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Billet de blog 24 février 2011

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De la République à l'humanisme démocratique

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il est normal que s’élèvent des voix pour défendre « l’école de la République » quand elle fait l’objet depuis des années d’attaques frontales ; pour autant, il me semble moins que cette école doive être défendue que reconstruite : qu’en est-il du vivre- ensemble quand se multiplient les écoles privées, religieuses ou alternatives ; quand l’entre- soi est conforté par le contournement ou les disparition de la carte scolaire autant que par le jeu des options ?! Qu’en est-il de la laïcité quand elle revient à faire financer les écoles catholiques par les pouvoirs publics ?! Quant à l’égalité, chacun sait aujourd’hui où nous en sommes !

Il est naïf toutefois de croire que la référence à la République revient seulement à réaffirmer ces valeurs : il est nécessaire de comprendre pourquoi cette référence peut aussi mettre mal à l’aise des personnes qui partagent pourtant ces idéaux.

L’école de la République était (et reste largement) une école autoritaire, une école, souvent, de l’humiliation (coups de règles sur les doigts, bonnet d’âne, etc) : on connaît la notion d’ « école- caserne » dénoncée par Fernand Oury ; ne faisons pas comme si cela n’avait pas existé et n’existait pas encore !

Ce modèle était accepté comme allant de soi, dans une société encore largement marquée par le religieux chrétien et ses injonctions résumées par Jean-Paul Gaillard[1] : culpabilité par principe, réflexivité coupable, hiérarchie verticale, autorité de mode paternel, interdit par principe. La République a été le lieu de déplacement du sacré (d’où ses références à la morale). Jean-Paul Gaillard écrit qu’elle « condensait en elle le visible et l’invisible et pouvait elle-même produire, sacrer et promouvoir ses élites, lesquelles élites (Normale sup et les grandes écoles) se sentaient le devoir de « porter » le pays ». Pour comprendre que cela est bel et bien fini, il n’y a qu’à observer la perte de tout sentiment de devoir des élites envers le peuple… La réaction à laquelle nous assistons depuis quelques années serait une tentative désespérée de restauration des valeurs de ce monde finissant.

Est-ce à dire qu’il n’y a plus de valeurs, plus de possibilité de respect ni d’autorité, plus de sacré ? Dans notre monde finissant, « le respect est un processus à sens unique, du bas vers le haut. Les enfants « doivent » le respect aux adultes et tout particulièrement aux adultes investis de l’autorité de mode paternel, lesquels adultes ne leur doivent aucunement la réciproque. » Il n’est pas simple évidemment d’apprendre un tout autre mode de relation…

Pourtant, devons-nous vraiment regretter un modèle qui était finalement fondé sur la soumission ? A la suite de Marcel Gauchet [2], Jean-Paul Gaillard pense que les « mutants » d’aujourd’hui, nous invitent à concevoir une nouvelle autorité, qui relèverait non de la soumission mais d’un mouvement d’adhésion. Jean-Paul Gaillard appelle « égalitarité » le nouveau mode de relation du « monde mutant », fondé sur le respect réciproque et sur la responsabilité individuelle. Il ne s’agit aucunement de « laisser tout faire » et « baisser les bras devant les enfants », « renoncer à les éduquer et les laisser prendre le pouvoir sur nous». Si nous ne voyons pas d’alternative, c’est que « nous nous montrons tragiquement incapables d’imaginer d’autres modes de transmission des connaissances et de la socialité que celui qui passe inlassablement par « domination/soumission » (dans un sens ou dans l’autre- dominer ou être dominé, soumettre ou être soumis).

Pour Jean-Paul Gaillard, nous vivons aujourd’hui une mutation psycho- sociale qui « est un changement aussi profond que celui qu’a vécu la population occidentale à partir du IVème siècle avec l’avènement du religieux chrétien » (dont nous assistons aujourd’hui à la disparition pure et simple ). Cette mutation est vraisemblablement l’aboutissement du mouvement qui a démarré avec l’humanisme de la Renaissance et les Lumières qui ont amené Kant a définir l’autonomie comme le fait d’une volonté qui puise en elle-même le principe de son action (alors que l’hétéronomie est le fait d’une volonté qui puise hors d’elle-même le principe de son action). Le « connais-toi toi-même » trouve une nouvelle actualité : « Deviens qui tu es ! » disait Zarathoustra… L’identité personnelle se trouve entièrement redéfinie : elle n’est plus « appartenancielle ». Pour Jean-Paul Gaillard, il y a là émergence positive, en même temps que difficile, d’une nouvelle injonction à penser par soi-même, un nouveau rapport de soi à soi qui est aussi développement d’une responsabilité personnelle envers la planète[3][4].

Le coût psychique est important : solitude, dépendance, troubles de la confiance en soi, oscillation entre punch et déprime, nouvelles « maladies de l’autonomie » et de la responsabilité.

Pourtant, les adultes du monde finissant perçoivent surtout chez les « mutants » la disparition, effective, du « gendarme intérieur ». D’où une grande peur qui les incite à répondre par la pathologisation/délinquantisation et la psychiatrisation/incarcération. [5]

Pour Jean-Paul Gaillard, l’incompréhension des adultes, leur refus d’accepter une définition « égalitaritaire » de la relation est largement responsable de l’escalade des crispations[6], alors que « la posture égalitaritaire se constitue comme un régulateur social parfaitement adapté à la complexité croissante de notre monde ».

