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Billet de blog 10 décembre 2025

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« Sales connes » : pourquoi les propos de Brigitte Macron violent les droits fondamentaux

Les propos de Brigitte Macron contre des militantes féministes ne sont pas une simple polémique. Ils violent les droits et libertés fondamentaux et trahissent les engagements solennels de l'État français. Démonstration.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A mille lieues de la simple « inélégance », comme le minimisent ses soutiens. Lorsque Brigitte Macron, Première dame de France, qualifie des militantes féministes de « sales connes » et menace de les « foutre dehors » pour défendre un homme accusé de viol (bien que bénéficiant d'un non-lieu), elle ne commet pas seulement une faute personnelle : elle engage l'autorité symbolique de l'État et contredit frontalement les engagements présidentiels.

Premier rappel : Ary Abittan avait été mis en examen pour viol en 2021, avant que la justice ne prononce un non-lieu en sa faveur en avril 2024, décision confirmée en appel en janvier 2025. Les éléments de l’enquête sur l'état de la plaignante relatés dans la presse étaient d’une violence inouïe, il convient vraiment de les consulter pour se faire une idée de l'affaire, je ne m’étendrai pas dessus. Deuxième rappel, et pas des moindres : Emmanuel Macron a fait de la lutte contre les violences faites aux femmes la « Grande cause du quinquennat » en 2017, engagement renouvelé en 2022.

« Sales connes », ces propos de Brigitte Macron sont d’une gravité extrême. Ils portent une atteinte claire aux droits et libertés fondamentaux et créent une contradiction institutionnelle majeure avec les engagements de l'État.

Illustration 1
© Droits réservés

UNE ATTEINTE AUX LIBERTÉS FONDAMENTALES DANS UN CONTEXTE INSTITUTIONNEL AGGRAVANT

Une violation de la protection renforcée du discours féministe sur les violences sexuelles

La liberté d'expression politique des militantes est mise en cause, alors même que les discours féministes sur les violences sexuelles jouissent d’une protection renforcée au regard de textes dont la France est signataire.

La liberté d'expression est un fondement de notre démocratie. Elle est un principe reconnu Constitutionnellement, figurant au sein même de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789, et conventionnellement par la Convention européenne des droits de l’Homme. A ce titre, la jurisprudence supranationale reconnait que la liberté d'expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies favorablement, mais aussi pour celles « qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population » (CEDH, Handyside c/ Royaume-Uni, 1976).

Les violences sexuelles constituent précisément le sujet que l'État français, au travers du Président de la République, a érigé en « Grande cause nationale ». La Convention d’Istanbul, ratifiée par la France il y a maintenant 11 ans, exige l’élaboration de politiques de prévention destinées à mettre fin à la violence à l’égard des femmes. A ce double titre, le discours militant sur ce thème bénéficie donc d'une légitimité renforcée puisque l'État lui-même a reconnu l'importance de ce débat d'intérêt général. Les militantes de NousToutes ne faisaient rien d’autre que d’exercer leur liberté d'expression sur un sujet que l'État considère comme prioritaire.

A ceux qui objectent que les militantes ont perturbé le spectacle, criant « Ary Abittan violeur », il convient de répondre que cela relève éventuellement du droit pénal, mais ne justifie en rien l’insulte par une personnalité publique. Car oui, là encore, la jurisprudence européenne consacre une protection accrue des discours portant sur des questions d’intérêt général (CEDH, Steel et Morris c/ Royaume-Uni, 2005).

Un effet dissuasif d'une gravité exceptionnelle, le cocktail Première dame + insultes

Qu’est-ce que la théorie de l’effet dissuasif (chilling effect) ? La Cour européenne des droits de l’Homme, fait une distinction entre le simples citoyens et les personnalités véhiculant une image publique. Et cela, selon la CEDH, pour ne pas créer une situation de déséquilibre lorsqu’elles se prononcent publiquement au sujet de citoyens ordinaires qui, eux, ont un accès plus limité aux médias.

C'est ainsi que les juges de Strasbourg veillent à ce que ces personnalités publiques ne créent pas un climat d'intimidation susceptible de dissuader l'exercice des libertés fondamentales.

