Au Nom de la Paix : Réfuter les Discours de Négation d'Identité
Une nouvelle fois, Israël est au cœur de l’actualité du Moyen-Orient et une nouvelle fois, la question de la légitimité de l’existence d’un État Juif se pose. On entend de nouveau l’assertion qu’il n’y aurait pas de peuple juif, et en tout cas pas un peuple lié à la terre d’Israël. Telle est la position défendue par Shlomo Sand, historien, et Pierre Stambul, co-président de l'Union Juive Française pour la Paix (UJFP), et avec eux un certain nombre de penseurs d’une frange de l’anti-sionisme. Pour Pierre Stambul, le sionisme aurait "inventé de toutes pièces un peuple, une histoire et une langue en mystifiant l'identité juive".
Définir ce qui fait peuple redevient central pour certains ; il faut démontrer que l’autre n’existe pas. L’anti-sioniste le fait avec le peuple juif, le sioniste le fait en prétendant que le peuple Palestinien n’existe pas. Cette symétrie visant à annihiler la légitimité de l’autre pour ensuite lui ôter tout droit m’apparaît particulièrement choquante. Alors que des peuples bien réels auraient besoin d’un soutien pour aller vers un processus de paix, leurs soutiens proclamés se divisent et divisent l’opinion dans un débat de rhétoriques historiques. J’affirme que quiconque proclame que le peuple Palestinien n’existe pas est un ennemi de la paix et donc des populations israélienne et palestinienne. J’affirme pareillement que celui qui proclame que le peuple juif n’existe pas est un ennemi de la paix et donc des Palestiniens et de Israéliens. Il existe deux peuples, sur des territoires juxtaposés qui doivent être soutenus afin d’être en situation d’inventer leur processus de paix.
Mais avant d’aller plus loin, reconnaissons que ce jugement de Pierre Stambul permet de se demander ce qui peut permettre d’inférer ou non l’existence d’un peuple et donc de tenter de comprendre comment il est possible d'imaginer nier l'existence d'un objet sociologique pourtant aisément observable.
La Thèse de Pierre Stambul : Il n’y a pas de peuples !
Pierre Stambul, dans la lignée de certains travaux historiographiques comme ceux de Shlomo Sand (Comment le peuple juif fut inventé, 2008), s'appuie sur l'observation de ce qu'il perçoit comme des discontinuités dans l'histoire juive pour en déduire une "mystification" ou une "invention" de l'identité juive.
L’argumentation se déploie autour de plusieurs points. Il est d'abord suggéré que de nombreux Juifs contemporains ne descendraient pas principalement des anciens Hébreux, mais seraient plutôt les descendants de populations converties au judaïsme à travers les siècles – qu'il s'agisse de Berbères, de Khazars ou d'autres groupes. Cette généalogie diverse, selon cette perspective, remettrait en question l'idée d'une lignée "pure" et continue, ce qui, par extension, affaiblirait le lien ininterrompu à une terre ancestrale. Ensuite, l'extrême hétérogénéité culturelle, linguistique et géographique des diasporas juives (parlantes de yiddish, ladino, judéo-arabe, etc.) est mise en avant pour contester l'idée d'un "peuple" unifié et cohérent avant l'émergence du sionisme moderne. L'identité juive aurait été principalement religieuse ou communautaire, mais pas "nationale" au sens politique du terme, avant cette idéologie.
Enfin, la revitalisation de l'hébreu comme langue vernaculaire par le mouvement sioniste est présentée comme une construction volontariste et relativement récente, plutôt qu'une évolution linguistique organique. De ces observations de discontinuités, la conclusion implicite est que l'identité nationale juive, telle que promue par le sionisme, serait une "invention" dépourvue d'un fondement historique "solide", ce qui, en filigrane, lui refuserait le droit de se définir comme un peuple au sens moderne.
La discontinuité historique : Un critère fallacieux pour nier l'identité d'un peuple
C'est précisément sur cette grille d'analyse, obsédée par la "pureté" et la continuité linéaire, que l'objection majeure se fonde. Si nous appliquions les mêmes critères d'analyse historique à d'autres nations ou groupes identitaires universellement reconnus, nous serions contraints d'arriver à des conclusions tout aussi radicales, et souvent absurdes. Loin d'être l'exception, les discontinuités sont la norme absolue dans la formation des identités collectives.
