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Billet de blog 10 novembre 2024

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Autour des letchis de Noël : ne pas oublier le colonialisme

Les personnes métissées naviguent souvent entre des héritages culturels enchevêtrés et une quête de reconnaissance, laissées à l'écart des récits dominants. À l'approche des fêtes, il est crucial d'élever leurs voix et d'explorer les effets du racisme intégré sur leur identité. Cet article plonge dans l'expérience d'une femme métisse, mettant en lumière les défis et les luttes qui s'y tissent.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

    À l’approche des fêtes, souvent accompagnées de conversations délicates, et avec les résultats des élections américaines mettant en évidence les intérêts des électeurs blancs, j’ai eu une discussion déroutante avec une personne proche que je considérais comme un potentiel allié.

    Je suis née d’une famille réunionnaise, avec un grand-père militaire ayant, sous le régime du Code noir, pris un enfant à une femme tahitienne lors d’une mission pour le ramener en métropole, sans égard pour les droits de la mère. Le Code noir, promulgué en 1685, a établi des lois rigoureuses sur l'esclavage dans les colonies françaises, dont la Réunion, et a contribué à la déshumanisation des populations noires. Ce texte législatif témoigne des dérives de la colonisation et du pouvoir, illustrant une histoire de domination et de silence qui demeure présente dans nos mémoires collectives.

     Née en métropole, j’ai suivi le parcours scolaire comme tous les Français. J’ai longtemps perçu mon métissage simplement comme un fait, sans grande réflexion sur ses implications. Cependant, j’ai progressivement réalisé que mes traits physiques — cheveux frisés, nez large — influençaient mes interactions et facilitaient des liens avec d’autres élèves racisés, tandis que ceux identifiés comme "de souche" semblaient plus éloignés. Ce constat me rappelle les études de Pierre Bourdieu sur le capital symbolique et culturel, qui explique comment ces attributs façonnent nos interactions sociales : en 2016, une étude de l'INSEE a révélé que 33 % des enfants de familles d'origine immigrée vivaient en dessous du seuil de pauvreté, soulignant ainsi les inégalités structurelles qui perdurent.

   J’ai adhéré aux discours de la République et, pendant longtemps, je me sentais peu concernée par le racisme, persuadée de mon intégration. Cependant, les interrogations incessantes des adultes, qu’elles soient bienveillantes ou non, soulignaient une différence entre mes camarades et moi. Le sociologue Michel Foucault a exploré comment le pouvoir et le savoir interagissent, révélant que les questions sur mes origines étaient souvent des rappels d’une altérité imposée. Dans son livre "Surveiller et punir", Foucault aborde la manière dont les systèmes de contrôle social façonnent les comportements et les identités, ce qui résonne dans ma propre expérience en tant que personne métissée en France.

   C’est une situation particulière que de se sentir "sans racines". Je n’ai jamais vécu sur l’île de mes parents; ma famille n’a pas une histoire systématiquement transmise. En effet, la coupure entre les générations est souvent accentuée par le manque de récits partagés et de connexions culturelles. Alors que mon compagnon garde des traces écrites et des souvenirs transmis, l’histoire de mes ancêtres reste inaccessibles, en grande partie à cause des conditions matérielles et éducatives restrictives. Selon les chiffres de l'INSEE, en 2018, 27 % des Réunionnais vivaient sous le seuil de pauvreté, un reflet des inégalités économiques exacerbées par l’histoire coloniale. La pauvreté à la Réunion est un fait marquant, engendrant des conséquences psychosociales profondes qui affectent la confiance et les opportunités.

   Les effets du colonialisme et de l'exclusion sociale sur la santé mentale sont bien documentés. Selon une étude de l'OMS, les personnes issues de minorités ethniques, y compris celles vivant dans des contextes post-coloniaux, présentent des taux d'anxiété et de dépression supérieurs de 25 % à la moyenne nationale. Ce silence autour de la violence intergénérationnelle est abordé par des théoriciens comme Frantz Fanon, qui a souligné l’impact psychologique du colonialisme. Dans son ouvrage "Les Damnés de la terre", il évoque comment les colonisés internalisent la violence et la domination, ce qui génère des souffrances psychologiques durables et un sentiment d’aliénation.

