« À tous mes ami·es, mes amants et mes amoureux blancs —
je vous aime, mais je ne pourrai plus vous aimer en me laissant réduire.
Je vous parle depuis le silence. Cette zone aride et fleurie où se cachent, avec honte et soumissions, la plupart des âmes et des chairs du monde.
Il m’a fallu des années pour comprendre que l’amour, surtout quand il circule dans des corps marqués par l’histoire, n’est jamais simplement un sentiment. Bien sûr, et c’est une femme noire, bell hooks, qui l’a appris à pas mal d’entre nous, c’est un acte, un verbe, une volonté, et ça, si et seulement si on se cantonne à léchelle individuelle.
Mais c’est aussi une structure. Un espace de projection. Une scène — Saidiya Hartman en a dévoilé les ressorts avec une précision redoutable — où la domination sait se déguiser en douceur.
Et cette scène, je l’ai longtemps habitée sans la regarder ; me vidant, sans m’en rendre compte, de la substance même de mon être.
Je vous ai aimé.
D’une manière forte, souvent éblouissante, parfois désespérée.
Je vous aime encore — puissamment mais différemment. Désormais, sans me coucher à plat ventre pour entrer dans vos mondes, en ne croyant plus à vos « tu exagères », « ta perspicacité me fait peur » ou « je comprends ta douleur ».
C’est dans le polyamour que tout s’est délié. Écosystème encore mal connu, porté à la mode par une sous bourgeoisie blanche.
Un écosystème merveilleux, fertile pour la circulation des affects, la multiplication des miroirs et également des non-dits structurels.
J’ai vu comment mes relations avec des hommes blancs, même les plus tendres, reflétaient toujours quelque chose de plus vaste que les gestes partagés : un désir orienté par une histoire coloniale que vous ne voyez pas, une chaleur qui oublie parfois d’où vient ma solitude, un imaginaire où je dois choisir entre être rassurant, viril, drôle, disponible — jamais dérangeant — mais qui parfois vous effraie.
Et quand vous vous permettez de posséder mon corps, effaçant ma personne, vous ne le pensez pas, mais vous refaites de moi un nègre, un objet meuble.
Ce n’est pas seulement vous : c’est l’ordre du monde qui glisse dans vos gestes, qui frôle ma peau, qui s’invite dans nos nuits voluptueuses.
J’ai longtemps voulu croire, avec la ferveur d’un dévot, que l’intime était un refuge. Mais même nos corps nus et enlacés portent l’empreinte des mémoires non réparées.
Les convergences ont existé — Jean Genet, une de vos grandes figures, et le Black Panther Party l’ont expérimenté, aujourd’hui Black Lives Matter tente de le porter — mais elles se brisent face à la violence folle de l’inamour — ce vide que le capitalisme installe à la place de l’amour. Le capitalisme nous trie, réécrit nos désirs en données à la blancheur immaculée et classe nos corps avant même que nous ne parlions.
Et je le sens dans la manière dont je me laisse aimer : avec une lucidité qui me fend un peu, chaque fois et qui m’éloigne de votre aveuglement, et de vous.
Dans le polyamour, j’ai appris à aimer sans posséder.
Mais j’ai aussi appris que certains d’entre vous, même sincèrement à gauche, ne me voient jamais en entier.
Vous voyez l’homme.
Vous voyez la sensualité.
Vous voyez trop rarement l’intellect.
Mais surtout, vous ne voyez pas la racialisation qui traverse mes gestes, mon rapport au monde, ma manière d’aimer. Vous ne voyez pas la fatigue qui s’accumule dans mon dos quand il faut expliquer, corriger, contextualiser, traduire — toujours traduire — ce que vos corps n’ont jamais eu à apprendre. Et ce travail idiomatique n’amène qu’à l’effacement de mon être.
Amandine Gay parle très bien de cet aveuglement blanc qui n’est pas une ignorance passive mais une stratégie culturelle. Une manière pour vous de rester les héros de vos récits.
Vous ne voyez pas parce que voir obligerait à renoncer au mythe que l’amour est un espace égalitaire.
Il ne l’a jamais été.
Pas quand les corps ne portent pas la même histoire.
Retenez le : l’amour est inégalitaire.
L’amitié et le couple sont des terrains où l’inégalité s’épanouit avec le plus de discrétion — et le plus de force.
Je vous écris sans accusation personnelle.
Je vous écris parce que j’ai commencé à comprendre comment j’ai appris à m’aimer à travers vos yeux. Et que vos yeux, aussi doux soient-ils, ne savent pas toujours regarder un homme noir autrement que comme un relief narratif. Et comme James Baldwin, plus que tout autre espace, c’est dans l’intime des regards désireux d’hommes blancs que j’ai compris ma place et la violence qui m’assiège.