Prenons l'exemple de l'identité française, que l'on considère si souvent comme une évidence naturelle, presque organique. Pourrions-nous arguer d'une continuité génétique, culturelle ou même politique "pure" entre les divers peuples celtes de la Gaule et les Français d'aujourd'hui ? L'idée d'une descendance directe des "Gaulois" est une construction nationaliste du XIXe siècle, une mythologie fondatrice, bien éloignée des réalités historiques de romanisation intensive, puis de vagues d'invasions (Francs, Vikings, etc.) et de métissages qui ont façonné notre population. De même, la France du Bas Moyen-Âge, avec sa monarchie de droit divin et sa société d'ordres, est-elle en continuité homogène avec la nation républicaine issue de la Révolution de 1789, qui a aboli les principes mêmes de l'ancien régime ? Les ruptures politiques, sociales et idéologiques sont si profondes qu'elles ont scellé le passage d'un monde à l'autre.
L'histoire de la langue française est peut-être l'illustration la plus frappante de cette discontinuité. Les langues celtiques parlées en Gaule furent totalement supplantées par le latin vulgaire des conquérants romains – une rupture radicale, et non une évolution. Ce latin lui-même fut transformé par les influences germaniques des Francs, donnant naissance à une multitude de dialectes d'oïl et d'oc, avant que le français moderne ne soit consolidé et imposé par la volonté politique de l'État central, souvent au détriment des riches langues régionales comme le breton, l'occitan ou l'alsacien. Loin d'une lignée pure, la langue française est le produit d'une série de superpositions, de fusions et de constructions volontaires. Pourtant, personne ne remet en question la place centrale du français dans l'identité du peuple français. Cela démontre avec force que l'unicité ou une continuité linéaire de la langue n'est absolument pas une condition nécessaire à la définition d'un peuple.
L'histoire des États-Unis, bien que plus courte, illustre également cette fragmentation et cette reconstruction permanente. La nation américaine a connu des transformations majeures entre la vision des Pères Fondateurs (avec leurs paradoxes, comme l'esclavage et une méfiance envers le pouvoir central), l'ère de John F. Kennedy (dominée par la guerre froide, la lutte pour les droits civiques et l'essor de l'État-providence), et celle de Donald Trump (caractérisée par un nationalisme populiste et une polarisation inédite). Les valeurs, les priorités et la définition même de "l'Amérique" ont subi des métamorphoses profondes, sans que l'on conteste pour autant l'existence d'un "peuple américain".
Enfin, et que cela soit entendu, si la question est celle d’une conscience politique de former un peuple au sens national et non communautaire ou religieux, la question se poserait aussi pour le peuple Palestinien qui au moment de transition entre l’Empire Ottoman montrait un attachement plus clanique, de village ou religieux que national au sens occidental du terme (c’est là où les anti-palestiniens pointeraient leur argumentation). Pour rappel, le peuple palestinien au minimum depuis le début du 20ème siècle se constitue en tant que peuple désirant une identité nationale. Ceci, ajouté à leur présence sur le territoire de Palestine, suffit à légitimer leur plein droit à l’autodétermination et à la paix.
L'Identité du Soi : De l'Individu au Collectif – Une Construction Narrative
Ces exemples historiques nous ramènent à une vérité fondamentale, éclairée par la philosophie et la psychologie : l'identité, qu'elle soit individuelle ou collective, n'est jamais un bloc objectif, statique et immuable. Elle est, par nature, une construction narrative, subjective et dynamique.
En philosophie de l'identité personnelle, la question est ancienne : qu'est-ce qui fait qu'un individu reste le même à travers le temps, malgré les changements radicaux de son corps et de son esprit ? Aucune "essence" objective ne suffit à garantir cette permanence. Ce qui confère l'identité, c'est la conscience de soi, la mémoire et le récit que l'on se construit de sa propre vie – ce que l'on nomme l'identité narrative en psychologie. Un enfant de deux ans et une personne en extrême vieillesse, malgré des dissemblances physiques et cognitives radicales, sont le "même" individu parce qu'un fil narratif et une conscience subjective lient ces différentes étapes. L'identité fait précisément le lien entre sa toute petite enfance, son milieu de vie et son extrême vieillesse. Le fait que l'enfant et le vieillard aient plus de dissemblances que de ressemblances ne nie en rien qu'ils sont la même personne.
Pour les groupes, le mécanisme est analogue. Un peuple se définit et se perpétue à travers un ensemble de récits partagés, de mythes fondateurs, de mémoires collectives (qui sont inévitablement sélectives, valorisant certains faits et en minimisant d'autres), de symboles et de traditions. Ce récit permet de donner du sens aux continuités perçues et de "tisser" les discontinuités réelles, donnant l'illusion, nécessaire, d'un bloc identitaire cohérent. Crucialement, la primauté revient à l'auto-définition dans le temps : un groupe se reconnaît comme "peuple" non pas en répondant à des critères "objectifs" externes, mais parce qu'il partage cette croyance fondamentale en un destin, une histoire et une aspiration communes, et que cette connexion se maintienne dans le temps. C'est ce "vouloir-vivre-ensemble" et ce "vouloir-se-raconter-ensemble" qui est premier, et non la validation par un observateur extérieur.
