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Billet de blog 25 janvier 2023

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La fabrique de tous les enfants ? (Maud-Yeuse Thomas, Karine Espineira)

Avec cette contribution, nous revenons en particulier sur l’article « L’enfant-transgenre ou la passion d’être soi », de C. Eliacheff et C. Masson, dans la revue Les Lettres de la SPF (vol. 1, n° 45, 2022, p. 117-119) et, plus généralement sur l’offensive antitrans-antigenre très marquée depuis 2018. Nous remercions Max Cressent pour sa relecture.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.


En préalable, nous nous retrouvons à devoir aborder à nouveau les mêmes points, notamment sur les idées reçues, préjugés, désinformations et dénis de discriminations décrits et analysés dans notre ouvrage, Transidentités et transitudes Se défaire des idées reçues, aux éditions Le Cavalier Bleu (2022), puisqu’il semble que ce travail n’a pas été lu, jugé crédible ou systématiquement nié. Les analyses cherchant à défaire les termes de la panique sont systématiquement disqualifiés sous l’accusation de militance, propagande, idéologie, lobby, etc., face à des discours se qualifiant de scientifique, universel, etc. Non seulement les personnes trans sont présentées comme ne pouvant pas être en capacité de penser leur condition, mais encore sont présentées comme « radicales ».

La recherche en études trans -aussi bien que les luttes pour l’égalité des droits-, constate que pour parler des questions qui les concernent, il vaut mieux appeler des professionnel.les de la psychologie, psychiatrie et psychanalyse, que de prendre la parole soi-même. La question de la crédibilité reste donc posée, sachant que n’importe quel discours antitrans peut s’autoriser à venir dénier et moquer les recherches ou encore les origines ethniques des personnes.


Fabriquer la panique ?

D’entrée de jeu, la fabrique de l’enfant trans est posée sans jamais questionner la fabrique des autres enfants d’une part ; posée depuis une universalisation du modèle biobinaire d’éducation et sociétal occidental, d‘autre part. Aux uns la naturel, aux autres, « l’idéologie. L’enfant cisgenre est ainsi une évidence, un fait en soi ne posant aucune question.

En plaçant l’enfant transgenre du côté de l’émotionnel, on est entraîné vers une forme primaire ou archaïque d’individualisme ou « passion de soi » -de narcissisme selon Colette Chiland- et de ses conséquences. Comme des amoureux fous, devenus sourd au monde qui les entoure, l’enfant-transgenre se voit approché comme un.e enfant-roi mobilisant les notions de fantasme, choix, désir, caprice et enfantillage ; engageant par ailleurs un modèle de société universel.

« Le projet est de mettre en garde les professionnels de l’enfance de l’impact des réseaux sociaux et des idéologies en invitant parents et professionnels à questionner les pratiques qui en découlent, en particulier celles qui peuvent avoir un impact durable et parfois irréversible sur la santé physique et psychique des enfants, sujets en devenir. » (p. 117)

Dès le premier paragraphe, il est question d’idéologie (des trans) et de ses conséquences, notamment une « épidémie » de cas définie. On est clairement revenu dans les années avant la première prise en charge en 1979. Idées que l’on retrouve à foison sur les réseaux sociaux, émanant de courants antitrans très divers[1]. On passe directement à la santé physique et psychique des « sujets en devenir » (l’enfant comme page blanche). Or ce devenir n’est autre que l’éducation cisgenre dans un genre unique, établit dès la naissance par l’assignation, et non selon ladite « santé » -physique et psychique.


De cette éducation cisgenre obligée et sa conséquence, l’assignation-éducation dans un genre unique, présumé stable et sain, aucun mot. On se concentre d’abord et avant tout sur des désirs, fantasmes, ressentis « isolés de tout contexte ». Il convient ici de rectifier fermement : s’il y a une discrimination et idéologie antitrans face au fait trans -rappelons, un fait universel ou anthropologique, c’est-à-dire existant dans toutes les sociétés indépendamment de son traitement-, c’est qu’il se confronte et est confronté aux normes biobinaires. Mais pour les auteures, ledit fit trans commence avec Petite fille, étendard de la cause trans ». Sur le fond, il s’agit de le présenter comme idéologie et propagande opposé à l’enfant comme « être en développement » tout en éludant un siècle d’histoire à minima.

