Ne pas blesser les hommes, ne pas heurter les hommes, ne pas violenter les hommes. Ne surtout pas qu'ils se sentent inférieurs, humiliés, critiqués, ne pas froisser les hommes. De peur, de peur de leurs colères, de peur de perdre la petite attention donnée, de peur de les « décourager dans leurs efforts ». Voilà, c'est ça, ne pas décourager. Ne pas décourager les hommes, les câliner, les éduquer, les consoler, les branler .
Et ça transcende toute once de réalité.
Des jupes arrachées aux pleurs étouffés, à la trace de fermeture éclair, qui laissa sur ma peau comme sur mon âme, une défaite amère.
Surtout ne pas abîmer, ceux qui nous font l'honneur de ne pas nous mettre des raclées. Ne pas froisser, ceux qui nous acceptent bien de ne pas nous violer. Être terrifiée, de faire de ceux qui ne nous rongent pas, des hommes contrariés.
Et n'être jamais la femme que j'aurais voulu être. Ne pas accéder à la colère, ne pas accéder à la limite, ne pas avoir de voix, ne pas avoir de corps. Il y a toujours une excuse pour laisser les hommes être violents, pour laisser les autres être défaillants, pour avoir un cri coincé dans la gorge : Je suis le péché originel. C’est ma faute. Cette faute portée depuis toujours, cette faute qui doit être mienne.
Car si ce n’est pas ma faute, ce sont ces hommes, qui étaient violents, face à mon corps d’enfant, face à mon corps d’ado, face à mon corps de femme. Ces hommes qui seraient humiliants face à mes mots d'enfant, face à mes maux d’ados, face à mes mots de femme.
Et que l’on ne se mente pas, tout ce féminisme, tous ces mots, toutes ces vidéos, c’est bien par amour pour les hommes qu'ils sont faits, par amour de nos pères, nos frères et nos amants, car sinon, comme les hommes, nous assassinerions. C’est pour réparer nos cœurs, pour avancer, que nous portons la faute, pour ne pas vivre une guerre des sexes, pour transformer cette haine qui nous semblait gratuite, en une raison qui nous échapperait.
Il y a des femmes qui se remettent, des femmes qui plus que moi, qui acceptent cet état de fait, qui ont en elles quelque chose d’assez fort pour la paix. Mais moi, ma colère est coincée, elle est terrifiée, et alors c’est toujours comme « bah t'avais qu'à dire non », c’est toujours comme si j’étais coupable. Je devrais, je devrais, avoir confiance en moi, qu’on m’a dit, je devrais me sentir légitime qu’on m’intime, et il paraît, ce qu’on me dirait ? que je ne suis pas conne, que je me trompe rarement dans l’analyse de nos environnements, il paraît que je sais, il paraît que j’ai appris.
Alors parfois alors, mes poumons se gonflent de l’amour de ceux qui m’ont aimée, de ceux qui m’ont consolée, parfois je suis élevée par l’amour que j’ai donné à celle qui a pris mon ADN mal dessiné, mon âme devient bouclier, et j’ouvre ma bouche pour crier, pour dénoncer, pour dire que ce n’est pas ok. Et me voilà gonflée de ma colère.
Mais elle ne traverse pas la route, je la ravale comme on gave les oies.
Et encore, et encore me revoilà : Je suis la gamine de CE1 avec la jupe marron en daim coincée contre le mur de la clôture et le trottoir à droite du lampadaire. Je suis la gosse de 11 ans sur le lit du haut du superposé qui n'aurait jamais dû y monter. Je suis la jeune femme sur le carrelage blanc, la douleur qui irradie le flanc, et qui finit par se dire que c’est elle qui finit toujours par se mettre dedans.
Je voudrais savoir ce qui m’a été pris, je voudrais récupérer ma colère, ma capacité à protéger la petite fille violentée, accéder à cette partie de moi qui m’est verrouillé. Je n’ai pas fait le deuil de ce qui m’a été volé, de ce qui m’a été insidieusement volé.
Je veux ma colère, parce que sans elle, mon cœur est brisé, sans ma colère je n’ai rien pour me protéger, je veux la récupérer, je veux l’échanger contre cette peur perpétuelle, contre la peur de perdre, contre la peur de souffrir, contre la peur de la violence, je veux récupérer ma colère.
Je veux récupérer ma colère, pour ne plus être une femme désolée.
Je veux récupérer ma colère, pour ne plus être une terre dévastée.
Je veux récupérer ma colère, pour ne plus être celle qui ne s’est pas rebellée.
Mais je ne sais pas où elle est, il y a longtemps on me l'a volée, et depuis je finis souvent comme les feuilles OCB : je me fais fumer.