Je croise un ami qui me dit « Un lieu a ouvert, passe y faire un tour ! » et je lui dis « C’est malin, encore un moyen de pas retourner à l’intérim. ».
Parce qu’y va y avoir plein de trucs à faire là-bas encore.
Parce que faire tout ce que l’État fait pas, et avec les moyens du bord, c’est pas une mince affaire. Et puis disons qu’on n’est pas le bord le plus riche, nous qui savons pourtant qu’un plus un font deux, même s’ils essaient souvent de nous expliquer et à coup de matraque encore que non non 1+1=,glk,kdnsqfùm,lk^poyytddx,lpoj parce que la propriété privé ça a beau être une histoire de gros chiffres, c’est pas logique.
Mais comme on est ni bêtes ni méchants, mais un peu obstinés à vouloir le rappeler, on a refait le calcul : des gens qui dorment dehors+des immenses bâtiments vides=RÉQUISITION CITOYENNE.
Puisqu’on vous le dit.
Passez voir, pour vérifier qu’on sait bien compter.
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On se pointe là-bas et il fait beau.
Récemment, c'était la fin de la "trêve hivernale", le moment où l’État se dit « Allez hop tout le monde dehors y pleut pu ! ».
D’ailleurs à tout bien y penser -quand je vous dis qu’on est pas bête-, pour qu’y ait trêve faut qu’y ait guerre non ? À qui la guerre ? À celleux qui peuvent plus payer leur loyer et à celleux qui viennent de loin et qu’on trimballe d’hôtels en hôtels -quand ce n'est pas directement la rue- pour leur faire découvrir le pays à travers ses halls de réception sans qu’ils puissent s’attacher aux réceptionnistes -car c’était évidemment tout le but de leur voyage.
Sur place, on retrouve des citoyen.es engagé.es -comme le dit la presse-, certain.es rencontré.es deux ans plus tôt, quand il s’agissait de pas laisser passer la réforme des retraites.
Ce coup-là on a perdu.
Quoi que, nous nous étions rencontré.es, pour commencer.
Mais ici c’est déjà gagné : 80 personnes avaient un toit au dessus de la tête la nuit dernière.
Sur la banderole attachée au bâtiment, alors qu’on s’est installés dehors à cuisiner, je lis « Il est grand temps de rallumer les étoiles ». Et en me mettant à couper les carottes pour le banquet du soir, je ne pouvais pas arrêter de sourire.
De la joie qui passe et qui nous électrise.
Un courant dont chacun.e se fait le relais.
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Des gens font la navette depuis leurs voitures avec des matelas, des étagères, des vélos, et tout ce qui peut servir c’est à dire tout ce que tout le monde a pour vivre finalement et qui arrive ici aussi simplement que 1+1=2 toujours. J’ai-ça-je-ne-m’en-sers-pas+tu n’as-pas-ça-tu-en-as-besoin=tiens.
Y a que nous à voir l’évidence ou bien ?
Ça marche aussi pour les milliards de Bernard tiens : les-Milliards-de-Bernard+les-trous-dans-le-Budget-de-la-Santé=un-Hôpital-Public-qui-fonctionne.
Bernard, Bollo et les autres y doivent avoir les étoiles toutes éteintes.
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On se débrouille pas trop mal en français aussi, et on va pouvoir le partager avec les habitant·es qui peuvent enfin discuter plus longtemps qu’à l’hôtel.
Ça peut servir, pour rester, vu qu’on leur demande de savoir le parler.
Alors, je commence par réviser pour moi-même :
je squatte
tu squattes
il/elle/iel squatte
nous squattons
vous squattez aussi finalement
Bernard et Bollo chouinent
Ils chouinent aussi quand ils lisent « iel » ou « elleux ».
Pourtant, je suis sûr que Bollo, l’ancien français, ça le rend tout ému.
Désolé, mais « iceulx », c’est pas plus moche que « elleux », quand t’as pas l’habitude.
Et des habitudes, il est temps d’en prendre des nouvelles.
Ici, on va essayer de le faire toustes ensembles.
Ni plus ni moins.
Et on va bien rigoler.
Car c’est marrant, aussi, de se découvrir les un.es les autres en même temps que les lieux.
En sifflotant au soleil, un air qu’on s’invente, tout en réfléchissant au futur potager.
Même si on se dit parfois « Juste parce qu’on est ici, ils peuvent envoyer la police nous taper dessus. ». Et jeter en cage les personnes qui n’ont pas les bons papiers.
Comme des animaux.
« Allez me nettoyer tout ça. » hein.
Pourtant y a pas à dire on se débrouille bien.
Même sans eau courante, on a installé des bidons d’eau un peu partout, avec du savon et des panneaux dans toutes les langues qui se parlent chez nous.
Important de se laver les mains.