Autre question non posée : les personnes trans adultes, des plus jeunes (années 2000) aux aînées (depuis les années 1940), n’auraient jamais été des enfants ? N’auraient-elles pas été éduquées en garçon et en fille, tout au long de ces soixante années où les médecins ont-ils cherché une maladie mentale qu’ils n’ont finalement jamais trouvé ? A ceux-ci donc l’invention d’une maladie introuvable puisque imaginaire, à l’ODS et ses affidés une idéologie également introuvable.

 « Ceux qui ont vu le documentaire Petite fille ont découvert avec stupéfaction non pas qu’un petit garçon de 7 ans, Sasha, souhaite devenir une fille mais que son désir puisse être pris au pied de la lettre par ses parents, l’école avec plus de réticence et surtout la pédopsychiatre d’un grand service parisien : sa seule réponse est de satisfaire ce désir sans la moindre interrogation. Comment ? En administrant à cet enfant des bloqueurs de puberté avant de lui prescrire des hormones femelles à vie, voire une castration. » (p. 117).

 La référence au documentaire Petite fille est incontournable, comme si le sujet commençait à la date de sa diffusion, qu’il est à considérer sous une forme brute, sans nuance et sans recul. Sans dire surtout que la construction d’un tel document passe par un montage et ses inhérentes ellipses -le réalisateur ne montre pas tous les rendez-vous par exemple.

Sasha est « un garçon » et « souhaite devenir une fille », lit-on, puis il est question d’un désir qui ne peut « être prise du pied de la lettre par ses parents, l’école » et « surtout la pédopsychiatre d’un grand service parisien ». Eliacheff et Masson s’appuient sur la maladresse du documentaire et engagent elles-mêmes des raccourcis. On en vient à dire et à « faire penser » que la pédopsychiatre cède et valide l’avis de Sasha sans examen, à la débottée. Autre raccourci, celui du parcours médical, qui laisserait penser qu’à 6 ans, Sasha va obtenir le « package » en un claquement de doigt, en oubliant de définir ce que sont les bloqueurs de puberté, à tel point que sur les réseaux sociaux, des personnes les assimilent à des hormones aux effets castrateurs et irréversibles. Les opérations sur mineur.e.s sont très rares comme en témoignent les professionnel.les de la santé. De nombreux raccourcis portés par Caroline Eliacheff, Céline Masson, Claude Habib, entre autres, sont notables et trouvent des réponses notamment dans l’article « La prise en charge des enfants, adolescentes et adolescents transgenres en France : controverses récentes et enjeux éthiques » (A. Condat, D. Cohen, Plateforme Trajectoires Jeunes Trans d’Île-de-France, Neuropsychiatrie de l'Enfance et de l'Adolescence, vol. 70, n° 7, 2022).

Il est dit par ailleurs que ces « cas sont encore rares chez l’enfant » mais aucune étude de terrain ne vient valider cette assertion puisque la totalité des prises en charge ont eu lieu à l’âge adulte, parfois au-delà des soixante ans en raison du sillage pathologique encore très présent et d’une discrimination antitrans très forte. « Il n’en est pas de même pour les ados », continuent-elles -pas d’études mentionnées. Plus loin, le questionnement chez l’adolescent est souligné mais est tiré vers l’orientation sexuelle et non l’identité de genre -qui n’existe pas selon les auteures.

