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Billet de blog 4 décembre 2025

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En Squat 8# : Ondes crochues et atomes pirates

Dès que possible, monter le son.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ça faisait plusieurs semaines de suite qu’on loupait la même invitation à la radio.

L’idée était simple : un plateau en direct depuis le jardin du squat.

Enfin, c’est pas vraiment qu’on la loupait, mais plutôt qu’on acceptait et qu’ensuite rien ne se passait. Quand on apprend à tout gérer soi-même, on se rend compte que tout un tas de choses si faciles de loin nécessitent en fait beaucoup de travail pour que ça fonctionne.

Et donc des gens pour donner de leur temps.

Pour cette émission par exemple, il ne suffisait pas de répondre « Oui ! » à la proposition qui nous était faite. Il fallait ensuite garder le contact avec l’équipe de l’antenne, écouter leurs demandes, essayer d’être réalistes quant à celles-ci, faire des contre-propositions, trouver au squat des personnes souhaitant participer à l’émission, leur parler du cadrage, écouter leurs idées en retour, les faire remonter à la radio...et s’assurer que chacun.e soit bien présent.e le moment venu.

Et ça devient compliqué, rien que de ne pas oublier, quand il faut en même temps s’occuper de tout un tas de problèmes et autres idées géniales pour résoudre les problèmes ; ou simplement mieux vivre.

Et puis déjà ça demande de l'expérimentation, sous la menace de la répression, les réponses à la question : c’est quoi, mieux vivre ?

Jusque-là le technicien de l’émission, souvent présent au squat, essayait de faire le lien, mais peinait seul sur le coup.

Alors pendant une réunion de structuration relative à nos manières de communiquer, je me suis proposé pour faire le pivot avec les médias, pendant un temps, histoire de débloquer quelques situations comme celle-ci.

Et puis ensuite, ça tournerait.

« Chargé de relations presse » à la Maison Internationale Populaire.

Ça claquera sur mon CV où y a que des trous et des métiers qu’un « Chargé de relation presse » aurait honte d’écrire entre les trous qu’il essaierait de cacher en disant qu’il était parti « s’ouvrir à de nouvelles cultures » au Cambodge ou au Pérou alors qu’il y faisait du jet-ski avec ses potes français entre deux cocktails à pas cher -mais attention, il disait souvent au serveur de garder la monnaie.

Quand je vous disais qu’ici, on peut devenir quelqu’un d’autre.

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L’équipe est en train d’installer le studio mobile sous le barnum.

Et je ne trouve pas une seule des personnes sensées être là pour parler dans le micro.

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Pire : le responsable de l’émission me demande si y a pas moyens d’éloigner les enfants le temps que ça dure.

Mikheil -il a les mains bleues aujourd'hui, rappelons-nous de cacher les pots de peinture- s’est déjà pris deux fois les pieds dans les câbles en courant à travers l’installation et les autres crient dans tous les sens autour de nous.

Ils forment un nombre à deux chiffres.

Et j’ai pas le temps.

Mais peut-être un plan : si les autres ne se pointent pas prendre place sur le plateau, on file les micros aux petit.es.

En espérant que les auditeur.ices aient le doigt bien proche du bouton volume.

Quoiqu’avec ça, on pourrait essayer d’avoir des subventions dans le domaine de la musique expérimentale.

Emmener tous les enfants en tournée.

Et carrément rendre visible le squat en tant qu’œuvre d’art totale et éphémère.

Y paraît qu’y a un gugusse qui a déjà fait le coup avec une soupe populaire.

L’artiste au centre, comme une feuille de basilic plastifiée en plein milieu du potage.

Je suis déjà en train d’écrire le texte.

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Un habitant sort de la cuisine avec un plat qu’il vient de préparer.

Je lui demande s’il sait où est Charles.

Il me dit qu’il est dans sa chambre et qu’ils mangent ensemble ce midi.

Peux-tu lui rappeler que nous commençons dans 10 minutes ?

Il reprend sa marche et je me gratte la tête en regardant le bâtiment d’habitation.

Je n’y rentre qu’en cas de nécessité, car c’est leur maison, leurs couloirs, leur intimité et j’ai assez de la mienne.

En attendant, où sont les autres ?

Je tourne la tête vers le barnum : le technicien me fait un signe de la main : « Alors ? ».

J’entends soudain un bruit métallique, ample et lourd.

Je tourne à nouveau le visage et vois son plat, leur repas, par terre, à l’envers, et la poignée restée dans sa main.

De la poussière terreuse traversée par le soleil en monte depuis les rebords.

Lui aussi se gratte la tête en regardant le résultat pris dans un nuage plein d’éclairs et de brume.

Puis on entend rire au loin.

Charles est plié en deux à la fenêtre.