Ce sont eux qui les ont sales.
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Justement, un peu plus tard y faut aller remplir les jerricans de flotte.
On roule jusqu’à une place où y a un marché.
Là-bas, on trouve pas.
On demande à quelqu’un qui passe. Il nous dit qu’on « a qu’à aller acheter de l’eau au supermarché » en regardant nos bidons vides.
Il devrait revenir avec nous lui, qu’on refasse les calculs ensemble.
Le problème, c’est que tout le monde additionne comme Bernard, Bollo et les autres, à force qu’ils paient plein de gens pour jouer les profs de math.
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Au retour, faut surveiller la cuisson des légumes.
Je me pose sur une chaise, tranquille.
Je peux pas ouvrir la fenêtre parce que tout le bâtiment est en train d’être aéré pour que ça respire bon là-dedans mais comme ça souffle le brûleur à gaz dès que j’ouvre je reste dans les vapeurs de ce qu’on a mit pleins de trucs bon là-dedans mais c’est sûr je vais cocoter fort dans la nuit sous les étoiles sur le retour ce soir après le banquet.
Enfin, j’ai l’eau courante, chez moi. Et plein de fringues.
Sinon, avez-vous déjà vu des légumes en train de chanter ?
Moi, je les entendais, quand un.e habitant.e les remuait, en m’expliquant un petit secret.
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C’est l’heure de manger !
Les grands plats traversent le terrain où nos pas écartent l’herbe du printemps. Les tables ont déjà été dressées dans la grande salle que je découvre. Une immense cheminée dessine les contours du fond de la pièce de ce bâtiment ancien. Le groupe électrogène qui tourne dehors fournit l’énergie pour les guirlandes et la lumière qui émane de l’âtre réconfortant.
Chacun.e vient se servir en fonction de sa faim, après avoir mit ce qu’iel pouvait dans la petite boîte « prix libre » à l’entrée.
J’entends un enfant dire à sa mère « Quoi c’est gratuit ? Mais je comprends pas ! ».
On essaie de ne pas s’asseoir qu’avec celleux qu’on connaît déjà.
Nous aussi on veut apprendre des langues, et ici pas besoin de payer pour ça non plus.
Ça peut-être utile, de savoir se dire « Bonjour » et « Merci », pour commencer.
À un moment donné, je pose ma fourchette dans l’assiette soigneusement saucée, et je regarde autour de moi. Nous sommes nombreux.ses et tout le monde a l’air à sa place, autour de ces grandes rangées de tables.
Mon regard se promène, et s’arrête sur la devise qui encadrait cette ancienne caserne et qui orne le dessus de la cheminée.
« Par le Cœur, l’Exemple et la Raison. »
Puis je demande son nom à ma voisine, qui rigolera beaucoup en voyant ma bouche faire la grimace en essayant de le prononcer correctement.
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Il faut faire place à la musique.
Tout le monde débarrasse en cœur et un groupe se forme autour de la vaisselle. Un roulement entre différents bacs d’eau propre s’est mit en place, pour ne pas gaspiller, et gagner du temps.
Citoyen.es et habitant.es mettent les mains dedans.
On se dépêche, pour ne pas louper les groupes.
On retourne vite dans la grande salle, où des chants traditionnels des Balkans commencent déjà à en faire chalouper certain.es, qui seront vites soutenu.es par le reste de l’assemblée populaire, tapant des pieds et des mains.
On ne se connaissait pas ce matin et ce soir c’est un corps qui danse ensemble.
Et je me dis que si mes collègues venaient danser ici, dans toute leur diversité, et avec tous leurs préjugés foireux, elle finirait par sauter, la calculette au capital.
Il y a de ces moments où tout a l'air si simple.
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Enfin. Après la musique, le silence et les au revoir.
Et surtout, à demain !
Puis le chemin du retour, les voitures qui roulent vite et les passants qui s’ignorent.
Peu importe ce qu’ils peuvent en dire.
Ce n’est pas qu’on souhaite le chaos, mais bien qu’on part du chaos qu’ils créent, pour faire advenir un autre ordre des choses.
Où enfin, tout le monde reconnaîtrait qu’un plus un font deux.
C’est tout.
Alors, y faut s’y mettre.
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En tout cas, j’ai eu beau me laver les mains, je la trimballe avec moi sous les réverbères, cette odeur de cuisine.
Et ça sent la bonne fricassée d’étoiles.
Tours, Maison Internationale Populaire
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(Ce texte n'engage que son auteur et n'est pas publié au nom de l'ensemble du collectif formé par celleux qui vivent dans le lieu et/ou le font vivre.)
[Actuellement menacée d'expulsion, la MIP a besoin de soutien populaire.
Plus d'informations sur : Maison Internationale Populaire Tours ]

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