On sait le rôle qu’a joué l’école publique, obligatoire, gratuite et laïque dans la consolidation du sentiment d’identité nationale,voire la pacification de la société. Aujourd’hui, on peut voir les nombreux débats sur le système scolaire et la pédagogie comme un des symptômes de la crise de la République : à nouveau, le projet scolaire est au cœur du projet démocratique de notre société. L’appartenance commune à la République ne suffit plus, et ne suffiront à résoudre cette crise ni les appels incantatoires et solennels à la grandeur perdue, ni l’exclusion et la stigmatisation des mauvais citoyens.
L’école de Jules Ferry permettait l’ascension sociale des élèves du peuple les plus doués, en même temps qu’elle garantissait la reproduction à l’identique de l’essentiel de la distribution des places. Le chômage de masse a menacé les « positions acquises » en même temps qu’une fraction non négligeable du corps social, enfermée dans des ghettos, s’est vue fermer les portes de « l’ascenseur social ».
L’ouverture des grandes écoles aux meilleurs élèves des banlieues, comme la création d’internats d’excellence, destinés aux mêmes, vise explicitement à rouvrir ces portes pour désamorcer la bombe sociale à retardement constituée par l’exclusion d’une telle proportion de la population.Ces mesures peuvent-elles suffire toutefois à résoudre la crise ?
Dans Les places et les chances- Repenser la justice sociale (Seuil, 2010), François Dubet nousmet en garde contre les incidences de cette politique d’ « égalité des chances » qui permet aux meilleurs seulement de tirer leur épingle du jeu. La question des finalités se pose à nouveau : quelle société voulons-nous ? Voulons-nous d’une société pacifiée au prix de l’exclusion et de l’enfermement de tous ceux qui n’auront pas été en mesure de« réussir » ? Ou voulons-nous, au contraire, une société humaine et démocratique où chacun, quels que soient ses talents, aura accès à une vie digne et la possibilité d’exercer sa citoyenneté ?
La question scolaire est au cœur de cette problématique :quand certains voudraient remettre en cause la démocratisation du système (pour revenir à une orientation plus précoce des élèves les plus faibles), d’autres mettent en lumière, au contraire, les lacunes de cette démocratisation et la persistance d’un système élitiste où les meilleurs se retrouvent « entre eux » dans les meilleures filières. L’ouverture à la marge de ces filières ne saurait suffire si le dualisme du système concerne toujours une majorité et, bien plus encore, si les dés sont déjà pipés avant même l’entrée dans le secondaire.
L’école primaire se retrouve au cœur de la tempête puisque quasiment un quart des élèves est en difficulté dès le Cours Elémentaire première année et que ces proportions restent les mêmes (voire, s’aggravent pour les mathématiques) à la fin du CM2. La bataille fait ainsi rage entre ceux qui préconisent d’en revenir à des apprentissages simplifiés mais structurés et systématiques et les militants de mouvements pédagogiques arguant de la complexité des conditions de la réussite scolaire, les uns et les autres revendiquant un même souci de faire réussir tous les enfants mais s’accusant, dans le même temps, d’œuvrer dans un sens contraire à ce projet. La mise en place du dispositif d’Aide individualisée fait particulièrement débat (parmi bien d’autres sujets de discussion allant des rythmes scolaires aux évaluations nationales en passant par les méthodes d’apprentissage de la lecture) : s’agit-il de s’occuper enfin sérieusement des élèves en perdition ou, au contraire,de mettre un cautère sur une jambe de bois, en faisant un tri odieux entre ceuxque l’on pense pouvoir récupérer et ceux qui, de toute façon, ne s’en tireront pas…
Tout cela se passe, dans les écoles du moins où il y a encore de la mixité sociale, dans un contexte de crispation extrême où certains parents veillent jalousement à ce que leur enfant ne prenne pas de retard dans l’avancée du programme, quand d’autres, les moins favorisés, pourraient peut-être se réconcilier avec une école qui respecterait la réalité des difficultés de leur enfant. Quand un inspecteur vient contrôler seulement le respect du programme de la classe, alors que les compétences réelles d’une partie non négligeable des élèves relèvent du programme du cycle précédent, l’enseignant qui veut concilier la chèvre et le chou se retrouve dans une situation inextricable.
Faut-il se résigner à croire que l’on ne peut faire autrement que choisir entre la réussite des uns et des autres ? Faire réussir les meilleurs tout en sacrifiant les plus faibles ou « faire décoller » ces derniers tout en minimisant les chances des premiers ou des deuxièmes de la classe ? Faut-il seulement prendre acte de la réalité de la compétition ? Les enseignants qui veulent croire à la possibilité d’un système coopératif où chacun pourrait tirer profit de la réussite des autres ne sont-ils que de (dangereux) doux rêveurs ?
Peut-être pouvons-nous essayer de renverser le problème et de nous demander ce que nous trouvons juste et ce que nous désirons…
Si nous ne pouvons accepter un système qui laisse sur le bord du chemin un quart de la population, si nous refusons de croire aux miroirs aux alouettes et prenons en compte la réelle difficulté du problème,quelles sont donc les conditions qui pourraient permettre, réellement, la réussite de tous et de chacune et chacun ?
