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L’idée d’une « mobilisation » présentée comme européenne est forte. L’Ods se place comme le fer de lance d’un mouvement se présentant le plus souvent comme « lanceur d’alerte » et se targue de signatures venues de toute l’Europe. On lance une alerte et on préconise un « principe de précaution », sauf que dans le cas présent, on ne parle pas d’écologie, du réchauffement de la planète ou des violences de tous ordres, mais de personnes dont il faut faire stopper les transitions en Europe (et ailleurs).
Mais nulle transphobie, nous assurent les 142 signataires tous et toutes spécialistes des questions trans, on le suppose. Nous voici rassuré.es (eux-elles du moins). L’ordre des genres va être rétablit, sans même avoir à recourir ouvertement à un retour à l’ordre moral, régissant les genres, les sexualités, le sain et le pathologique. Les signataires* : 1 anesthésiste, 1 astrophysicien.ne, 1 biochimiste, 1 Cpe, 2 dentistes, 1 géographe, 6 gynécologues, 1 historienne, 1 infirmiè.re, 2 journalistes, 2 linguistes, 31 médecins, 3 militant.es, 1 orthopédiste, 2 pédagogues, 7 pédiatres, 8 philosophes, 13 profs de matières non-scientifiques, 3 profs de matières scientifiques, 5 profs de matières scientifiques n’ayant aucun rapport avec les questions trans, 24 psychanalystes, 8 psychiatres, 9 psychologues, 2 radiothérapeutes, 4 sociologues, 1 théologien.ne, 1 traductrice et 1 vétérinaire (il en fallait au moins un.e pour des personnes comme nous).
Désormais, les chromosomes régissent non seulement les genres mais la Raison. C’en est fini des fous et des folles raisonnables. On va mettre de l’ordre dans tout ça, quitte à défaire des siècles de luttes féministes et réifier les déterminismes biologiques qui ont conduit à des théories au nom desquelles l’humain a commis tant d’horreurs envers l'humain.
Surveiller et punir
Pourquoi titrer le présent texte avec le mot mirador ? Pure provocation ? Volonté de disqualifier un discours par une réponse inflationniste ? Non, le terme est réfléchi. Que le contexte soit carcéral, pénitencier ou militaire, d'attaque ou de défense, il est question d’une tour d'observation. Qui surveille-t-on ? Pour qui et pourquoi ? Qui protège-t-on ? De qui et de quoi ? On peut tenter de prévenir un départ de feu comme empêcher de gens de sortir (évasions) et d’autres d’entrer (intrusions). Un mirador est un poste d’observation bien utile et pratique, que l’on agisse en bien ou en mal. Au final, tout dépend du point de vue et de ceux et celles qui exercent des pouvoirs.
Pour en revenir à notre sirène sauvée des eaux et haut perchée, on note qu’on sollicite la rationalité scientifique (et littéraire, et vétérinaire, et odontologique, et théologique…) et l’objectivité des éminences grises européennes. Scientifiques et intellectuel.les sont donc les bienvenues pour faire cesser le « scandale » des vies trans. Par extension, ajoutons : personnes non binaires, agenres, xénogenres, etc., bien que l’on n’en soit pas (encore) là. L’Ods ne connait que les personnes trans et intersexes (heureusement pour toustes les autres).
Prise de guerre (ou pas), le concours d’Elisabeth Badinter et sa plaisante analogie philosophique XXfemme, XYhomme, devient un étendard. Vous pensiez que votre identité ("sexuelle", hein, pas de plaisanterie !) résidait dans le sexe (pardon, les organes génitaux) ? Erreur ! Elle prend racine dans les chromosomes, dixit l’inénarrable ou dévouée philosophe. Cette affirmation est posée comme un fait scientifique, dument prouvée. Or, c’est faux. XX renvoie à l’état femelle. XY renvoie à l’état mâle. XXY et d’autres combinaisons et formulations chromosomiques (entres exemples : exemples 47,XXY ; 45,X ; 49,XXXY ; 49,XXYY) renvoient à des états intersexués qui sont niés sans ambiguïté dans le texte. On ne parle même plus de personnes, mais de combinaisons qui font destin. De notre côté, nous voulons croire que le quidam sait qu'une personne est bien plus que ses chromosomes.
Dès que l’on regarde dans le détail du manifeste de l’Ods, on est saisi d’un nombre conséquent de doutes sur la démarche. Outre le fait que l’ensemble des arguments proposés repose sur une falsification totale des données scientifiques, l’on ne nous entend ni l’on nous écoute. Les démarches et rhétoriques antitrans prennent sans cesse la parole, mais c’est nous qui sommes la (nouvelle) idéologie, le (nouvel) individualisme, le (nouveau) narcissisme, le (nouveau) déconstructionnisme postpostderridien ! Voire les (nouveaux) « ayatollahs chez les Verts" (renommés depuis peu écofascismes...).
Bref le nouvel ennemi est désigné, et il n’est pas étonnant que l’on retrouve des « néo-terfs » dans cette cosmologie biopolitique, à commencer par Marie-Jo Bonnet, qui ne cesse de regretter l’existence de « méchants transactivistes » (dont on se demande où iels ont bien pu se cacher) et n’interrogeant pas le réseau de l’Ods ni le fond de la croisade dans laquelle elle s’est inscrite en tant qu'historienne féministe.
