionnements sont sensiblement différents.
Je ne parlerai pour ma part que de ce que je connais, leniveau de l’école primaire (maternelle et élémentaire).
Pendant longtemps, les instituteurs ont disposé d’une grandeliberté et de peu de pressions hiérarchiques.
Sans doute, avec les besoins récents de plus de diplômés dusupérieur, fallait-il bousculer le fonctionnement parfois routinier d’un certainnombre de ces instituteurs : c’est ce qui a été fait, à la suite de la loid’orientation de 1989, avec la substitution des IUFM aux écoles normales,l’institution du nouveau statut de « professeur des écoles » et larédaction de nouveaux programmes. Ceux de 2002 reconnaissaient la complexitépédagogique du fonctionnement d’une classe du primaire et considéraient lesprofesseurs des écoles comme des praticiens engagés dans des démarches prochesde la recherche. Ils étaient d’ailleurs soutenus par les « documentsd’application » des programmes qui constituaient autant de ressourcesutiles aux « équipes » : l’instauration d’un fonctionnement desécoles en « cycles » a en effet réellement développé des fonctionnements d’équipe.
C’est dans ce contexte, où se constituait une nouvelleculture partagée des enseignants du premier degré que se sont abattues lesréformes successives de 2005, 2007, 2008 qui ont été autant de remises en causede ce qui était en train de s’élaborer.
Aujourd’hui, c’est un véritable rouleau compresseur quiécrase toute velléité d’initiative à l’école primaire. Pour le comprendre, ilfaut prendre le temps de lire attentivement le rapport rédigé par Frédéric Reiss et remis auPremier Ministre au mois de septembre.
On peut trouver dans le rapport certaines phrases quipourraient faire penser qu’il s’agit effectivement de favoriser l’autonomie deséquipes d’enseignant : ainsi est-il écrit qu’il faut « laisser lesécoles agir et les évaluer sur leurs résultats ».
Je reviendrai plus tard sur la question de l’évaluation.Considérons pour l’instant que nous soyons d’accord avec ce principe : uneéquipe peut agir sans doute d’autant plus efficacement qu’elle a plus de margede manœuvre, qu’elle se sent en mesure de s’autoriser effectivement certainespratiques qu’elle définit elle-même. Reste encore la nécessité que lespersonnes au sein de l’équipe puissent parvenir à un consensus, ce qui seracertainement plus facile si elles ne sont pas trop nombreuses. On peuts’étonner à cet égard du souci manifeste de Frédéric Reiss, dès le début durapport, de supprimer les plus petites écoles et de regrouper lesétablissements, y compris en milieu urbain. Il parle d’une « taille critique », quiserait indispensable à l’efficacité, tout en reconnaissant d’ailleurs que« les résultats des petites écoles ne semblent pas affectés par tous leshandicaps qui devraient les entraver ».
Si on lit bien ce qu’il écrit, il semble en réalité que lesécoles doivent être regroupées pour pouvoir bénéficier de la direction qu’ilappelle de ses vœux, une direction « revalorisée », dotée d’un statuthiérarchique. Pour lui « l’existence d’une direction est indispensable àl’amélioration des performances ».
Ceux qui rêvent d’écoles publiques « autogérées »doivent comprendre que ce n’est absolument pas la perspective à laquelle engageun tel rapport, dans lequel le mot « coopération » n’a aucun sens,tout empreint qu’il est des conceptions les plus autoritaires qu’on puisse imaginer. Le préfet pourraitrattacher une commune à un « regroupement scolaire » même sansl’accord de la commune, le projet pédagogique serait adopté en Conseildes maîtres et non pas par le Conseil des maîtres, le Directeur ayant lepouvoir de l’imposer, Directeur en relation permanente avec sa hiérarchie.Reiss l’écrit très explicitement : autonomie « ne veut pas direabsence de contrainte », le projet pédagogique « resteessentiellement affaire des services de l’Etat », l’autonomie des écolesest préconisée pour « mettre en œuvre la politique ministérielle et nonpas pour s’en affranchir ».