Nous aurions tout intérêt à accompagner la mutation au lieu de vouloir, de façon illusoire, nous y opposer. Pour cela, nous ne pouvons pas compter sur les « experts » qui n’ont pas de solution dans le cadre de leur paradigme (pour eux, les « mutants » sont une anomalie et ils nous inciteraient ni plus ni moins à sacrifier nos enfants à leur peur de l’inconnu).

Jean-Paul Gaillard insiste sur l’importance du temps fécond pour les apprentissages sociaux fondamentaux (inhibition de l’agressivité et construction des émotions sociales), approximativement de 15 mois à 4 ans. « C’est dans cette période que les parents d’aujourd’hui, sur un mode résolument maternel et non pas paternel, peuvent imposer efficacement à leur enfant quelques jamais négociables associés à une activité de contenance corporelle plus souvent douce qu’autoritaire. Ces murs invisibles, mais bien consistants, opposés à la mégalomanie présente dans tout enfant, l’inhibition ainsi coproduite de ses pulsions agressives, lui permettent de construire une matrice transférable sur la majorité des situations sociales. » (p75)[7]

Les implications sur la pédagogie n’en sont pas moins extrêmement profondes, du choix des contenus aux façons de faire et d’être en relation:

  • mise en cause de la valorisation systématique des fonctions « cerveau gauche » qui produit et reproduit la logique de domination
  • valorisation a contrario des capacités d’observation et d’expérimentation ; accompagnement du maître par une « conversation individuelle et collective exigeante, mais jamais ponctuée d’arguments d’autorité »
  • institutionnalisation comme nouvelle règle de base de l’injonction à penser et du co-apprentissage du respect mutuel égalitaritaire

La mutation en cours est clairement une chance, malgré les dangers : chance d’abord pour la démocratie qui « ne peut tenir sa force que d’individus se sentant individuellement et personnellement responsables d’elle ». Le système représentatif, caractéristique de la République a aujourd’hui perdu sa validation symbolique et s’est d’ores et déjà transformé en un autre système reprenant la logique du show-biz et servant l’économie libérale.

Le déplacement du sacré semble pour l’instant s’être déplacé sur le marché[8]


[1] Enfants et adolescents en mutation. Mode d’emploi pour les parents, éducateurs, enseignants et thérapeutes ESF Editeur, 2009

[2] Blais M-C, Gauchet M., Ottavi D., Les conditions de l’éducation, Stock, coll. « Essais », 2008

[3] Les mutants accordent « une attention constante aux résultats de leurs actions, dans la mesure où le retour qu’ils en attendent concerne directement leur sentiment d’existence ».

[4] « (…) depuis des millénaires, mais surtout depuis l’avènement de la société industrielle, l’enseignement a récompensé, favorisé l’activité du cerveau gauche, celui de l’analyse séquentielle, du langage et des mathématiques dans leur aspect le moins créateur, tout en châtrant celle du cerveau droit, celui des synthèses globalisantes, de l’occupation de l’espace, capable de créer quelque chose de neuf, (réer) une structure nouvelle à partir de la poussière des faits analysés par le précédent (…). » Henri Laborit, neurobiologiste, en 1994 devant l’assemblée des inspecteurs de l’Education nationale.

[5] « Une mutation sociétale de cette ampleur ne va pas sans une levée de boucliers, une lutte d’arrière-garde, une violence réactionnaire des menées nostalgiques dont le but illusoire est d’arrêter le temps, de suspendre l’histoire humaine en marche ». Voir le document INSERM qui a fait scandale en 2006, Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent.

Voir aussi la réécriture des lois sur la protection de l’enfance, la prévention de la délinquance et les soins psychiatriques…

[6] « La façon qu’ont les mutants de s’adresser aux adultes à égalité est très régulièrement vécue par ces derniers comme une agression, une grossièreté, une provocation, une impolitesse, un défi lancé à la face de l’autorité que tout adulte croit toujours être censé incarner pour les enfants et les adolescents, bref, une incivilité ; cette proposition de définition de la relation « égale » est si peu étiquetée dans notre monde finissant, qu’elle rend la plupart des adultes agressifs et violents à l’encontre des mutants. Cette agressivité des adultes à l’encontre des mutants rend ces derniers perplexes car ils n’en saisissent pas la cause : ils n’ont, en effet, aucunement le sentiment de se comporter incivilement en proposant une définition de la relation égalitariste. Cette perplexité est le plus généralement interprétée par les adultes comme un début de rébellion qui, autorité oblige, les conduit à monter d’un cran dans l’agressivité et dans l’exigence de soumission ; cette surenchère génère alors le plus souvent une contre- agressivité de la part des mutants qui en deviennent ipso facto, aux yeux des adultes en cause, des jeunes à troubles du comportement. Et comme les mutants n’ont peur de rien, ils peuvent suivre les adultes très haut dans la surenchère…. » (page 39).

[7] Il y a peut-être là de quoi comprendre les difficultés des enfants élevés dans celles des familles qui dévalorisent le plus le rôle de la mère…. Jean-Paul Gaillard note aussi que le « politiquement correct » de la non- contrainte (issu du mouvement hippie) a pu jouer un rôle néfaste …

[8] Les termes employés par les économistes sont les mêmes que ceux employés par le religieux chrétien ; la loi du marché remplace la loi divine et la main du dieu reste invisible. Mais que se passe t-il quand la croyance dans le salut par l’adoration et la soumission disparaît ?!

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