Avoir traversé des déserts et devoir lutter aujourd’hui pour pouvoir rester ici ne lui a pas fait perdre le sens de la dérision.

Finalement, il fait beau aux abords de la marmite autour duquel un chien vient roder.

En tout cas, il descend, et vient s’installer au micro.

Enfin, avant de venir donner du matériel ou des meubles : quand vous hésitiez à jeter ce que vous allez finalement donner, il valait parfois mieux jeter.

On éviterait de finir par terre après avoir essayé une chaise.

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Antenne dans deux minutes.

Les deux militantes qui vont parler sont arrivées avec les habitant.es qui manquaient encore.

On en parle beaucoup de cette distinction « militant.e/habitant.e ».

De ce que ça présuppose et implique ensuite.

Mais les propositions des médias viennent appuyer ce parti pris langagier : on nous demande systématiquement un certain équilibre « militant.e/habitant.e » et sur ce terrain de l’oralité, ça fait sens, dans les différences de parcours, d’histoires à raconter et puis d’enjeux.

À moins que ce ne soit en partie induit -ou en tout cas accentué- par l’angle des questions posées aux personnes identifiées comme militant.es ou habitant.es.

Alors que certain.es sont assurément les deux.

Enfin, à tout considérer, ces différences ne sont pas qu’orales, puisque chez nous les mots ont encore du sens et parlent du réel.

En tout cas, il faut trancher pour avancer.

Et profiter des micros tendus pour dire.

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Une minute.

Les enfant.es sont toujours là, et maintenant armés d’un ballon.

Un gars que je n’ai jamais vu et qui s’arrêtait pour un café vient me voir et propose d’aller les faire jouer au fond du jardin.

Il tape dans la balle et l’envoie au bout du monde.

Le flot de rires et de cris fonce s’enrouler à sa suite pour aller là où personne n’est encore jamais allé.

Bon courage et merci !

Un silence monte depuis le studio mobile.

Le technicien me sourit et je comprends qu’il veut dire « On a réussi ! ».

Chacun.e a réussi.

Puis il fait signe aux autres.

Antenne dans…

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Je fais les cents pas autour du barnum.

Intercepter les enfants qui essaient de revenir par ici et les relancer en orbite autour du ballon-planète.

Expliquer ce qui se passe aux gens de passage se dirigeant par là parce que ça a l’air drôlement chouette.

Aller chuchoter près de celleux assis.es au micro pour échanger sur nos interrogations de dernière seconde.

Et quand l’émission prend du retard sur son fil conducteur, retourner les voir pour leur dire qu’à ce rythme, ce sont les témoignages des habitant.es prévus sur le dernier temps de l’émission qui vont passer à l’as, et que ce serait quand même un comble, parce que c’est comme ça que ça se passe toujours, ailleurs.

Le temps passe et je tournicote encore autour du barnum, maintenant caméra au poing.

En filmant de travers.

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Mais l’animateur a bien saisi l’enjeu.

Il propose qu’on coupe à travers champ après avoir quand même déclaré qu’en 60 ans de militantisme, il n’avait jamais vu un squat aussi énorme.

Qui plus est dans des bâtiments aussi anciens.

Le patrimoine est à nous toustes, il ne fallait pas nous le dire trop vite.

Et on fait pas payer la visite, ni les concerts.

Je suis sur qu’il y a des touristes qui apprécieraient voir la même chose tout le long de l’itinéraire « La Loire et ses Châteaux » plutôt qu’une série de vieux meubles et de panneaux nous rassurant à propos de l’hygiène des rois de France.

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Enfin, avant de passer aux témoignages, l’interlude musicale.

Jusqu’au dernier moment nous n’avions personne pour prendre le créneau, la chanteuse à la guitare étant introuvable ces derniers jours.

Comme notre ami d’ailleurs, celui qui a tellement de choses à dire, et qui n’est pas là pour l’émission. Il en sera triste, il avait des rendez-vous en ville, pour les papiers.

En fait, il faudrait des micros pour chacun.e en continu pendant des jours et que ce soit relié à tous les conduits de la ville, que la parole jaillisse dans les évier des grandes maisons bourgeoises et des petits studios miteux de la vieille ville.

L’eau filtrée par toutes ces voix n’aurait pas goût de pédiluve.

En tout cas, juste avant de démarrer l’émission, une évidence est venue se proposer, soulevant difficilement l’univers en expansion qu’a été sa vie jusqu’ici, du fauteuil où elle passe en ce moment l’essentiel de ses journées à papoter avec qui passe auprès d’elle.

Oui, aujourd’hui Baba veut chanter.

Et Daniel l’accompagnera.

Il s’est même rasé pour l’occasion.

On leur donne un micro et iels se le partagent.

Daniel le tient de ses deux mains et le positionne au niveau des lèvres de Baba.

