On se souvient de mots d'Elisabeth Roudinesco à l’émission Quotidien, répondant à Yann Barthès : « (…) je trouve qu'il y a un peu une épidémie de transgenres. Il y en a beaucoup trop ». Il y en aura toujours trop... Trop de trans ? De nuisibles ? D’Autres menaçants ?
Faut-il répondre ? Faut-il répondre au flux incessant mettant en scène déni de réalité, et déni des stigmatisations et discriminations organisant la société cisgenre (non trans et qui ne veut pas des personnes trans) qui s’accumulent depuis plus de deux ans ?
Vaste débat que l’on n’épuisera pas. Vu des mouvements trans, c’est la réactivité réactionnaire qui apparaît comme le moteur principal. Réactivité très importante aux mouvements trans, parallèle à certains égards aux féministes radicales excluant les trans (terfs). On a là, le cœur de la vision et des représentations cisgenres, opposant un type d’organisation sociétale, subordonnant les femmes aux hommes et les minorités à une majorité, en nombre, représentations et visions. Fondamentalement et fantasmatiquement, « l’épidémie » renvoie à la lutte majorité vs minorités, l’angoisse d’une contamination et/ou une déstructuration de soi. On se souvient des angoisses partagées par des universitaires dans leurs écrits depuis les années 1980. Angoisses semblant toucher jusqu’à l’intégrité de leurs propres corps, comme si le fait trans provoquait un retour du refoulé violent et, en retour, dénis et rejets tout aussi violents par des personnes se sentant effractées et n’ayant jamais pensés leurs propres émotions.
L’idée d’épidémie se répandant dans un monde que l’on pensait parfaitement ordonné et donc fonctionnel, crée de l’instabilité dans une bascule que Colette Chiland* (psychiatre psychanalyste) avait nommé une « tectonique ». Un monde pourrait émerger de cette tectonique, prévient-elle. Un monde rêvé, fantasmé et délirant, soulignait-elle. Un monde auquel il convient de s’opposer de toutes ses forces. Elle entamait là une militance cisgenre contre-transférentielle, antigenre et antitrans. Cette « épidémie » est l’objet d’une stratégie d’ensemble déjà connue et utilisée à propos de l’homosexualité, ainsi que de bien d’autres faits sociaux : suffragettes, divorces, communistes, geeks, non binaires, etc. Un « lobby trans » fantasmé engagerait en quelque sorte un nouveau « grand remplacement » cohabitant ici avec une grande inversion civilisationnelle. C’est d’abord un front politique matérialisant la ligne et frontière sain/pathologique puisque chaque épidémie désigne une déviance et de déviants, susceptibles d’être désignés comme des parias quand le contexte le permet. Imaginons, les mêmes sous un régime d’extrême droite ou conservateurs. Le premier bilan des droits des trans, des LGBTIQ+ mais aussi des femmes des deux côtés de l’Atlantique est déjà édifiant.
Sans surprise, les derniers développements des discours revendent inlassablement une réalité, saine, normale et naturelle, de la différence binaire des sexes et une codépendance du genre au sexe pensé comme un absolu et fondement de la personne. Pas plus de surprise non plus sur le fait que l’on passe rapidement sur l’inégalité et/ou valence différentielle entre les hommes et femmes, d’une part, la majorité hétérogenre et les minorités de genre d’autre part ; sans oublier la réémergence sociohistorique de la fluidité de(s) genre(s) revenant sur la tectonique d’une fixité de genre enté sur une fixité du corps sexué.
C’est donc un front politique contre un autre auquel nous assistons. Le recours aux sciences ne doit rien au hasard. A l’instar de la théologie, il est un autant un recours qu’un remède à la réémergence de la fluidité des genres aux XXe et XXIe siècles. L’idéologisation poussée de part et d’autre est le reflet de la dichotomisation des débats et enjeux que ces sujets suscitent. Dans Marché au sexe, Gayle Rubin avait déjà montré comment la société hétéropatriarcale (ou hétérogenre selon West et Zimmerman) produisent des lois et le contexte idéologique les protégeant, nous les faisant percevoir comme nécessaires, légitimes et naturelles. Dans ce cadre et contexte protégeant les définitions en pathologie, pas de discriminations, stigmatisations et surtout stéréotypes de genre. Sur le fond, ce front politique est une défense de la ligne Sain/Pathologique (SP) naturalisant l’instance sociojuridique de la fixité des états civils.
Or, ce front a bougé, provoquant la tectonique tant annoncée que redoutée. Contre toute attente, ce sont les discriminations, stigmatisations et stéréotypes de genre qui ont provoqué son affaissement puis sa déconstruction d’ensemble. Si ce sont bien des mouvements (féministe, trans, intersexe, non binaire, etc.) qui l’ont provoqué, sa stabilité, cohérence et intangibilité reposaient sur le contexte discriminant d’ensemble. Ce sont moins les sciences (sociologie, anthropologie et d’autres) qui l’ont déconstruit que sa rigidité. A l’instar d’une ville en dur réagissant à des mouvements sismiques, les actions de ces mouvements ont fissuré avant tout sa rigidité - physique, morale, prétendument scientifique, etc. Le combat des minorités, refusant de l’être pour la plupart, a attaqué à la manière de la marée les digues et murs installés sur la ligne SP. La tectonique qui protégeait la valence différentielle est devenue sa propre ennemie. En retour, cette instabilité de la superstructure a provoqué un retour militant. D’où cette monstration d’une épidémie tenant aussi bien en nombre qu’en représentativité dans un lien social élargit qui se restaure du fait de son agentivité, créativité, imagination, soutien en réseau et initiatives citoyennes. L’épidémie est la représentation fantasmatique d’une invasion systémique d’un monde rigide, ordonné de telle manière à ce qu’une telle tectonique était proprement « impensable » (P.-H. Castel), indicible et, dans le même temps, aussi surveillée qu’est une frontière en tant de guerre. A l’instar de l’orientalisme, le transsexualisme est une vision fantasmatique créant de toutes pièces des mentaux et un monde surveillé, chargé d’une contention toute politique. Mise à nue, cette contention érigée en système et « normes médicales » y répondant en pathologie, révèle ce qui est à son fondement : sexisme, racisme, violences LGBTIphobes.
On se retrouve ainsi à voir une personnalité ayant tenu des propos dangereux et discriminants, co-organisatrice d’un événement portant sur les personnes trans, toujours en lutte contre leur objectivation. Va-t-elle s’en défendre, ou se légitimer, en invoquant un bien pratique et flexible principe de précaution ?
Maud-Yeuse Thomas (chercheure indépendante) & Karine Espineira (sociologue des médias), auteures de Transidentités et transitudes se défaire des idées reçues, éditions Le Cavalier bleu, 2022.
* Controversée pour certaines de ses positions dont cette dernière, s'inspirant d'un écrit de Truman Capote (De sang froid : récit véridique d’un meurtre multiple et de ses conséquences. Paris : Gallimard, 1966) : "La solution militante est que les mesures prises pour les minorités deviennent la loi générale. On peut adopter une direction différente et proposer un travail incessant d’information et de décentration culturelle. Aller à contre-courant de l’ethnocentrisme sera, certes, plus difficile que l’intoxication par des propagandes qui vont dans le sens de l’ethnocentrisme : songeons aux nazis qui ont réussi à faire adhérer presque tout un peuple à l’idéologie raciste" (Colette Chiland, "Les mots et les réalités", L'information psychiatrique, vol. 87, n° 4, 2011, p. 261-267).