La rationalité et l’objectivité revendiquées de la Sirène ressemble en tous points au dessein intelligent professé par les missionnaires religieux de tous poils et aux staffs ayant (fort heureusement) atteint l’obsolescence au sein de la Classification internationale des maladies (CIM) et du Manuel statistique des maladies mentales (DSM). Le texte de l’Ods réussi pourtant le tour de force d’appeler totémistes, analogistes et autres individualistes à se convertir à la (nouvelle) rationalité occidentalo-centrée (encore un « wokisme », désolées pour ça aussi).
Ainsi, LE (nouveau) totem est l’identité sexuelle et son enracinement « dans la biologie » (variante, dans les chromosomes). Exit donc l’état civil (fixe, intangible, unique, linéaire… cisgenre quoi !) et son ancrage juridique. Exit également les intersexué.es, agenres, neutrois, neurogenres et autres genres fluides. Il n’y a que deux sexes, professe notre dévouée « postpostphilosophe ». Dans ce seul intitulé, L’Ods et Badinter balaient des décennies de travaux, notamment ceux de Janik Bastien Charlebois, d’Anne Fausto-Sterling et de l’Organisation internationales des intersexué.es. La restauration de la binarité sexuelle, cette nouvelle loi symbolique universalisée à coups de colonialismes armés, passe par l’ignorance des inter* et ce « sexe des contemporains », dixit Eric Marty.
De la reconstruction des frontières réelles et imaginaires
Est-il possible d’interroger la coïncidence sexe-genre ? Sommes-nous des hérétiques pour oser parler de faux concept et de vraie cosmologie imaginaire, puisant ses racines dans le patriarcat cisbinaire, blanc, et validiste ? Que faut-il répondre ? Pourquoi répondre et qui répond à la question ? Pour mémoire, lorsque l’homosexualité a été retirée du DSM (1973), le « transsexualisme » allait y entrer quelques années plus tard (1980). Une affaire de vase communiquant où une dissidence de genre remplaçait une dissidence sexuelle. En bref, on substitue un public captif par un autre, au nom d’une vision étriquée de ce que peut être une personne humaine. Tous déviants, tous coupables de division, sécession et dégénérescence ! On se croirait revenue dans les années noires du XXe siècle. Entrons-nous dans l’ère des nouvelles « puretés » ? Qu’elles soient de genre, de sexualité, d’enfantement, de procréation, du « faire famille », etc., pour présenter un monde bien « propre », où le principe de précaution régit tout et dont on se refuserait à mesurer le coût ?
Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi ne pas s’attaquer au PACS, puis le mariage pour toustes, puis la PMA, voire même le droit à l’avortement puisque nos corps ne nous appartiendraient plus, redevenant la propriété d’un groupe ou d’une idée unique, indiscutable, inquestionnable, toute puissante, puisque consacrée à "notre bien" mais sans nous. Le tout, sans plus jamais nous demander notre avis ? A quoi bon ? Le principe de précaution légitimerait tout, y compris sa propre autolégitimation.
Toutes choses seraient donc dites. Ladite dissidence de genre se voit rejetée et les rares protections offertes à un cadre juridique défaillant, peuvent être immédiatement menacées au nom de cette dégénérescence ou épidémie à combattre, au nom et pour le bien de toustes.
C’est à nous plonger dans un bain d’acide que nous invitent les signataires du texte de l’Ods. Un temps dépathologisées, nos existences, nos vies, nos choix (bons et mauvais), n’existent pas. En engageant une philosophie de l’ultra-biologie, on cherche à nouveau à mettre en avant l’étrange argument d’une épidémie transgenre, là où, nous-même pourrions témoigner d’une pandémie de transphobie et d’un retour du religieux.
Entrées et sorties dans le DSM et la CIM, assuraient parfois, une fonction qui était aussi politique vis-à-vis des « marges » et « marginaux » pointés du doigts et jetés en pâture aux tenants de fumeux principes de précaution. La figure principale : la pathologie, du haut de son mirador, surveillait et régulait la frontière sain/pathologique (ou ligne S/P ; Le normal et le pathologique, 1966) analysé par le philosophe et résistant Georges Canguilhem (1904-1995) et le philosophe Michel Foucault (1926-1984), puis par la recherche féministe Gayle, Rubin, Donna Haraway, Judith Butler, ou encore Sam Bourcier, entre bien d’autres.
Les « autres » apparurent (enfin) à l’horizon, (enfin) dépathologisé.
Comme les frontières de l’Europe (et d’ailleurs), la ligne S/P s’est donc ouverte un temps et vint le temps de la boite de Pandore. Les tous récents « ex-déviants » ouvraient leur gueule pour réclamer des droits. Trop dérangeant finalement. On convoque donc l’Épidémie pour régler le dérangement à l'ordre moral, habillé en « principe de précaution ». L’Ods ne semble pas vouloir être seulement le grand restaurateur d’une frontière, mais celui de toutes les frontières.
Maud-Yeuse Thomas (chercheure indépendante), Karine Espineira (sociologue des médias, Université Paris 8)
* Remerciements à B. pour son tableau et aux personnes qui ont traduit les titres des signataires sur Twitter.