Ce paragraphe se termine par une définition de la « dysphorie de genre » décrit comme « un sentiment d’inadéquation entre le sexe de naissance et le « ressenti ». Le mot ressenti est entre guillemets. Deux biais majeurs ici :

  • Le « sentiment d’inadéquation » réside pour l’enfant entre le genre assigné et le genre vécu et non entre le sexe biologique et le « ressenti ». L’enfant ne reconnaît pas ce genre assigné dans lequel il-elle se sent mal, pas à sa place, engoncé.e, travesti.e etc. Ledit « sentiment d’inadéquation » vient progressivement avec la conscience de soi et l’environnement sociobinaire. Il n'est pas seulement d’un même tenant, à savoir la conscience de soi d’un côté et la socialisation dans une classe de genre de l’autre, mais dans le codéveloppement. Le malaise ressenti tient à la facturation entre ces deux éléments dont l’un peut être appelé psychologie (de l’enfant) et l’autre sociologie (de l’enfant) ayant trait à sa socialisation. C’est donc la relationalité de ces deux éléments qui constituent un équilibre de l’enfant dans son développement.
  • Il ne s’agit donc pas d’un ressenti isolé que l’enfant ressentirait « en elle/lui » mais de son identification qui n’est pas acceptée en raison du postulat, comme l’est l’identification et son « ressenti » cisgenre. S’il y a une fabrique de l’enfant trans, alors il y a une fabrique de l’enfant cisgenre. C’est donc bien une question de normes sociétales impliquée dans une tradition d’assignation unique et fixe qui valide et porte collectivement l’enfant cisgenre et refoule collectivement l’enfant trans. Dans cette situation qui l’isole, celui-ci porte à la fois cette tradition et ce refoulement.

Ces deux biais, déjà présents dans les études de Robert Stoller dans la décennie 1960, parlent à la place de l’enfant, ignorent les effets de l’assignation fixe cisgenre, superposent identité sexuelle et identité de genre sans les définir, ni indiquer en quoi est-ce une superposition et-ou de prendre l’un pour l’autre.

Sur les chiffres du paragraphe 3 : il est signalé que, « selon les pays dans une période de 10 à 15 ans » (..). En effet, comme en Angleterre, sur une période de 12 ans (2010-2022), et sur un pourcentage n’excédant pas 1.5% de la population. L’Office Pour les Egalités du gouvernement anglais, estimait, en 2018, le nombre de personnes trans dans une fourchette comprise entre 200 000 - 500 000 individus (et même 220 000 après la seconde étude), sur une population de 55,98 millions.

En 2019, en l’absence d’études spécifiques les institutions lancent des enquêtes et affinent leurs enquêtes et chiffres. Parmi les sources « sérieuses », on peut s’appuyer sur les travaux de l’Office for National Statistics et du Government Equalities Office, ayant mis à jour leurs enquêtes en 2019. Des rapports, le schéma suivant se dessine : 58,000 personnes trans féminines, 48,000 personnes trans masculines et 114,000 personnes non-binaires. Pourquoi avancer ces chiffres, sans contextualisation et avec une note de bas de page comme garantie/preuve « scientifique » ? Pour créer de la panique morale et appuyer l’idée d’un « désastre sanitaire » futur et à prévenir ? La référence comme source à la Society for Evidence Based Gender Medicine (SEGM), peut elle-même donner lieu à questionnements, comme l’indiquent respectivement Mallory Moore (TransSafety.Network, 2021) et Lee Leveille (Health Liberation Now!, 2022), puisque la SEGM est identifiée comme l’un des « acteurs clés derrière les thérapies de conversion ».

Plutôt que de contextualiser et engager une multiplication des croisements des sources et données, les autrices posent la question : « que signifie ce phénomène, ce refus croissant de la féminité chez les jeunes filles ? ». A quoi se rapporte le mot féminité ? Est-ce l’apparence des marqueurs de genre ? Un comportement social attendu l’écart entre norme et « ressenti » ? Les auteures y répondent : « difficile de répondre dans un contexte de « libération de la parole » -nouveaux guillemets. Après avoir affirmé, qu’il y avait un « phénomène », elles ne peuvent y répondre mais pointent un contexte de parole attisant une « recrudescence des militances identitaires mêlant ressentiment et commisération » (p. 118). Pas d’émancipation ni épanouissement donc. Un propos déjà avancé par les courants antitrans depuis les années 1950, hostiles aux associations et des protocoles psychiatriques. Les auteures militent ouvertement pour une repathologisation et repsychiatrisation derrière ces termes.