   Un jour, en prenant conscience de cette ambivalence culturelle et en observant ma peau relativement claire, un ami m’a suggéré que mes origines pourraient inclure des violences sexuelles commises par des dominants blancs envers mes ancêtres, ce qui m’a profondément troublé. Cette violence et ce silence qui pèsent sur l’histoire de ma famille sont également un écho de la douleur partagée par de nombreux métissés, dépossédés de leurs histoires. Mon expérience personnelle révèle combien l’héritage de la domination française continue de conditionner notre réalité actuelle, non seulement en ce qui concerne les enfants envoyés en métropole, comme ceux du programme des "enfants de la Creuse", mais aussi à travers les avortements forcés et la prohibition des langues et cultures autochtones.

   Les enfants de la Creuse, étaient enlevés de leurs familles dans les DOM-TOM dans les années 1960 et 1970 avec la promesse de meilleures perspectives d’avenir. Cette politique a profondément marqué les familles réunionnaises, car beaucoup d’enfants n’ont jamais retrouvé leurs racines, engendrant des traumatismes intergénérationnels dont les effets sont encore ressentis aujourd’hui.

   L’usage du créole a historiquement été réprimé dans les écoles, ce qui a abouti à une perte significative de l'héritage culturel et linguistique. La décision de prohiber le créole, prise à la fin des années 1960, visait à imposer le français comme langue unique, entraînant des conséquences sur l’identité et la transmission culturelle. La sociologue Françoise Vergès souligne l’importance de la mémoire dans la construction de l’identité, en rappelant que les histoires refoulées ne disparaissent jamais vraiment. Elle argumente que le souvenir des injustices passées est essentiel pour construire un avenir meilleur et juste. En effet, les recherches montrent que la reconnaissance et la validation des expériences des victimes du colonialisme améliorent leur bien-être psychologique et leur sentiment d’appartenance, comme l’indique une étude de l’Institut Montaigne de 2018.

   Pour ceux qui, comme moi, ont grandi à des milliers de kilomètres de leur terre d’origine, la coupure est encore plus prononcée. Je n'ai pas le même mode de vie que mes cousins et cousines vivant à la Réunion, lesquels, imprégnés de leur culture, conservent et développent une histoire réunionnaise. Moi, en revanche, je suis une étrangère dans mon propre récit. Mes parents, ayant choisi de travailler en métropole pour des raisons économiques — selon la Banque mondiale, le PIB par habitant à la Réunion est environ 20 % inférieur à celui de la métropole — n’ont pas transmis les traditions ni la culture créole.

   Ce que je sais de ma culture et de mes traditions s’est construit au fil de mes 34 années de vie, souvent en dehors d’une narration personnelle solide. Malgré la mondialisation, qui a favorisé une certaine égalité d’accès aux technologies, je ne peux pas réparer les injustices historiques et je ne partage donc pas les mêmes références que mes camarades métropolitains.

   En 2019, des enquêtes ont révélé que 37 % des Réunionnais déclaraient avoir été victimes de discriminations, une statistique qui met en lumière l'importance de la lutte contre les préjugés et les inégalités. Une étude de l'INSEE de 2016 a indiqué que 57 % des Réunionnais ressentaient une appartenance à une identité créole, soulignant la dualité des identités souvent vécues par ceux qui se sentent à la fois Français et Réunionnais, mais qui doivent naviguer dans un monde où ces identités ne sont pas toujours acceptées.

   De plus, une étude menée en 2020 par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes a révélé que les personnes issues de l'immigration sont deux fois plus susceptibles de souffrir de problèmes de santé mentale, dont l'anxiété et la dépression, en partie à cause des discriminations vécues. Ces données soulignent l'importance d'adresser les conséquences psychologiques des injures identitaires et intergénérationnelles.

  Je ressens une certaine frustration lorsque je suis confrontée à des questions sur ma nationalité ou celle de ma fille : « L’école, c’est la même ? », « C’est bien le Pacifique ? ». Ces interrogations révèlent une méconnaissance des réalités des DOM-TOM qui, malgré l’histoire de la colonisation et de l’esclavage, devrait être mieux comprise par les Français de métropole. Je considère que cette ignorance est un vestige du colonialisme : il est inacceptable qu’un métropolitain ne puisse pas situer la Réunion sur une carte tout en connaissant les noms de villes tels qu’Auxerre, Arras, ou Dijon.