Brigitte Macron n’est pas une inconnue. L’insulte « sales connes » et la menace d'expulsion (« on va les foutre dehors ») ne proviennent pas d'une citoyenne ordinaire mais de la Première dame de France. Bien que la fonction de Première dame n'ait pas de statut juridique défini en droit français, elle incarne symboliquement l'État (présence lors de cérémonies officielles, voyages diplomatiques, patronage d'associations, équipe dédiée à l’Elysée…)

Nous sommes donc ici en présence d’un effet inversé : au lieu de la retenue attendue, la Première dame disqualifie publiquement un discours militant que l'État prétend par ailleurs encourager. Conséquence directe, et pas des moindre : le message crée un climat d'intimidation institutionnelle ; si la Première dame insulte les féministes, quel message reçoivent les victimes de violences et les militantes qui les soutiennent ?

Même si la Première dame n’est pas représentante de l'autorité publique, elle doit a minima, à l’instar des personnes investies de responsabilités publiques, faire preuve d'une retenue particulière dans ses critiques et tolérer la contestation, même virulente.

L'atteinte à la dignité humaine et la violence sexiste institutionnalisée

Le principe constitutionnel de dignité a bien été violé par une représentante symbolique de l'État.

Le Conseil constitutionnel rattache la dignité humaine au Préambule de la Constitution de 1946, alinéa 1 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ».

Ainsi la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle. Et cette protection d’imposte à tous, particulièrement aux personnes incarnant une forme de représentation publique.

Oui, les propos engagent l'image de l'État : l'insulte devient une violence institutionnelle, et l'expression « sales connes » constitue une atteinte grave à la dignité humaine des militantes visées.

Cela est sans compter, en plus, une dimension sexiste en totale contradiction avec les engagements de l'Etat.

L’article 5 de la Convention d’Istanbul oblige les États parties de s'abstenir de tout acte de violence à l'égard des femmes et de veiller à ce que, je cite, « les acteurs qui agissent au nom de l’Etat se comportent en conformité avec cette obligation ».

Tout d’abord, la contradiction est flagrante : l'insulte « sales connes » vise spécifiquement des femmes engagées dans la lutte contre les violences sexuelles, elle comporte d’ailleurs une dimension genrée manifeste.

Ensuite, cette contradiction est absolue : la Première dame, épouse de celui qui a utilisé le terme « Grande cause du quinquennat », profère une violence sexiste contre celles qui luttent précisément contre ces violences. Cette position sape très clairement la crédibilité de l'engagement institutionnel français en matière d'égalité femmes-hommes.

UNE RUPTURE D'ÉGALITÉ ET UNE CONTRADICTION INSTITUTIONNELLE MAJEURE AVEC LES OBLIGATIONS DE L'ÉTAT

La violation du principe d'égalité devant la parole publique

Le traitement inégalitaire est manifeste entre l’accusé et les militantes. Or il existe un principe constitutionnel d’égalité. Face auquel Brigitte Macron a créé un déséquilibre.

Elle apporte son soutien, lequel, au regard de sa position est un soutien institutionnel, à un homme ayant bénéficié d'un non-lieu après de très graves accusations de viol TOUT EN insultant et menaçant les militantes féministes. C’est là que le bât blesse : ce positionnement crée une inégalité symbolique dans lequel l'État semble protéger la personne accusée de viol et réprimer celles qui contestent démocratiquement cette décision.

Bien que le non-lieu ait autorité de chose jugée, le traitement différencié des protagonistes du débat public viole le principe d'égalité dans l'accès à la parole publique légitime. A l’homme accusé, Brigitte Macron garantit une scène libre pendant toute une soirée, aux militantes, elle promet qu’elles seront « foutues dehors ».

La négation du droit démocratique à contester les décisions de justice

Oui, la liberté d'expression inclut bien le droit de critiquer le fonctionnement de la justice, ce que font les militantes de Nous Toutes. La France a d’ailleurs été condamnée en 2015 par la Cour européenne des droits de l’Homme à ce sujet, affirmant que les critiques des décisions de justice, même vives, sont protégées dès lors qu'elles contribuent au débat d'intérêt général (CEDH, Morice c/ France, 23 avril 2015) (Grande Chambre).