De nos jours, avec des plateformes comme Trajectoires Jeunes Trans, regroupant professionnel.les et associations engageant une réflexion et suivis en pédopsychiatrie, la suite de leur critique ne pouvait que s’en prendre à cette partie du corps médical qui a évolué, en prenant en compte l’évolution même des personnes trans au fil des décennies : « quelle réponse apporte le corps médical » ? Masson et Eliacheff recyclent l’héritage de la Manif pour tous. Plus avant, pour elles, « la transidentité est considérée non pas comme symptôme psychique et à interroger dans toute sa complexité mais comme « un fait social à entendre et à accompagner » (italique et guillemets sont des auteures, p. 118).

Avec cette affirmation, on est passé d’une période à l’autre : l’une portant sur le « symptôme psychique » (la maladie mentale sur laquelle l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est revenue ?) : l’autre comme « un fait social » (la question de société dans le cadre de la lutte contre les inégalités ?). Une question et focale que la psychanalyste Colette Chiland avait déjà portées en insistant sur le décalage entre l’un et l’autre pour repousser le premier au profit du second (Changer de sexe, 2011). Les auteures l’entérinent sans examen. Or, les conceptions pathologiques se sont effondrées. L’histoire des transidentité et des apports des études trans (Trans Studies) indiquent deux faits majeurs : 1/ La psychiatrie ne constate pas de maladies ou troubles mentaux directement liés à la transitude (« la cause » tant recherchée et jamais trouvée »). 2/ La transition ne provoque pas d’effondrement psychique de la personne, mais l’inverse : l’épanouissement, alors que la transphobie n’a jamais été aussi forte. Prenons un instant pour imaginer ce que ce seraient ces existences, et l’estime de soi de ces mêmes personnes trans, sans cette épidémie de transphobie ? L’idée du bonheur à la perspective de ne plus avoir peur, d’être discriminé.es, rejeté.es ou assassiné.es, est vertigineuse.

Mais Eliacheff et Masson ne le voient pas de cet œil : « La transition serait un acte positif d’auto-détermination et d’auto-affirmation. Hormones, voire interventions chirurgicales sont présentées comme des solutions « thérapeutiques »… qu’elles ne sont pas. » (p. 118). Dans cette approche, la transitude serait une illusion, un tour de passe-passe, voire « un jeu d’enfant » qui aurait mal tourné mais que des parents inconscients et professionnel.les de la santé soutiennent sans recul. Doit-on comprendre que deux psychanalystes néophytes sur les questions trans, qui n’hésitent pas à donner des « opinions », dénigrent des parents soutenants et des confrères avec des décennies d’expérience pour certains d’entre elles/eux, sans parler d’un demi-siècle d’expériences associatives ? Les autrices reviennent ainsi sur le consensus de ce qui est considéré comme « thérapeutique », en occultant les lois les plus récentes et en inversant la preuve de la charge : tous coupables, sauf nous, qui détenons « la bonne parole », à l’image des discours tenus lors des controverses bioéthiques sur le droit à l’IVG, à la PMA, etc., et ce, dans les années 1980…

Inévitablement, suit le scoop des auteures : un « scandale médical du XXIe siècle. Pour se faire entendre, Masson et Eliacheff misent sur une « alerte lancée » dans tous les pays « où les demandes ont explosé ». Cette affirmation est le fruit d’une totale décontextualisation sur le sujet quant à la meilleure pratique à adopter pour les sujets concernés, au risque de heurter la tradition en la matière. Remarquons qu’aucune alerte n’a été lancée pour dénoncer ou même simplement mentionner les pratiques violentes encourageant des « thérapies exploratoires » recommandées par leurs partenaires d’Ypomoni, qui se présentent comme un groupe de parents mobilisés « pour une approche éthique des questions de genre ». Éthique qui laisse dans l’interrogation au vu de ce qui a été donné d’entendre au public lors du débat « Enfant transgenre : que faire ? », du jeudi 6 octobre 2022, sur M6 : mégenrages, usage des "deadnames/morinoms", et accusation de mutilation envers le corps médical via son représentant sur le plateau.

