Le terme exotic pole est encore aujourd’hui largement utilisé à travers le monde, dans les studios, compétitions et spectacles. Alors que la remise en question de cette expression a commencé à apparaître outre atlantique grâce aux voix de nombreuses personnes racisées, l’hexagone peine à abandonner son utilisation. Ironie ou continuité logique, car c’est en France que l’expression danses exotiques est née. Et l’histoire derrière est loin d’être anodine.
Le fantasme de l'ailleurs
Le mot exotisme apparaît dès 1845 pour qualifier la “passion des mondes étrangers”. Ce concept participe alors à la hiérarchisation entre les “sociétés primitives” et les “sociétés civilisées”. Les “danses nègres” sont représentées comme éminemment sexuelles et assimilées à une “pulsion corporelle primitive”. D’autres danses des pays du sud, qui impliquent des mouvements de bassin marqués, sont érotisées par les pays du nord. Pour André Levinson, en 1929, “avoir vu danser un indigène, c’est presque avoir visité son pays. À travers les conventions plastiques et les traditions saltatoires, transparaît le visage occulte, primitif des races.”
Entre 1889 et 1931, avec l’essor de la colonisation française, se popularisent les dits “villages ethniques”, l’autre nom donné aux zoos humains dans lesquels, après avoir été déraciné·es de force, étaient parqué·es des Sénégalais·es, Canaques, Vietnamien·nes, Cambodgien·nes, Malgaches… A demi ou complètement nu·es, présenté·es sous forme de “tableaux vivants” et mis·es en scène pour des spectateur·ices blanc·hes considéré·es alors comme représentant·es de “la race naturellement supérieure” en opposition avec “l’indigène dansant”, à “mi-chemin entre frayeur et désir”. (Anne Suquet, 2012)
L'appropriation
Au début du 20e siècle, l’appropriation culturelle entre en jeu dans les cabarets, aussi bien en Europe, qu’aux États-Unis où l’art du strip tease s’est exporté. La fascination pour l’ondulation des corps des danseur·ses qualifié·es d’exotiques incite le milieu du burlesque à s’en approprier les codes, tout en pratiquant la ségrégation. Les blanc·hes moquent et caricaturent les cultures des premier·es concerné·es, exclu·es et relayé·es au rang de sous-humain·es. Alors que la colonisation, les exactions, les massacres de masse continuent d’impacter directement les familles des danseurs·es racisé·es retenu·es de force en Europe, les portes du monde du spectacle leur sont fermées.
Vers le milieu du 20e siècle, lorsque les expositions universelles perdent de leur intérêt aux yeux du grand public, que les guerres de décolonisation font rage, le terme exotic dance commence à être utilisé pour parler de strip tease, en le détachant progressivement de son origine coloniale. Au début du 21e siècle, le mot, dépossédé de son histoire, s’emploie alors pour parler de la pole érotique, pratiquée dans les clubs de strip-tease et progressivement démocratisée dans les studios, compétitions et spectacles contemporains.
Et aujourd'hui ?
Pourtant, le racisme systémique ne fait toujours pas partie de l’histoire ancienne. Les personnes racisées continuent de subir l’impact de la colonisation, que l’on parle d’économie (classe sociale, accès au logement), de santé (chlordécone, agent orange), d’agressions, de harcèlement (au travail, dans la sphère publique) et de fétichisation. L’appropriation culturelle est toujours largement ancrée dans le monde du spectacle, de l’opéra (Madame Butterfly et la yellowface, la Traviata et la blackface) au théâtre, au cirque et au drag.
Lorsque les personnes racisées continuent encore aujourd’hui d’être catégorisées d’exotiques dans le but, conscient ou non, d’une altérisation au service d’un racisme structurel encore bien trop peu pensé et déconstruit à l’échelle sociétale, nous ne pouvons pas, éthiquement, soustraire au mot son histoire et son impact actuel.
Qu’employer à la place ?
Et bien, toute la panoplie d’expressions déjà usitées pour décrire les différents styles de pole en talons : sexy, sensual, erotic, seductive, jusqu’aux catégories spécifiques comme low flow, old school, hardstyle, freestyle. Les choix ne manquent pas.
Parce que les personnes racisées et travailleuses du sexe représentent la mémoire de la pole qu’on connaît aujourd’hui, elles ne devraient jamais être renvoyées à sa marge. Et si les personnes blanches sont si promptes à brandir la phrase “je ne suis pas raciste” comme étendard, il est temps d’écouter et de respecter les voix et l’histoire des premier·es concerné·es.
Sources :
- Les Archives internationales de la danse du CND
- Le Monde Diplomatique “Ces zoos humains de la République coloniale”
- Exotisme(s) et modernité(s), l’Autre en miroir, de Annie Suquet
- Let’s talk about using the word “Exotic” in pole, de Aradia Fitness
- Thoughts on pole industry reform, de Blogger on pole