J’aimerais continuer à vous remercier pour l’amour donné, je ne le ferai pas. Ces remerciement m’ont empêché.
Il faut dire aussi que du côté des hommes noirs gays d’Occident, nous sommes orphelins d’une pensée collective. Les féministes noires portent tout le travail intellectuel, tout le vocabulaire, toutes les armes conceptuelles. Ce sont elles qui nous montrent la route — Audre Lorde me vient — quand elle dit que l’érotique est une puissance politique, que nos vulnérabilités sont des savoirs, que nous n’avons pas à quémander l’amour des autres pour exister.
Nous, les hommes noirs gays, nous balbutions encore dans nos récits.
On avance à mains nues dans un terrain miné.
On improvise nos amours dans des environnements où votre regard — le regard blanc, même aimant — nous façonne plus qu’on ne veut l’admettre.
Et je repense à Moonlight, j’avais 17 ans quand je l’ai vu. Je vois aussi aujourd’hui que je ne l’avais pas compris, même si j’avais senti sa puissance descendre en moi. Plus qu’un film sur l’homosexualité noire, c’est un film sur le silence qui gangrène chaque homme noir et qui étouffe encore plus l’homme noir queer.
Ce silence, c’est l’une des plus belles victoires politiques de la blanchité. Une victoire à la poésie morbide écrite depuis des siècles: le Code Noir bien sûr, la pénalisation des marrons, la psychiatrisation coloniale en Afrique et aux Antilles et bien sûr la police, premier avatar de l’État raciste, qui ne cesse de tuer et emprisonner mes frères qu’ils parlent ou se taisent.
Et puis, il y a la bourgeoisie blanche gay, ses ramifications, ses duplex aménagés, son progressisme bien tempéré, sa manière de parler de justice en oubliant nos réalités. Cette classe sociale adore les slogans antifascistes mais ne voit jamais comment l’ordre social qu’elle chérit repose sur notre invisibilisation.
Dans vos shows télé, nous sommes vos reines et vos égéries.
Dans les soirées, où vous êtes deux cents, nous sommes trois.
Dans vos lits, nous sommes vos fantasmes. Des dom BBC ou des soumises BBL.
Dans vos discours politiques, nous n’existons pas.
Vous avez fait de mon corps, un contre-corps : une présence qui doit lutter pour apparaître et disparaître à la fois, une chair constamment en défense, arrachée à elle-même, consciente de sa marginalité et de sa puissance. Une courbure capable de tordre votre monde tout entier..
Comme Fanon, « j’ai épousé la culture blanche, la beauté blanche, la blancheur blanche ».
Aujourd’hui je ne demande pas le divorce. Je l’exige.
Je déchire ce contrat racial dont le destin est de se glisser jusque dans les amours.
Et pourtant je vous aime. Je vous aime tant.
Pas malgré tout ça : en sachant tout ça.
C’est la lucidité qui me permet de continuer.
Car ce que je veux, ce n’est pas vous quitter.
C’est me quitter moi-même, celui que j’étais avec vous : celui qui se pliait, celui qui se disait que l’amour suffirait à faire disparaître la couleur de ma peau. Celui qui croyait que la tendresse pouvait dissoudre la structure.
La montée du fascisme, toujours accompagnée du suprémacisme blanc, a rendu la vérité impossible à esquiver : votre sécurité n’est pas la mienne. Vos corps ne sont pas menacés comme le mien.
À l’heure où les chasses aux nègres en France ne sont plus cachées, tous mes efforts d’adhésion à l’amour blanc s’avèrent dérisoires et me condamnent à mort.
Vous pourrez toujours, si le pays bascule, vous fondre dans la foule. Moi, non.
Je suis repérable. Je suis la cible avant même d’ouvrir la bouche.
Ce n’est pas de la rhétorique.
C’est un fait. Un fait qui me glace le sang, inaudible à vos yeux, invisible à vos cœurs.
Alors oui, j’ai peur.
Pas une peur qui paralyse — une peur qui précise.
Qui m’oblige à regarder ce que j’ai longtemps voulu ignorer.
Et au milieu de tout ça, vous.
L’amour que j’ai pour vous.
L’amour que je vous porte encore, sans réduction, sans phrase dramatique, sans porte claquée.
Je vous aime. Intensément.
Mais j’ai besoin que cet amour ne me détruise pas.
Je veux un amour où je ne dois plus minorer ma noirceur et mon histoire, celle d’un garçon créole où les grandes exactions du monde occidental se mêlent dans mon sang rhizomatique.