Avec Eliacheff et Masson, renoue-t-on avec des idées que l’on pensait désormais d’un autre temps ? Prône-t-on un refoulement collectif, au nom de l’éthique, de la nature, de thèses diverses sur une « maladie mentale » ou de Dieu comme certains professionnels l’ont fait dans un passé plus ou moins récent ? Au nom de leurs convictions, certain.es professionnel.es participent de ce refoulement collectif, sans qu’aucun contrôle ne s’exerce sur leurs pratiques. Comment une personne qui ignore les tenants et aboutissants de l’histoire de la transitude, de sa prise en charge, du long chemin vers la démarginalisation, dépathologisation, et l’égalité des droits, tout au long du XXe siècle, peut-elle se positionner avec un tel récit, réduisant un siècle de recherche scientifique, de luttes et reconnaissances sociales à quelques lignes, alarmistes qui plus est ?

Masson et Eliacheff semblent vouloir enfoncer le clou sur la critique de la prise en charge (celle préconisée par les autres, jamais leurs visions personnelles). Pourquoi, s’il n’y a pas de maladie ou trouble, dépense-t-on tant d’argent ? Une fois de plus, aucune contextualisation n’étaye cette fausse question. Prospectons : pourquoi dépense-t-on tant d’argent sur le « 4e âge » au lieu de laisser les individus mourir en paix, surtout lorsqu’ils le demandent ? Y répondre suppose nécessairement un examen rigoureux et donc une contextualisation rigoureuse. Masson et Eliacheff une réponse : « C’est l’un de paradoxes en passe de devenir une nouvelle norme. ».

Les autrices reviennent sur la distinction entre orientation sexuelle et identité de genre, et sur le délicat sujet du consentement éclair : « Des débats médiatisés ont témoigné de questions cruciales concernant l’âge auquel un jeune pouvait consentir à avoir des relations sexuelles. ». Ce débat a eu lieu en raison des violences sexuelles de pédocriminels envers des enfants et adolescent.es sans leur consentement. Et la passerelle est vite établie avec la transitude... Cette ellipse a de quoi surprendre. Ignorent-elles que les personnes adultes d’aujourd’hui ont été des enfants, dont les nombreux témoignages ont été retranscrits dans la littérature en sexologie jusqu’à la moitié du XXe siècle, les disciplines psys depuis les années 1950, les biopics et les autobiographies depuis les années 1930, la recherche en sociologie depuis les années 2000, partout dans le monde et à des degrés divers ?

De même, à l’image d’Abigail Schrier, de Lisa Littman, de Claude Habib, entre autres, ignorent-elles que depuis près de 70 ans, la majorité des personnes trans est informée par les médias écrits et audiovisuels ? Que la majorité parvient à mettre des mots sur sa transitude de la même façon ? Mais nul besoin de médias non plus pour qu’une société connaisse des changements de genre ou des organisations non binaires, comme le montrent les travaux en anthropologie. La « crise sanitaire » à venir sera-t-elle celle des transitions ou celle des suicides entraînés par des « thérapies exploratoires », des menaces de rejets, des empêchements, des harcèlements ?

Ce débat tient lieu de comparaison pour infirmer celui qui entérine la pratique de transitions médicales sans préciser ce que serait une transition sociale plus apaisée et dépassionnée, cette fois du côté des « contre ». Or cette dernière est précisément le fil choisi par le réalisateur de Petite fille pour en indiquer les conséquences, voies d’exploration à la recherche d’un consensus satisfaisant pour toutes les parties et impliquant l’école comme un lieu de socialisation pour les enfants.