Lorsque Frédéric Reiss parle de « laisserexpérimenter », il fait référence à l’article 86 de la Loi n°2004-809 du13 août 2004 où « l’expérimentation » tend « à créer desétablissements publics d’enseignement primaire », les fameux EPEP qu’ilpropose de renommer E2P (« établissements publics du primaire »).
Je cite : « la possibilité d’écoles établissementspublics participe d’une volonté générale de rendre les acteurs de terrain plusresponsables. Elle renvoie à l’évolution du contrôle sur ces derniers ».Derrière le terme de « pilotage du système éducatif », il s’agit biend’une « machine de guerre » visant à mettre au pas les enseignants,pour « disposer d’un potentiel d’enseignants qualitativement adaptés » !
Ce qui est en jeu, c’est évidemment d’abord le nombred’enseignants : les regroupements d’école sont un moyen facile de« faire des économies ». La question du financement
obligatoire des écoles privées est un autre enjeu, comme lemontrent les différentes références du rapport à la loi du 28 octobre2009. Est en jeu également lavolonté de créer des « écoles du socle commun », c’est-à-dire desétablissements regroupant écoles et collèges (dans un premier temps, par des« échanges de services » entre professeurs des écoles et professeursde collège). L’approche par compétences s’est en effet bien plus développéedans le primaire que dans le secondaire : les professeurs des écolespourraient aider à l’accélération de la mise en place des outils de suivi descompétences des élèves dans le secondaire….
Sont en jeu aussi la « publication des résultats desécoles » et donc, leur mise en concurrence.
Dans un tel projet, les enseignants ont, clairement, trèspeu de marges de manœuvre. Frédéric Reiss ne cache pas d’ailleurs son agacementdevant le terme de « liberté pédagogique » qui, pour lui, ne veutrien dire. On peut douter de l’idée qu’il y ait là la possibilité d’une écoleplus démocratique quand on voit ce qui est dit du « contrat éducatif »qui serait passé avec les collectivités locales : là aussi, il s’agitd’empêcher des initiatives jugées parfois déplacées. Peut-on espérer plus dedémocratie alors que le débat sur le contrat éducatif des établissements (où ilserait fait référence à la prévention de la délinquance et aux rapprochementsavec le commissariat ou la gendarmerie) ne serait suivi d’aucun vote ?!
Frédéric Reiss écrit seulement que le « contratéducatif serait approuvé par le Conseil d’administration ou le conseild’école », conseil qui ne serait d’ailleurs présidé ni par le directeur(pas nécessairement enseignant) ni par un élu local.
Construire des projets d’établissements autourd’ « innovations » visant à faire mieux réussir les élèves, quipourrait s’y opposer ? On peut douter que cela se fasse sans lesenseignants et dans un contexte fortement autoritaire. On peut surtout sedemander ce qu’il en est de l’efficacité et ce que deviennent les enfants dansun projet qui met élèves et enseignants sous pression. Le management façon FranceTelecom aurait-il fait ses preuves ?!
Il y a différents choix éducatifs possibles. Tous lesparents ni tous les enseignants ne partagent pas la même vision de ce que doitêtre une école et il est de moins en moins admis que l’Etat impose sa« politique ministérielle ». On peut penser qu’enseignants et parentssont tout à fait capables, pour autant qu’on les y autorise, de faire undiagnostique sur ce qui va bien et ce qui va moins bien dans leur école, et dese mettre d’accord sur un projet. Encore faut-il que les uns et les autrespuissent réellement s’exprimer et s’entendre : le problème del’amélioration du fonctionnement des écoles n’est-il pas d’abord le problèmedes conditions d’un fonctionnement démocratique ? Il faudrait s’interrogeraussi, dans ce cadre là, sur la possibilité pour les enfants de faire entendreleur parole (comme le préconise d’ailleurs la Convention internationale sur lesdroits des enfants).