Un amour où je n’ai pas à devenir le meilleur élève de la gauche blanche.
Un amour où ma colère n’est pas perçue comme un excès.
Un amour où mon corps n’est pas un symbole.
Un amour où j’existe avec toute ma douleur, ma complexité et ma joie.
Ce que je veux, c’est un amour qui ne me dépolitise pas.
Je ne vous demande pas la perfection.
Je vous demande la conscience.
Je vous demande de regarder avec moi ce que cet amour métamorphose, expose, dérange : depuis l’ordre infâme du monde jusqu’à la possibilité de bâtir des refuges capables de contenir nos charges, nos colères et nos désirs.
Je vous demande de lire ce qu’Audre Lorde nous a transmis “Mes silences ne m’avaient pas protégée. Votre silence ne vous protégera pas non plus”. Alors, je ne vous demande pas seulement de voir mais de nommer vos violences.
Je vous demande de prendre Saidiya Hartman au sérieux : les structures coloniales traversent l’intime. Le reconnaître ne détruit pas l’amour — cela lui donne enfin de la vérité.
Je ne vous aime pas “de loin”.
Je vous aime de près, de face, de dos, avec tout ce que je suis devenu.
Je vous aime assez pour dire la vérité.
Je vous aime suffisamment pour ne plus me rendre discret.
Et parce que je vous aime, j'espère que vous puissiez un jour m’aimer sans me rapetisser.
Si je quitte quelque chose, ce n’est pas vous.
C’est la place où vous m’aviez mis sans le savoir.
Celle où je me mettais moi-même pour ne pas perdre vos bras.
Je vous écris ça parce que je veux continuer à aimer, mais autrement.
Avec une conscience neuve.
Avec la force des sœurs qui m’ont appris à me tenir debout.
Avec mes frères tenus dans les ténèbres du silence — et cette vérité de Marlon Riggs : “les hommes noirs aimant les hommes noirs, c’est l’acte le plus révolutionnaire”.
Avec la lucidité de ceux qui savent que le monde gronde.
Et avec cette tendresse têtue et vitale qui me traverse encore quand je pense à vous.”
Par Kendrys Legenty, réalisateur, normalien, patient engagé et directeur de La Fabrique des Soignants.
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Mini bio
Kendrys Legenty travaille sur les liens entre soin, politique, corps et récit. Noir, queer, engagé dans plusieurs projets artistiques et médiatiques, il écrit sur les vies minorées et la violence structurelle.
Bibliographie
Baldwin, James.
Le feu la prochaine fois (trad. The Fire Next Time). Paris : Stock, 1964.
Chroniques d’un pays natal (trad. Notes of a Native Son). Paris : Stock, 1972.
La chambre de Giovanni (trad. Giovanni’s Room). Paris : Gallimard, 1959.
Dibondo, Douce.
La charge raciale : Vertige d’un silence écrasant. Paris : Éditions du Faubourg, 2024.
Fanon, Frantz.
Peau noire, masques blancs. Paris : Seuil, 1952.
Les damnés de la terre. Paris : Maspero, 1961.
Gay, Amandine.
Une poupée en chocolat. Paris : Grasset, 2021.
Ouvrir la voix. Film documentaire, 2017.
Vivre, libre: Exister au cœur de la suprématie blanche, 2024
Hartman, Saidiya.
Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America. New York : Oxford University Press, 1997.
Wayward Lives, Beautiful Experiments: Intimate Histories of Social Upheaval. New York : W.W. Norton, 2019.
(Non traduits en français à ce jour.)
hooks, bell.
À propos d’amour : Nouvelle vision (trad. All About Love). Paris : Divergences, 2021.
Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme (trad. Ain’t I a Woman?). Paris : Cambourakis, 2015.
Lorde, Audre.
Sister Outsider : Essais et discours. Paris : Cambourakis, 2021.
(Your Silence Will Not Protect You n’a pas encore de traduction intégrale en français.)
Mbembe, Achille.
Critique de la raison nègre. Paris : La Découverte, 2013.
Mills, Charles W.
Le contrat racial (trad. The Racial Contract). Paris : Presses Universitaires de France, 2023. (V.O. : The Racial Contract. Ithaca : Cornell University Press, 1997.)
Jenkins, Barry
Moonlight. A24, 2016.
(Distribution France 2017.)
Muñoz, José Esteban.
Cruising Utopia: The Then and There of Queer Futurity. New York : NYU Press, 2009.
(Pas de traduction française.)
Spillers, Hortense.
“Mama’s Baby, Papa’s Maybe : An American Grammar Book.” Diacritics 17, no. 2 (1987) : 64–81.
(Pas de traduction française.)