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Billet de blog 3 décembre 2025

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l'économie cachée derrière les "propositions de paix" trumpiennes

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’enquête du Wall Street Journal intitulée « Make Money, Not War » révèle un élément majeur qui a relancé le débat sur la guerre en Ukraine : selon le quotidien américain, le Kremlin a proposé à Washington d’explorer une voie de paix reposant sur les affaires. Le journal détaille des échanges entre l’envoyé spécial américain Steve Witkoff et Kirill Dmitriev, dirigeant du fonds souverain russe, autour d’un plan économique colossal censé « sortir l’économie russe du tunnel » et repositionner les États-Unis comme partenaires privilégiés.

Selon ces informations, ce plan atteindrait jusqu’à deux mille milliards de dollars et inclurait la possibilité d’utiliser les quelque 300 milliards d’avoirs russes gelés en Europe pour financer des projets russo-américains et la reconstruction de l’Ukraine. Il intégrerait également des coopérations dans l’Arctique, les terres rares et l’énergie, avec un objectif clair : convaincre Washington de considérer la Russie comme une terre d’opportunités, non comme une menace.

Le WSJ précise que ces propositions ont trouvé des interlocuteurs attentifs parmi des hommes d’affaires proches de Donald Trump, tels que Steve Witkoff et Jared Kushner, qui défendent l’idée d’une prospérité partagée comme fondement d’une paix durable. Dans cette logique, les entreprises américaines seraient en première ligne — devant leurs concurrentes européennes — pour profiter d’une éventuelle réouverture du marché russe.

Ces éléments posent une question centrale : une paix négociée pourrait-elle réellement ouvrir la voie à un assouplissement rapide des sanctions et à une normalisation économique entre les États-Unis et la Russie ? Autrement dit, même en prenant au sérieux l’hypothèse décrite par le Wall Street Journal, encore faut-il examiner si un tel plan est économiquement et juridiquement possible.

Rien n'interdit d’imaginer que des volontés politiques fortes tentent d’accélérer les choses, l’histoire l’a déjà montré. Mais les sanctions ont été précisément construites pour résister à ce type de pression : elles reposent sur des décisions collectives, des votes du Congrès et l’unanimité européenne. Admettre qu’un simple accord politique puisse renverser cet édifice reviendrait à considérer que le cadre juridique international peut être écarté à volonté. Ce serait en nier la raison d’être.

Le mythe du “pactole russe” : un marché inexistant, même en cas de paix

L’idée d’un marché russe prêt à être conquis après la guerre repose sur une confusion fondamentale : un cessez-le-feu ne réactive ni l’économie russe, ni la sécurité juridique, ni le retour des investisseurs occidentaux.

Même dans l’hypothèse — loin d’être automatique — d’une paix durable et réellement mise en œuvre, la Russie ne redevient pas mécaniquement un marché. Les sanctions ne disparaissent pas du jour au lendemain, et les entreprises occidentales ne reviennent jamais instantanément dans un pays dont le risque politique, juridique et économique demeure extrême.

Pourquoi ? Parce que :

  • Les sanctions américaines et européennes ne se lèvent jamais automatiquement :

Aux États-Unis, la plupart reposent sur des lois votées par le Congrès (dont CAATSA), et en Europe la levée exige l’unanimité des vingt-sept États membres.

Même dans les rares précédents où des sanctions ont été allégées (ex. : accord nucléaire iranien de 2015), il s’agissait de suspensions partielles, coordonnées et conditionnelles — jamais d’un retrait complet et instantané.

  • Historiquement, elles restent en place des années après les conflits (Iran, Irak, Serbie, Cuba).
  • L’économie russe est devenue plus dépendante de la Chine, moins diversifiée et plus fragile. Les données du FMI et de l’OCDE (2023-2024) confirment cette tendance : chute des investissements directs étrangers occidentaux, montée de la dépendance technologique vis-à-vis de la Chine et contraction durable des secteurs exportateurs non énergétiques.

Un examen des décisions prises par plusieurs grandes entreprises depuis 2022 permet de mesurer l’ampleur du retrait occidental (sources : Yale CELI, Reuters, AP, Financial Times, communiqués corporate).

