J’allais encore me faire avoir.
Au bout de cinq minutes, le chef m’apparaissait sympathique et puis cinq minutes plus tard il m’apparaîtrait surtout chef et ça aura déjà été cinq minutes de trop.
Il me présenta aux collègues, dans l’atelier. Ils allaient me montrer ce que j’avais à faire.
J’étais leur « nouveau collaborateur » et il fallait me faire bon accueil.
J’avais donc encore atterrit dans une de ces succursales de Vichy qui pullulent aujourd’hui.
C’est quand même dingue qu’ils aient choisi ce mot pour enrober leur merde.
Ils se sont pas dits qu’il faudrait au moins 300 ans pour qu’il puisse, à la limite, être transposable dans un nouveau contexte ?
Là les deux cohabitent dans ma tête ; et finalement, collaborent bien ensemble.
Puis un gars m’a dit de le suivre.
Je l’ai suivi et il m’a dit quoi faire et au bout d’une heure comme ça, je savais ce que j’allais devoir faire pour les deux semaines à venir.
Passer prendre les containers pleins aux points de collecte, dans tels services, à tels moments. Les remplacer par des vides. Déposer les autres à l’autre point de collecte en attendant qu’ils soient embarqués.
Une boucle vouée à ne jamais changer.
Dont je m’imaginerai le tracé vu du dessus et le dessin que mes pas devaient ainsi marquer un peu plus à chaque tour.
Tous les jours.
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Variation venue briser l’harmonie des journées sous hypnose sans surprise : à la pince, ramasser tous les masques et autres merdes qui traînent sur tout le périmètre extérieur de la clinique.
Quand j’étais dans le nettoyage, je m’étais presque plu à incarner le loser à l’arrière plan d’une comédie américaine, celui qui passe l’auto-laveuse dans le gymnase du lycée où se déroule l’intrigue entre jeunes pleins d’avenirs, surgissant dans une apparition fugitive, floue, délavée.
Aujourd’hui, une autre facette du même diamant.
Tant pis s’ils ne voient pas que ça brille.
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Je me disais, pour me donner de l’élan le matin, que ça avait du sens comme boulot.
-L’autre jour, j’ai vu une pub pour une banque sur un abribus, qui stipulait que « 43 % des jeunes veulent un travail qui ait du sens » ; ils veulent quoi les autres ?-
Ce n’était franchement pas le truc le plus stupide qui soit.
S’occuper des poubelles dans une clinique.
J’aurais préféré dans un hôpital public, mais on m’a pas demandé mon avis.
Et puis ici, pour moi, même odeur, même salaire.
En tout cas, des déchets à virer là où on soigne des gens, même dans une société idéale, il faudra toujours quelqu’un pour le faire.
À partir de là, ça m’allait pour aujourd’hui.
Plus qu’à débattre intérieurement sur ce point, le long de mon parcours répété encore et encore : le chirurgien devrait-il me filer un coup de main ?
Enfin, s’il me dit bonjour dans l’ascenseur, ce sera déjà pas mal.
C’est pas gagné.
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En revanche qu’est-ce que ça pue.
Et les effluves sont différentes en fonction d’où qu’elles viennent !
Réanimation, dialyse, chimio, bloc opératoire…
Parfois, le parfum le plus infect s’échappe des poubelles de la cuisine.
Mais ça ne me dérange pas.
Le plus étrange, c’est tout le reste.
Par exemple, quand je coince la poubelle dans l’encadrement de la porte en réanimation et que ça fait un barouf monstre puis que je me prends la porte qui me revient dans le dos alors que tout ce qu’on entend ici, c’est le souffle des machines qui n’en finissent pas de vous coller des frissons.
Ou quand l’après midi, en rangeant un petit peu les archives -dès que j’ai cinq minutes-, je tombe sur des dossiers où je peux lire, en caractère gras, ces mots à quelques centimètres d’écart : « FACTURÉ – DÉCÉDÉ ».
Ou quand il faut bien que ça rentre alors je tasse et je tasse sans distinction des sacs d’où je vois du sang et des tuyaux et d’autres trucs, de l’espoir pour quelqu’un peut-être de la résignation pour quelqu’un d’autre et je bourre le tout et je peux enfin fermer le couvercle.
Et puis quand j’essaie de me faire tout petit, en parcourant les services avec mon container jaune criant, un signe radioactif dessus, parce que je sais que je passe devant des êtres qui vivent des moments indescriptibles pour qui n’est pas eux.
Et qu’une poubelle, c’est bien bête et méchant.
Je sens bien que parfois ça indispose des gens.
Surtout quand j’en ai pris une qui a une roue qui déconne comme un mauvais caddy.
Un petit vieux qui galérait à traverser son bout de couloir a ri en me demandant si je transportai des cadavres là-dedans.
On s’est souri et il a fait demi-tour.
Je passe là tous les jours et je ne l’ai jamais revu.
Au fond, je sais pas vraiment ce qu’il y a dans les sacs poubelles.
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Et puis y avait tous ces gens qui travaillent dans ce petit village.
Toute cette tension chaque fois que je dis bonjour à quelqu’un.
Est-ce qu’on s’est déjà croisés depuis ce matin ?
Tellement de visages.
Le mien qui se crispe à tous les coups.
Intérimaire, c’est aussi ça.
Ne pas s’attacher.
Rester sur ses gardes.
Aujourd’hui, y en a quand même un qui m’a chargé avec son chariot de la blanchisserie en criant « POUR LE ROHAN ! ».
Il était amusant, avec sa charlotte sur son énorme barbe.
Le soir, en poussant les poubelles dans la nuit, sous la tempête, ça m’a fait me dire que ce serait chouette, de montrer les « Seigneur des Anneaux » à mon gamin.
C’était la première fois que j’avais ce genre de pensée.
Dommage.
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Le midi, je retrouve les autres gars de l’entretien, dans l’atelier.
On mange en regardant le journal de TF1.
Aujourd’hui, j’y entendais que « si le prix du chocolat augmente, le responsable, c’est lui : le cacao ». J’étais étonné d’apprendre que le cacao était actionnaire des grandes enseignes françaises.
Tous les jours, on voyait le Pas-de-Calais sous la flotte.
Le collègue à ma droite disait « pauv’es gens » à chaque fois.
Et à chaque fois qu’on voyait Gaza sous les bombes, il marmonnait « c’est bien ».
Puis il somnolait sur sa chaise, après avoir jeté un dernier coup d’œil à mon assiette où il s’étonne de ne toujours pas avoir vu de viande depuis une semaine.
Il a sincèrement peur que je ne mange pas à ma faim.
Et que je m’ennuie aussi.
Ce gars, au moindre souci au boulot, je l’appelle et il arrive m’expliquer ou m’aider.
Toujours avec un sourire contagieux.
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S’il suffisait d’aimer ou de haïr.
Cette fois, il s’était endormi pendant le reportage sur la dernière usine de clou en France.
Je regardai encore un peu la télé.
Puis je fermai moi aussi les yeux.
Pendant que les autres gars faisaient couler du café.
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