Les militantes du collectif Nous Toutes n’ont fait qu’exercer un droit démocratique reconnu en contestant la portée du non-lieu dont a bénéficié Ary Abittan. En dépit du non-lieu, les citoyens conservent le droit de débattre publiquement de l'efficacité du système judiciaire.

En insultant les militantes, la Première dame nie ce droit fondamental et instaure une hiérarchie illégitime : la parole d’Ary Abittan vaudrait plus que celle des militantes. Cette position porte atteinte au pluralisme des opinions, élément essentiel d'une société démocratique.

La contradiction insoutenable avec les obligations positives de l'État en matière de lutte contre les violences faites aux femmes

L’Etat français a des engagements solennels, qu’il doit tenir. Parmi eux, l’Etat doit garantir un système efficace de protection contre les violences sexuelles, y compris dans le traitement médiatique et symbolique des violences.

La trahison institutionnelle des victimes et des militantes est majeure. La position de Brigitte Macron crée une incohérence flagrante : d'un côté l'Etat affirme faire de la lutte contre les violences sexuelles sa priorité absolue, de l'autre la Première dame insulte publiquement et menace d'expulser celles qui portent concrètement cette lutte sur le terrain. Cette contradiction transforme la « Grande cause du quinquennat » en paroles creuses dépourvues de substance.

Le message envoyé aux victimes est déplorable : si vous contestez une décision de justice ou soutenez des militantes, vous risquez d'être traitées de « sales connes » par la représentante symbolique de l'État. Très bel effet dissuasif sur celles qui pourraient hésiter à porter plainte ou à s'exprimer publiquement.

Ici, rupture manifeste de cohérence : l'Etat, via sa représentante symbolique, se contredit lui-même, sapant la crédibilité de ses propres engagements.

L'instrumentalisation de la présomption d'innocence contre les victimes : détournement en règle d'un principe fondamental.

Certes, tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, conformément aux garanties constitutionnelles. Et Ary Abittan bénéficie d'un non-lieu définitif, confirmé en appel, qui a autorité de chose jugée : aux yeux de la justice, aucun procès n’a eu lieu, mais l’affaire est close.

Le soutien public de Brigitte Macron transforme le principe juridique de présomption d'innocence en arme politique contre les militantes féministes. Cette instrumentalisation crée un effet pervers : les victimes et leurs soutiens sont découragés de s'exprimer, de peur d'être publiquement humiliés par les représentants (même symboliques) de l'État.

Rappel important, les restrictions aux droits ne peuvent être détournées de leur finalité légitime. Cette liberté fondamentale figure directement dans l’article 18 de la Convention européenne des Droits de l’Homme lequel limite de l'usage des restrictions aux droits.

Jamais la présomption d'innocence ne doit pas servir à écraser la parole des victimes ou à empêcher le débat démocratique sur l'efficacité du système judiciaire.

AU-DELA DE LA VIOLATION DES DROITS ET LIBERTES FONDAMENTAUX

Cette affaire pose la question de la responsabilité institutionnelle des Premières dames, qui n'ont aucun statut juridique en France mais exercent une influence symbolique considérable. Faut-il encadrer juridiquement leur parole publique ? Faut-il créer un statut officiel assorti de devoirs de réserve et de neutralité ?

Plus largement, elle révèle l'écart abyssal entre les déclarations d'intention des pouvoirs publics et leur incarnation concrète. Lorsque les représentants symboliques de l'État contredisent par leurs actes les engagements solennels qu'ils ont pris, c'est toute la cohérence de l'action publique et la crédibilité de l'État de droit qui sont mises en péril, au détriment des droits fondamentaux et de la protection effective des victimes.

Puisque Brigitte Macron a été professeure de Lettres, qu’elle se rappelle qu’Olympe de Gouges est au programme du Bac : « La femme a le droit de monter sur l'échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. »

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