McDonald’s : l’entreprise a procédé à un retrait complet du marché russe. Elle a d’abord suspendu ses activités en mars 2022, puis a vendu ses 850 restaurants en mai 2022 à son franchisé russe Alexander Govor. (Sources : Reuters 16/05/2022 ; McDonald’s corporate)

ExxonMobil : retrait complet également. Le départ a été annoncé en mars 2022 et la sortie définitive est intervenue en octobre 2022, à travers l’abandon — ou l’expropriation — de sa participation dans Sakhalin-1. (Sources : Exxon ; Reuters 14/10/2022)

Boeing : l’entreprise a suspendu ses activités en Russie dès mars 2022, notamment l’arrêt de la maintenance et du support technique. (Sources : Boeing ; Financial Times)

Microsoft : la société a annoncé une suspension de ses opérations, suivie d’une réduction importante de leur ampleur. Les nouvelles ventes ont été stoppées en mars 2022 et une réduction massive des opérations a été confirmée en juin 2022. (Sources : Microsoft ; Reuters 08/06/2022)

Visa : Visa a procédé à une suspension quasi totale de ses activités à compter du 5 mars 2022, interrompant les opérations transfrontalières et la connexion au réseau international. (Source : Reuters 05/03/2022)

Mastercard : le même jour, le 5 mars 2022, Mastercard a suspendu son réseau international en Russie, mettant fin aux transactions transfrontalières. Les opérations internes ont basculé vers le système russe MIR. (Source : Reuters 05/03/2022)

Pfizer : Pfizer a opté pour une suspension partielle de ses activités en mars 2022, mettant fin à ses investissements en Russie tout en maintenant la fourniture de médicaments essentiels. (Sources : Pfizer ; AP News)

Bosch : Bosch a suspendu ses livraisons principales en mars 2022, tout en conservant certaines activités résiduelles. (Sources : Bosch ; DW)

Nestlé : Nestlé a maintenu une activité limitée en Russie, concentrée sur des produits essentiels, entre 2022 et 2025. (Sources : Nestlé ; Reuters)

Enfin, même dans l’éventualité d’une paix formelle, le marché énergétique russe ne retrouverait pas ses débouchés européens. Depuis 2022, l’Union européenne a adopté plusieurs engagements structurels — notamment REPowerEU — visant à mettre fin à la dépendance au gaz russe, avec interdiction progressive du GNL russe et arrêt programmé du gaz de pipeline d’ici 2027–2028. Ces engagements ne sont pas conditionnés à la situation militaire : ils relèvent d’un choix stratégique durable en matière de sécurité énergétique et s’accompagnent d’une réorganisation complète des approvisionnements européens (GNL non russe, interconnexions, renouvelables).

Autrement dit, même en cas de paix, l’Europe ne reviendra pas massivement vers le gaz russe ce qui prive Moscou de son principal marché historique et affaiblit d’autant le scénario d’un “pactole” énergétique.

Conclusion : le marché russe de “l’après-guerre” n’existe pas, sauf dans l’imaginaire de ceux qui pensent la géopolitique comme un deal immobilier. Historiquement, certaines entreprises sont revenues dans des pays post-conflit, mais jamais dans un environnement combinant conflit récent et sanctions extraterritoriales aussi étendues que celles imposées à la Russie depuis 2022.

LE SEUL MARCHE REEL EST AILLEURS : LA RECONSTRUCTION UKRAINIENNE

S’il existe un marché post-conflit d’envergure, ce n’est pas la Russie, mais l’Ukraine.

Selon une évaluation conjointe publiée en février 2024 par la Banque mondiale, la Commission européenne, le gouvernement ukrainien et les Nations Unies, le coût de la reconstruction atteint et de la reprise est estimé à 486 milliards de dollars sur dix ans (données arrêtées au 31.12.2023). Ce montant a d’ailleurs été révisé à la hausse en 2025, à environ 524 milliards de dollars, à mesure que les destructions et les besoins s’accroissent.

Ce marché reste toutefois institutionnel : il dépend d’engagements publics durables (UE, G7, Banque mondiale), et non d’un appétit spontané du secteur privé.

Sur ce terrain, les États-Unis se positionnent déjà :

  • BlackRock et JPMorganont été associés à la structuration d’un projet d’« Ukraine Development Fund », destiné à canaliser des capitaux publics et privés vers la reconstruction, même si ce fonds est resté largement au stade conceptuel
  • Bechtela conclu un partenariat avec l’Agence ukrainienne de la restauration pour soutenir la préparation et la mise en œuvre de projets d’infrastructures clés.
  • USAID et IFCsoutiennent déjà des projets énergétiques et agricoles, via des programmes de sécurité énergétique, de financement des PME et de développement de l’agriculture « climate-smart ».