Pour les auteures, aucun doute : les enfants découvrent sur internet un « motus operandi : menacer de se suicider, dénoncer des parents maltraitants [guillemets des auteures] », etc. Elles tranchent net : « c’est l’adulte qui est sommé d’obtempérer et doit consentir… à lui obéir, cédant par là même à l’autorité qu’il doit exercer et à sa fonction de protection ». Elles parlent de leur propre refus dudit motus operandi, et non du vécu de l’enfant ou adolescent.e. Quant à l’autorité censée s’exercer et à sa fonction de « protection », seule une contextualisation historique rigoureuse peut trancher en faveur d’un consensus social ou un autre. C’est au nom d’un habitus et consensus social, impliquant une éthique médicale, que des violences ont été perpétrées (électrochocs, lobotomies, thérapies de conversion). Il ne s’agissait nullement de principe de protection de l’enfant mais de morale refusant tel ou tel sujet, d’ailleurs indiqué sous le nom et motif de « fléau social ».

On ne peut pas reprocher à ces enfants de céder à leur désir, concluent-elles, mais de reprocher aux adultes responsables de céder ? Une question réduite à minima, celle d’une alerte qui s’autorise à ignorer le développement humain de l’enfance l’état d’aîné.e, ainsi ledit désir -de l’enfant- est détaché de son développement propre, réitérant ainsi les conditions de son état mental se dégradant dans le temps au profit de théorie sur l’identité sexuelle et/ou sexuée.

Leur ultime phrase reprend, mot à mot, des idées de Colette Chiland, entre autres : « on ne change pas de sexe même si on change d’apparence ». Ignorent-elles que le contexte cisgenre d’une éducation dans un genre unique, intangible et invariable, repose sur l’assignation de genre et non l’assignation de sexe ? Cette assignation-éducation implique ladite apparence du corps et sa perception, comme étant le témoin indiscutable et intangible d’une profondeur qui serait le psychisme humain lui-même. Or, c’est précisément cette profondeur que les autrices refusent après d’autres car il faudrait revenir sur toutes les conséquences d’une assignation fixée à la naissance obérant le devenir. Cette vision et visée sociobiologiste a conduit à une hyperpolarisation dont J. W. Scott indiquait sous cette question :

« Comment les individus sont-ils fabriqués comme différents les uns des autres ? Quelles sont les opérations à l’œuvre dans la construction des identités de "classe", de "genre", de "race" ou "sexuelles" ? » (Théorie critique de l'histoire, Fayard, 2009)

L’anthropologue Gayle Rubin l’indiquait de son côté comme suit :

« [L]a théorie de l’acquisition du genre aurait pu être le point de départ d’une critique des rôles de sexe. A lieu de cela, les implications radicales de la théorie ont été radicalement refoulées. (…) Et le plus important est que la psychanalyse fournit une description des mécanismes par lesquels les sexes sont divisés et déformés, une description de la manière dont des petits enfants bisexuels et androgynes sont transformés en garçons et en filles (…) ». (Surveiller et jouir, anthropologie politique du sexe, EPEL, 2010 : 53-54)

Le refoulement collectif est la cause sociétale première du fait trans. Il a prévalu en impliquant un consensus social et son idée, vision et visée, sur ce qu’il faut faire sous l’égide d’une éthique conditionnée par une vision pathologique. L’identification de genre trans est de même nature que l’identification de genre cisgenre. Ce qui distingue l’une de l’autre est ce refoulement et ses implications radicales non seulement sur la théorie mais sur le développement des enfants.