Il est bien évident que les questions propres au système scolaire ne seront pas les seules à résoudre, et c’est d’ailleurs là un argument facile à opposer à ceux qui défendent la coopération à l’école : « mais puisque la compétition est la réalité de la société ?! ».
Réduction du nombre d’emplois, ghettoïsation urbaine, inégalités des conditions de vie et de l’accès à la culture, emprisonnement persistant des femmes dans les tâches domestiques et les stéréotypes… les problèmes à résoudre pour permettre l’accès de chacun et chacune à une place digne et à la citoyenneté semblent insurmontables.
Pourquoi, dans un tel contexte, accorder une place privilégiée aux questions éducatives ?
Le petit livre de Daniel Bloch, Ecole et démocratie (PUG, 2010) défend l’ambition de démocratiser l’accès aux études supérieures les plus ambitieuses, et cela, non seulement dans une perspective humaniste mais, aussi bien, pour remettre la France dans la course de l’économie mondiale. Pour lui, indubitablement, l’éducation doit redevenir « le moteur du développement économique et social » (et il propose, pour cela, de doubler le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur, doctorats inclus, en décloisonnant les filières).
Coopération et compétition ne s’opposent pas !
« En France, les bons et très bons élèves constituent une élite peu nombreuse cependant que la proportion d’élèves en échec scolaire est considérable. » Alors que, en Finlande ou en Corée, il y a, en même temps, trois à cinq fois d’élèves aux plus bas niveaux et deux, voire près de trois fois plus d’élèves aux deux plus hauts niveaux ! Dans les pays qui investissent le plus dans l’enseignement primaire, « le niveau de tous les élèves est meilleur ».
Comme l’écrit Eric Maurin, dans La nouvelle question scolaire- Les bénéfices de la démocratisation (Seuil,2007), « l’objectif de justice sociale des politiques de démocratisation se double d’un objectif d’efficacité économique ». Pour justifier de la nécessité de « franchir un nouveau cap scolaire : celui d’une réelle démocratisation de l’enseignement supérieur », E. Maurin fait état du résultat d’enquêtes qui montrent que « Contrairement à une idée reçue, la réforme française de la fin des années 1980 (démocratisation du lycée) a pourtant entraîné, en quelque sannées seulement, un redressement de la qualité de l’insertion professionnelle des générations qui se sont succédées. Il existe une coïncidence très claire entre les accélérations et les ralentissements de la politique éducative menée durant cette période, et les évolutions de la situation professionnelle des jeunes sur le marché du travail (…) Symétriquement, la mise entre parenthèses de l’effort de démocratisation scolaire dans les années 1990 a eu pour contrepartie l’interruption de ce redressement et le retour à une stagnation des situations professionnelles à l’entrée sur le marché du travail ».
Examinant la réforme du collège unique, Eric Maurin montre, il est vrai, que l’effet de la réforme est « en moyenne négatif pour les enfants d’origine sociale aisée . Cependant, « contrairement à une idée reçue, les principaux bénéficiaires de la réforme sont les enfants scolairement les plus doués des classes populaires, ceux-là mêmes dont les adversaires de l’école unique affirment traditionnellement qu’ils sont les premiers à souffrir de la disparition de la sélection ». Par ailleurs, sil’on examine ce qui s’est passé dans les différents pays d’Europe, il semble bien que « la diffusion de l’enseignement général aux enfants des milieux les plus modestes a eu des effets encore plus vertueux que la diffusion de l’enseignement technique ». Le système scolaire s’avère être un levier puissant dans la lutte contre les inégalités sociales : en Finlande, où les résultats sont les plus impressionnants, la réforme du collège unique a généré une baisse de près de25% des inégalités de revenus au fil des générations.
Cessons donc d’imaginer des retours en arrière : sélectionner les élèves en fin de primaire, par exemple, s’avère être « un puissant facteur d’accroissementdes inégalités de résultats à l’issue de la scolarité obligatoire ».
Cessons de croire que la réussite des uns ne peut se fairequ’au détriment des autres…
Pourquoi en sommes nous toujours là alors que la Loi d’orientation sur l’Education de1989 semblait promettre une politique éducative soucieuse, précisément, de la réussite de tous ?
Il n’est pas interdit de penser que les pouvoirs publicsn’ont pas eu le courage de leur politique. Craignant de heurter les réticencesdes enseignants face aux réformes, les fonctionnements préconisés dans la Loine se sont pas traduits dans la réalité. Si la question des moyens affectés àl’école maternelle et élémentaire ne doit pas être négligée, celle de laformation initiale et continue des enseignants doit aussi être reposée. On saitce qu’il en est aujourd’hui !
Le système scolaire français est aujourd’hui l’un des plusanxiogène au monde… et les enseignants ne sont pas pour rien dans cet état defait. Mais que peuvent-ils faire en n’ayant que de vagues notions de psychologie de l’enfant, de philosophie de l’éducation et même, depédagogie ? Aujourd’hui, ils en sont réduits à être des distributeurs dephotocopie et des instructeurs à base de manuels (bonjour au commerceflorissant de l’édition scolaire !) et ils sont jugés « bien servir » s’ils suivent à la lettre le programme (quel que soit le nombred’élèves qui suivent) et font respecter l’ordre scolaire.
La question scolaire est une question fondamentale pour un projet de transformation sociale.
Tous les citoyens sont concernés et pas seulement les parents d’élèves et les enseignants !
Ennifer Karine