Autrement dit : le marché existe, mais il n’est pas en Russie. Et il ne repose pas sur un « deal », mais sur des institutions financières, des garanties, de la stabilité et du long terme.

LE TRUMPISME ECONOMIQUE : UNE LECTURE ERRONEE DES CONFLITS

Le raisonnement trumpiste applique au conflit russo-ukrainien les codes du business :

  • une crise = une négociation
  • une négociation = un deal
  • un deal = une opportunité d’enrichissement rapide

C’est un modèle transactionnel, court-termiste, souvent efficace en affaires. Mais dans le cadre d’un conflit militaire les motivations ne sont pas économiques, les décisions ne sont pas transactionnelles et les résultats ne suivent pas une logique « gagnant-gagnant ».

Cette erreur de lecture explique pourquoi le discours trumpiste sur la Russie peut sembler cohérent politiquement, mais reste économiquement incohérent.

L’ANGLE MORT : L’EFFET STRUCTURANT DES SANCTIONS AMERICAINES

Les États-Unis disposent du cadre de sanctions le plus puissant au monde, articulé autour de plusieurs instruments qui structurent durablement l’environnement économique de tout pays sanctionné :

  • OFAC : l’autorité qui administre, surveille et applique les sanctions financières américaines. Toute entité qui souhaite accéder au système bancaire en dollars doit s’y conformer.
  • Extraterritorialité du dollar
  • sanctions sectorielles :

Elles visent des secteurs entiers (énergie, finance, technologie, défense) : elles s’appliquent à tout acteur opérant dans le secteur visé, américain ou non.

  • sanctions secondaires:
  • Elles frappent n’importe quelle entreprise étrangère, même non américaine, si elle aide une entité russe sanctionnée. Risque majeur : perdre l’accès au dollar et au marché américain — ce qui dissuade presque tout le monde.
  • Interdiction d’investissement

Elle interdit aux investisseurs occidentaux de financer ou d’acquérir des actifs russes.

  • gel des avoirs

Tant que cette architecture existe – et elle ne disparaît jamais d’un coup – aucune entreprise américaine ne peut sérieusement envisager d’investir en Russie.

Ce n’est pas de la géopolitique : c’est de la compliance et de la gestion du risque pur.

CONCLUSION : UNE ECONOMIE IMAGINAIRE POUR UNE PAIX FANTASMEE

Les promesses économiques décrites dans le plan évoqué par le Wall Street Journal reposent sur trois illusions fondamentales :

1. L’illusion que la Russie redevient un marché après la guerre, ce qui est faux juridiquement et économiquement : un cessez-le-feu ne remet pas la Russie dans la catégorie des marchés « accessibles ». Même dans les scénarios les plus optimistes, il faudrait des années pour rétablir un minimum de sécurité juridique et de confiance, ce qu’illustrent les précédents irakien et iranien.
Économiquement, même sans sanctions, le risque pays resterait dissuasif : expropriations récentes de groupes occidentaux, dépendance accrue à la Chine, appareil productif fragilisé, fuite des capitaux et du capital humain. Autrement dit, la Russie ne devient pas “investissable” au lendemain de la paix — ni juridiquement, ni économiquement, ni structurellement.

2. L’illusion d’un enrichissement rapide, incompatible avec le cadre des sanctions.

3. L’illusion qu’un conflit peut se régler comme une transaction, alors que la géopolitique répond à d’autres logiques : les conflits se construisent autour d’équilibres militaires, de rapports de force, d’alliances, d’incitations géopolitiques — pas de “gagnant-gagnant” contractuel. Penser la paix comme un deal revient à méconnaître la nature même d’un conflit, et à oublier que les États ne se comportent pas comme des parties à un contrat privé. La transaction peut clore une vente, jamais une guerre.

La véritable économie de la paix, si elle existe, se trouve dans la reconstruction ukrainienne : exigeante, multilatérale, lente, institutionnelle.

Dans cette affaire, le business n’est pas le moteur de la paix.
Il n’en est, au mieux, que le véhicule de l’après.

Karine Schaub

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