Venons-en au titre de leur article-manifeste. Quelle est cette « passion de soi » selon Masson et Eliacheff ? Si l’on pose la question à la population cisgenre, la réponse semble une évidence : vivre comme autrui et pour soi. Pourquoi cette réponse serait fausse dans un autre cas ? Nous connaissons la réponse : le refoulement collectif. Les normes de genre impliquent des normes corporelles, ce pourquoi notre époque semble hésiter sur le lien assignation-éducation, accepte tantôt le principe que les stéréotypes de genre reculent au profit de l’égalité notamment, mais les refuse ensuite majoritairement lorsque l’on comprend que normes de genre et normes corporelles impliquent ou non de les dissocier, afin de ne pas intervenir sur le corps et son apparence genrée.

Pour une éthique de l’accompagnement de l’enfant et le problème du consentement, aucune association trans ne s’oppose à un suivi rigoureux, tout en préconisant une veille sur la relation : comment l’enfant est-il considéré dans sa famille, à l’école, etc. Bien entendu, qu’un enfant de moins de 6 ans ne peut intégrer et comprendre l’ensemble des information médicales et sociales liées à la transitude. Si dans le cas de Sasha dans Petite Fille, les « contre » ont soulevé cette idée que la jeune enfant ne pouvait pas prendre la mesure des enjeux médicaux à long terme (faut-il repréciser une nouvelle fois, qu’on ne lui propose pas de passer aux hormones et de bénéficier à six ans d’une vaginoplastie, comme on a pu le lire dans de délirants post sur les réseaux sociaux ?), mais jamais on ne les entend analyser la conscience qu’à l’enfant des enjeux de relations sociales (l’école pour s’en tenir là).

Comme toute expérience de vie, la condition humaine ne peut être détachée ni de son milieu, ni de cadre historique, ni des relations sociales et encore moins du temps de développement qui ne commence pas quand les parents le souhaitent mais quand ils en permettent l’expression. Nul.le en ce monde, ne s’est construit.e seul.e, en un jour, sans erreur et sans errement, mais aussi sans joie, bonheur et épanouissement.

Nous toustes, pouvons témoigner avoir été des enfants et avoir été victimes à des degrés divers de la Fabrique de l’enfant cisgenre, dont des acteurs, des parents parfois, ont souhaité nous voir mourir plutôt que nous voir vivre notre transitude.

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[1] Lire, entre autres enquêtes, celles de Mediapart, Arrêt sur images, Libération, entre autres.


Références à l’usage de ceux et celles qui ne cèdent pas à la panique morale

(Liste, très loin d’être exhaustive)

Presse, articles et tribunes

« Mineurs trans : des groupuscules conservateurs passent à l’offensive », Rozenn Le Carboulec, Mediapart, 17 mai 2022.

« Comment les mineurs trans sont pris en charge : face à la désinformation, des médecins racontent », Rozenn Le Carboulec, Mediapart, 4 avril 2022.

« Les jeunes trans existent, il est temps de reconnaître leurs droits et de répondre à leurs besoins », Tribune par Collectif, Le Monde, 05 décembre 2022.

« Pour le droit d’accompagner son enfant dans son identité de genre », Tribune par Collectif, Libération,  21 juillet 2022.

« D’abord, ne pas nuire: pour un accompagnement bienveillant et informé des mineur·e·s transgenres », Tribune par Collectif, Mediapart, 29 janvier 2021.

« Face à la transphobie en Europe, le féminisme a tout à perdre à se diviser », Rozenn Le Carboulec, Mediapart, 16 novembre 2022.

« Planning familial : les anti-trans, "cautions progressistes" des réacs », Pauline Bock, Arrêt sur images, 5 septembre 2022.

« Entre féministes Terf et extrême droite, des passerelles idéologiques pour un même combat antitrans », Maxime Macé, Pierre Plottu et Johanna Luyssen, 12 septembre 2022.

« Omerta », un nouveau média prisé à l’extrême droite », Olivier Faye, Le Monde, 17 novembre 2022

« Le média Omerta, nouveau porte-voix des obsessions réactionnaires », Christophe Gueugneau et Youmni Kezzouf, Mediapart, 17 novembre 2022.