La quête de la pureté généalogique : Un mythe dangereux et historiquement infondé
C'est dans ce cadre que la thèse de Pierre Stambul révèle son aspect le plus problématique. Lorsque celui-ci et certains anti-sionistes insinuent que de nombreux Juifs/Israéliens ne seraient pas les descendants "authentiques" des anciens Juifs mais des convertis, et qu'ils ne seraient donc pas "liés" à cette histoire, ils s'aventurent sur un terrain intellectuel et historique périlleux : celui de la "race non pure". Cette rhétorique, qui suggère qu'une lignée généalogique directe et non "mélangée" serait nécessaire à l'authentification d'un groupe, est un thème récurrent dans les discours de l'extrême droite et a été, tragiquement, historiquement mobilisée pour justifier des discriminations, des exclusions, voire des génocides.
Il est impératif de réaffirmer qu'un peuple n'est pas une "race" issue d'une unique lignée généalogique immuable et "pure". En réalité, aucun peuple sur Terre ne peut se prévaloir d'une pureté généalogique absolue. L'histoire humaine est faite de migrations, de conquêtes, de commerces, de mélanges et de conversions. Un peuple est, par définition, un agrégat d'individus d'origines, de parcours et de cultures diverses qui se sont rencontrés, mélangés, et qui se reconnaissent dans un destin partagé, des valeurs communes et, fondamentalement, un récit commun. La force et la vitalité d'un peuple résident précisément dans sa capacité à intégrer ces diversités au sein d'une narration collective unifiante.
Le "sachant" face à l'auto-définition : Une réminiscence des logiques de domination
La conclusion est donc limpide : si la discontinuité est la norme pour toute identité collective, alors nier à un groupe la possibilité de faire "peuple" sur la base de ces discontinuités reviendrait à priver tout groupe humain de cette possibilité, sauf à reconnaître la primauté de son propre récit commun comme critère fondamental de son identité.
Se poser comme l'autorité extérieure qui "sait" mieux que les peuples ce qu'ils sont, qui détient le pouvoir de leur accorder ou de leur refuser le droit de se définir comme tels, est une position éminemment problématique et historiquement lourde de sens. Elle fait tristement écho aux justifications des entreprises de domination, où le pouvoir s'arrogeait le droit de juger et de nier l'identité des peuples dominés, se posant comme le "sachant" face à des "ignorants" ou des "sauvages".
En définitive, la critique des "inventions" ou des "mystifications" identitaires, lorsqu'elle ignore la nature intrinsèquement narrative et auto-construite de toute identité, risque non seulement d'être logiquement incohérente, mais aussi de se muer en une forme de déni de l'autodéfinition des peuples, perpétuant une logique de domination intellectuelle. La reconnaissance de la primauté du récit commun d'un groupe, et de sa capacité souveraine à se définir lui-même, est la seule approche respectueuse de la dignité et de la diversité des peuples.
Conclusion : De l'Analyse à l'Action – L'Impératif de la Paix
Mais plus encore, en continuant d’alimenter un débat inutile et clivant dans cette période de guerre, cette thèse mal fondée, nous l’avons vu, participe à complexifier le processus de paix. En tant qu’Israélien, pour faire la paix, suis-je contraint d’affirmer que je n’existais pas avant le sionisme ? Si je suis Palestinien, suis-je contraint d'admettre que je me suis construit dans le sillage de votre dynamique et que je n’existais pas avant ?
Ou pouvons-nous lâcher ces questions rhétoriques et nous demander simplement comment nos deux peuples peuvent imaginer une solution qui soit respectueuse des besoins de chacun ?
Nous devrons peut-être nous mettre d’accord sur un contexte, sur une histoire, sur l’histoire qui a mis nos deux peuples au contact. Nous mettre d’accord sur les griefs que vous nourrissez et leur possible compensation. Mais aucun processus de compréhension mutuelle ne peut commencer par la reconnaissance de notre illégitimité, de notre non-existence.
Ici, en Europe, pour être du camp de la paix, il m’apparaît utile d’avoir notre propre variante de l’impératif catégorique de Kant : "Si j’affirme que… dans le débat public, suis-je en train de rendre la paix plus aisée ou de la freiner ?"