La taille des écoles semble bien en effet être un pointcritique et les projets actuels de regroupements me semblent, de ce fait,particulièrement dangereux, car compliquant d’autant la possibilité pour desécoles démocratiques de voir le jour. Il en va de même d’ailleurs de la volontéde faire du Directeur une personnalité dotée de plus de pouvoir : lefonctionnement des Conseils d’école n’est-il pas déjà trop fortement paralysépar le statut prépondérant du directeur et la priorité donnée à saparole ?
Revenir à des programmes aidants et non contraignants, fairedes circonscriptions des lieux d’échanges de pratiques, rétablir des rapportsde confiance et d’entraide plutôt que de contrôle, revaloriser l’INRP, confierl’évaluation des résultats des écoles à une structure indépendante duministère, en libérant élèves et enseignants des évaluations à répétition et enleur laissant construire les outils dont ils ont besoin…. Nombreuses sont lespistes qui permettraient aux élèves, aux enseignants et aux familles de seréapproprier leurs écoles.
Certains parents, certains enseignants peuvent avoir desconceptions originales et ne pas arriver à s’inclure dans un projet consensuel.Il faudrait aussi imaginer un dispositif qui leur permette de rejoindred’autres personnes partageant les mêmes points de vue pour faire fonctionner,dans l’école publique, des projets alternatifs.
Compétences, performances, contrôle- qualité,… Le langage dumangement a envahi l’Ecole et l’on voudrait que chacun l’accepte sans discuter. Tout cela n’en pose pasmoins de sérieux problèmes… Qu’il soit bien clair que je partage l’objectif de« faire réussir tous les élèves » et que je suis consciente de lanécessité d’une évaluation des pratiques. Ce qui pose problème, c’est laréduction des apprentissages scolaires à l’acquisition de compétences et laréduction des évaluations à des procédures de contrôle des résultats desélèves.
Les apprentissages des élèves d’âge scolaire ne peuvent sefaire « au forceps ». Frédéric Reiss dit reconnaître la nécessitéd’une prise en compte globale de l’enfant et c’est heureux car l’on se demandequelle approche il aurait dans le cas contraire ! Quel espace de liberté aujourd’huiest-il laissé à l’enfant pour s’exprimer, construire ses cheminements, seconstruire, développer son intelligence affective et sociale, sacréativité ? La contraction du temps, l’obligation de « faire »un programme annuel, de traduire chaque activité par une évaluation- contrôlerendent toute prise en compte de l’enfant tout simplement impossible, à moinsde travailler dans un établissement alternatif comme l’école de Mons-en-Baroeulou de s’inscrire dans une démarche de désobéissance vis-à-vis de l’institution.Il est clair que travailler seul dans une telle démarche, dans un groupescolaire important avec toutes les contraintes régissant l’utilisation de l’espaceou du temps relève plus du suicide que de l’engagement lucide !
Les apprentissages sont aujourd’hui conçus en terme deremédiations à des lacunes ; la dimension vivante des situations de vied’une classe du primaire est totalement méconnue.
Angélique Del Rey, professeure de philosophie, montre biendans son livre comment on a renoncé à construire des citoyens cultivés pourfabriquer des individus définis par l’agrégation de leurs compétences…. Ou deleurs manques.
On croit pouvoir réduire l’enseignement à une technicité,une expertise, alors qu’il est bien plutôt question d’un art. Emotions,étonnements, démarches de recherche n’auraient donc rien à faire àl’école ? Croit-on vraiment que l’intelligence, la compréhension desphénomènes de toutes sortes puissent se construire par l’application deprocédures ? Reconnaissons plutôt que l’école a renoncé à « ça »et qu’il n’en est plus question !
Un peu de lucidité, un peu de courage, s’il vous plait ! La« lutte contre l’échec scolaire », la « prévention de ladélinquance » auraient des chances d’aboutir si l’on voulait bien sedonner la peine de créer « les conditions de développement suffisammentbonnes de l'enfant à l'école, susceptibles de l'instituer en humain capable àson tour de créer de l'humain »
(Pourune anthropologie des savoirs scolaires. De la désappartenance à laréappartenance.Jacques Levine et Michel Develay, ESF, 2003),