« Fausse journaliste : le "piège" du film "Omerta" sur les trans », Pauline Bock, Arrêt sur images, 16 novembre 2022.

Ouvrages, articles, chapitres d’ouvrages

ALISON Mika, Vivre sa transidentité à l'école : parcours et point de vue d'une transenseignante, Double ponctuation, 2022.

AYOUCH Thamy (ed.), « Psychanalyse et transidentités : enjeux théoriques, cliniques et politiques », volume I, Recherches en psychanalyse, vol. 1, n° 29, 2020, Laboratoire CRPMS, Université de Paris, 2020.

POIRIER Fanny, TOUATI Anaïs, « Psychanalyse et transidentités : enjeux théoriques, cliniques et politiques », volume II, Recherches en psychanalyse, vol. 2, n° 30, Laboratoire CRPMS, Université de Paris, 2020.

BARIL Alexandre, « Temporalité trans : identité de genre, temps transitoire et éthique médiatique », Enfances Familles Générations [En ligne], n° 27, 2017.

BORNSTEIN Kate, Hello, monde cruel ; 101 alternatives au suicide, P, Au Diable Vauvert 2018.

CONDAT Agnès, COHEN David, Plateforme Trajectoires Jeunes Trans d’Île-de-France, « La prise en charge des enfants, adolescentes et adolescents transgenres en France : controverses récentes et enjeux éthiques », Neuropsychiatrie de l'Enfance et de l'Adolescence, vol. 70, n° 7, 2022, p. 2-19.

CONDAT Agnès, « Familles en Transitions », Recherches en psychanalyse, vol. 2, n° 30, 2020, p. 131-139.

ESPINEIRA Karine, « La médiatisation des "enfants et ados trans" : des écrans TV aux chaînes YouTube, se raconter et s’affirmer au présent », dans Annie Pullen Sansfaçon et Denise Medico Jeunes trans et non binaires, Presses Universitaires de Montréal, p. 62-77, 2020.

ESPINEIRA Karine, Thomas Maud-Yeuse, Transidentités et transitudes se défaire des idées reçues, Paris, Le Cavalier Bleu, 2022.

HERAULT= Laurence (dir.), L’expérience transgenre de la parenté, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2014.

LAURIER The Fox, Reconnaitrans, Villeurbanne, éditions Lapin, 2021.

LETOURNEUR Daisy, On ne naît pas mec. Petit traité féministe sur les masculinités, Paris, La Découverte, 2022.

LEXIE "agressively_trans", Une histoire de genres Guide pour comprendre et défendre les transidentités       Paris, Marabout, 2021.

MAHOUDEAU Alex, La Panique woke. Anatomie d'une offensive réactionnaire, Paris, éditions Textuel, 2022.

MAILLET Clovis, Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans, Paris, Arkhé, 2020.

MEDICO Denise, WALLACH Isabelle, « Nécropolitique, finitude et genres trans », Frontières, vol. 31, [En ligne], n° 2, 2020.

MOLINIER Pascale, « Devenir Cisgenre », Recherches en psychanalyse, vol. 1, n° 29, 2020, p. 47-55.

PULLEN SANSFAÇON Annie et MEDICO Denise (dir.), Jeunes trans et non binaires, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, p. 62-77, 2020.

SWAMY Vinay et MACKENZIE Louisa, Devenir non-binaire en français contemporain. Paris : Editions Le Manuscrit, 2022.

Documentaires

Devenir il ou elle, documentaire de Lorène Debaisieux et Lise Barnéoud, France, 2016.

Diagnosing Difference, documentaire d’Annalise Ophelian, États-Unis, 2009.

Disclosure: Trans Lives on Screen, documentaire de Sam Feder, États-Unis, 2020.

L'ordre des mots, de Cynthia Arra, Mélissa Arra, France, 2007.

Fille ou garçon, mon sexe n'est pas mon genre, documentaire de Valérie Mitteaux, France, 2011.

Trans, c'est mon genre, documentaire d’Éric Guéret, France, 2016.

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