Elle pose ses doigts sur les poings fermés de l’autre.

Le technicien lance l'instrumental.

Et alors, iels chantent.

Iels chantent, chantent des chants du voyage et le barnum pourrait s’envoler emporté et emportant les ondes à travers l’espace à la recherche d’un cœur assez ouvert pour se laisser toucher qu’on ne s’en rendrait compte qu’en cherchant plus tard le soir et dans le noir les torchons laissés à sécher sur le fil négligemment tendu entre deux montants de la structure.

Iels chantent.

Chantent à tel point que jusqu’à la fin de l’émission il faudra leur faire signe « chhhht chhhht ! » et les repousser toujours plus loin parce qu’on doit entendre s’exprimer les autres aussi et qu’iels chantent toujours plus fort à mesure qu’iels s’éloignent dans le jardin vers…

Le feu dans le brasero qui brûle toujours, et les reçoit.

Puis, à la fin de leur voix : un nouveau silence.

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Enfin, la parole donnée aux habitant.es ne peut leur être reprise.

Ce qui est dit est dit.

On se laisse toucher par ce qu’iels racontent, d’elleux-même.

De leur trajectoire de vie, et de leurs joies dans cette vie ici, avec nous toustes au fil des jours.

Et dans ce nous toustes, peut-être n’y a-t-il plus, dans de rares moments suspendus, de distinction entre habitant.es et militant.es.

Une illusion temporaire et nécessaire.

Vos mots vivent.

Merci pour le courage que vous avez d’oser assumer qu’ils sont les vôtres.

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Il y a quelques jours, quelqu’un est venu discuter longuement avec des habitant.es.

Des volontaires, pour écrire de longs portraits d’elleux peints à partir de leurs parcours.

L’article est sur internet, et le premier commentaire est ouvertement xénophobe, pour rester poli.

Y a-t-il d’autres micros qui traînent quelque part ?

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L’émission approche de sa fin.

Je fais le tour des habitant.es qui se promènent par là, pour savoir si elleux aussi voudraient en profiter, pour les quelques instants qui restent.

Ces minutes disponibles qui nous sont tendues, il faut les siphonner jusqu’au trognon et ne même pas en recracher les pépins et que ça pousse dans le corps comme autant d’antennes pirates.

Je tourne dans tous les sens et je vois Assil qui se tient derrière sa mère, un pied en avant.

Bien sûr qu’elle aussi a des choses à dire !

Je vais la voir et lui propose.

Elle rit puis en riant elle dit qu’elle aimerait bien parler mais qu’elle a peur.

Évidemment qu’elle a peur.

Lui a-t-on déjà demandé de donner son avis ou simplement quelque chose, à toustes ces invisibles en train de rouler à travers la ville pour récupérer quelqu’un quelque part « tiens je viens d’entendre un truc à la radio », ou sur la route du boulot, aller, retour, aller, retour, et puis les autres chez elleux en train de ne rien faire ou de trop en faire cherchant peut-être une stabilité fuyante ou poser le pied « qu’est-ce que je fous là ? » tout en essayant de maintenir avec acrobatie un lien ténu et fragile entre les choses de la tornade humaine qui vous emporte, le poste allumé, passant de station en station, à la recherche de ...?

Lui a-t-on déjà demandé de prendre cette place, qui est la sienne autant que la votre ?

-Alors ?

-Oui mais je parle mal français…

-C’est pas grave ! Et puis, si tu veux, tu peux prendre le micro et juste dire « Bonjour ! ».

-Juste dire « Bonjour » ?

-Oui, c’est peut-être comme ça qu’on commence pour se faire des ami.es !

Je vois l’animateur commencer son discours de fin d’émission, prêt à rendre l’antenne.

Assil avance alors vers le plateau et je cours vers elleux :

« Quelqu’un a encore quelque chose à dire ! »

Il interrompt son discours, elle arrive et une habitante lui tend son micro pour les dernières secondes qu’il nous reste pour aujourd’hui en ce pays d’aujourd’hui et je vois son sourire créer un monde en direct et sa main saisir le micro et je sais que cet endroit et vous toustes m’aurez déjà offert ce qui restera toujours parmi mes plus beaux souvenirs :

« Bonjour…

je m’appelle Assil...

j’ai 13 ans,

et je suis bien ici ! »

Jingle.

Tours, Maison Internationale Populaire

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(L'article contenant les portraits)

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Illustration 1
Tout ce qui n'est pas le coin

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(Ce texte n'engage que son auteur et n'est pas publié au nom de l'ensemble du collectif formé par celleux qui vivent dans le lieu et/ou le font vivre.)

[Actuellement menacée d'expulsion, la MIP a besoin de soutien populaire.

Plus d'informations sur : Maison Internationale Populaire Tours ]

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