   Il est également récent pour moi de revendiquer et d’exprimer cette réalité de racisme intégré. J'ai toujours été consciente d’être une femme, et il m’a fallu du temps pour m’affirmer dans un monde où les inégalités de genre sont omniprésentes. En 2020, l'Observatoire des inégalités a révélé que les femmes issues de l'immigration sont trois fois plus susceptibles d'être au chômage que leurs homologues "de souche". Cela témoigne des inégalités de genre, mais également des dynamiques raciales au sein du marché du travail.

   Aborder la question du racisme et de l’identité liée à l’origine est un défi nouveau. En tant que femme, je sais que le soutien n'est pas toujours garanti ; nos alliés peuvent parfois faire preuve de mauvaise foi, d'hésitation ou de sexisme intégré. De la même manière, il est surprenant de découvrir que le racisme peut se manifester même à l'intérieur de celles et ceux appelés à être nos alliés.

   Il suffit parfois d'un mot, comme lorsque j'ai utilisé l'expression « chez nous » pour parler d'un terme ou d’une action spécifique à la Réunion, pour provoquer le rire de mon interlocuteur, qui m’a rétorqué : « Bah, t’es française ». Cette phrase résonne comme un rappel que, malgré mes revendications d'égalité et de reconnaissance des douleurs historiques, je suis perçue comme un membre d’une entité nationale distinctive. Cela a ravivé en moi la prise de conscience de la difficulté d’affirmer une identité culturelle distincte dans un contexte où les appartenances sont souvent simplifiées. Si j'avais parlé de ma Bourgogne natale en citant la cuisson des escargots, personne ne m’aurait demandé de choisir entre être bourguignonne et française. La réalité, c’est que je ne suis pas perçue comme une "bonne" métisse dans le sens où l’on attend de moi que je m’accoutume, que je sois céleste et exotique, la femme qui connaît les fruits, les caris, celle d’une culture chaleureuse. Cela reflète l’instabilité des identités raciales et culturelles dans une société où le métissage est souvent réduit à des stéréotypes.

   Cependant, il n’est pas simple de pointer du doigt les résidus de racisme intégré et de m’interroger sur le fait que je ne me sente pas à l’aise dans certains contextes français, car les codes culturels ne m'ont jamais été transmis. Rappelons que des ministres de la métropole ont jadis interdit la pratique du créole et les chants et danses qui lui sont associés, une suppression qui a eu un impact profond sur l'identité culturelle locale. En effet, les langues régionales comme le créole contribuent à la construction identitaire et leur interdiction s'inscrit dans une logique de domination culturelle qui vise à homogénéiser les diverses identités au sein de la France.

  Éviter d'aborder ces sujets devient une norme, la peur de mettre mal à l'aise les autres domine souvent notre manière d'interagir. Pourtant, je me sens emprisonnée entre des identités qui me heurtent : d’une part, je suis française, et d’autre part, on me rappelle constamment que je suis réunionnaise, ce qui complique mes expressions et ma manière d'être.

   La réalité de mon expérience est partagée par des milliers de personnes dans des situations semblables, des colonisés dont les histoires ont été arrachées à leur culture, puis réensemencées dans une nation qui choisit de les apprécier pour leur musique et leur gastronomie tout en détruisant leur possibilité de transmission culturelle. En effet, selon un rapport de l’UNESCO, la diversité culturelle est souvent florissante dans les colonies, mais lorsque les cultures sont confrontées au colonialisme, elles sont dévaluées, ce qui altère les possibilités de transmission intergénérationnelle.

   En parallèle, des données récentes de l'INSEE montrent que les personnes métissées, à l'intersection de multiples identités, font face à des défis uniques dans le cadre scolaire et professionnel. Une étude menée par l’Institut Montaigne en 2018 a révélé que les jeunes métis expriment des niveaux plus élevés d'anxiété et une identité fragmentée en raison des attentes contradictoires qui pèsent sur eux. En outre, une étude de 2019 de l’INSEE a révélé que les enfants métis sont souvent perçus comme "différents", ce qui peut engendrer un sentiment d’isolement. Ces données soulignent l'importance d'adresser les conséquences psychosociales des blessures identitaires et intergénérationnelles. Une enquête de 2020 a montré que 40 % des jeunes métis ressentaient régulièrement un sentiment de solitude, un résultat qui met en lumière le besoin de soutien et d'intervention auprès de ces populations.

   Lorsque j'aborde ces sujets, je crains d'être perçue comme agressive, ce qui peut rendre ma différence menaçante aux yeux de mon interlocuteur. En m'affirmant, je ressens doublement la pression : d'une part, on m'encourage à "choisir" une identité claire et, d'autre part, je suis souvent jugée selon ma manière de m'exprimer, ce qui pèse lourdement sur la perception de ma spécificité culturelle.

   Ce parcours complexe entre deux identités, celle de la métropole et celle de mes origines réunionnaises, illustre les tensions raciales et culturelles persistantes qui caractérisent notre société. Les enquêtes menées par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) mettent en lumière à quel point le racisme et la discrimination, qu'ils soient individuels ou institutionnels, continuent de marquer la vie des individus issus des minorités. Les résultats montrent ainsi qu'environ 30 % des personnes de couleur pensent avoir été discriminées dans les emplois, illustrant la nécessité d'une plus grande sensibilisation et d’une éducation sur ces enjeux.

   En somme, ma lutte pour m’affirmer en tant que métisse est non seulement personnelle, mais également politique. Elle s'inscrit dans un besoin plus large de reconnaissance des voix et des histoires, souvent étouffées, de ceux qui vivent dans l'ombre des récits dominants. En partageant ces réflexions, j’aspire à engager un dialogue inclusif qui permettra de dépasser les blessures du passé et de construire un avenir collectif où chacun peut revendiquer sa place et son identité sans compromis.

   Les conséquences psychologiques de cette identité fragmentée sont significatives. Les études montrent que les personnes métissées, souvent considérées comme étant à la fois inside et outside, éprouvent des niveaux plus élevés de stress et d'anxiété, en raison des pressions externes pour se conformer à des standards culturels qui leur semblent étrangers. Une recherche de 2021 menée par l'Université de Paris-V, par exemple, a révélé que 65 % des jeunes métis se sentent pris entre plusieurs mondes, ce qui affecte leur bien-être psychologique.

   En intégrant ces multiples dimensions — historiques, économiques, psychologiques et culturelles — ma quête d’identité devient un symbole des luttes pour l'acceptation et la reconnaissance, non seulement pour moi, mais aussi pour tous ceux qui partagent des expériences similaires. Ce désir d'un dialogue ouvert et d'une confrontation des stéréotypes est vital pour apprendre à accueillir la diversité à l’intérieur même de la société française.

   Ces réalités, bien que souvent douloureuses, portent également en elles une promesse de résilience et de changement. En accueillant les voix de ceux qui ont été marginalisés et en reconnaissant nos histoires collectives, nous pouvons commencer à tisser des liens authentiques qui pourraient, enfin, réconcilier et enrichir notre société.

   Ainsi pour ces fêtes à venir j’aimerais inviter mes compatriotes de la métropole à ouvrir l'oreille et le cœur à des voix qui ont longtemps été muselées. Il est essentiel de reconnaître que nos histoires, souvent ignorées, doivent enfin trouver leur place dans le récit collectif de notre nation. Il est crucial que chacun prenne conscience que se concentrer sur des sentiments de gêne ou de culpabilité, en tant que Blanc, ne fait que détourner l’attention des véritables injustices et souffrances vécues par ceux qui portent les stigmates d’une histoire coloniale complexe. Minimiser les expériences des autres en se focalisant sur des émotions personnelles ne sert qu’à perpétuer un cycle d’ignorance et de silence autour des vérités douloureuses qui méritent d’être entendues.

Je vous encourage à laisser de la place pour les récits des personnes issues des DOM-TOM et de leurs descendants, dont les expériences enrichissent notre compréhension commune. Intégrer ces voix dans nos discussions et nos réflexions est un pas vers la création d’un espace où chacun peut, sans réserve, revendiquer sa place et son histoire.

Nous avons une responsabilité collective de favoriser un environnement où tous peuvent s’exprimer en toute liberté et dignité. En construisant des points de rencontre et de dialogue, nous pouvons ouvrir la voie à un avenir où chacun se sent respecté et valorisé.

Ne laissons pas les leçons du passé se transformer en souvenirs oubliés. En nous engageant dans des conversations qui donnent la parole à celles et ceux qui souffrent, nous sommes en mesure de bâtir des ponts, de guérir les blessures historiques, et d'accepter pleinement la complexité de nos identités partagées. C'est ainsi que nous pourrons véritablement avancer vers une société plus juste et plus équitable pour tous.

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