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Billet de blog 7 novembre 2023

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En Intérim 3# - En attendant l'Emploi

Du calendrier, tu as arraché chaque jour de la semaine, comme les pétales d’une marguerite. Appellera, appellera pas, appellera... Vendredi, 18 h te voilà échoué sur le sol, définitif. Tu sais qu’on ne t’appellera plus pour du boulot, et malgré toi, ça te rassure. Les agences sont fermées. Un week-end de plus pour continuer à apprendre à vivre sans. Et sans avoir le choix.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Tu es toujours aussi étonnée.

Lundi. Mardi. Mercredi. Jeudi. Vendredi.

C’était tous les jours le même jour.

Celui où tu appelais l’intérim et où il n’y avait rien pour toi.

Celui où tu voulais qu’on te rappelle.

Celui où tu ne voulais pas qu’on te rappelle.

Celui où tu paniquais dès que tu ne savais plus où était ton téléphone, car tu l’avais oublié depuis au moins cinq minutes. Tu étais resté sur silencieux. Pour éviter les appels du bout du monde, ceux où on veut te vendre un truc tous les quarts d’heure. Dans pareil cas, un luxe, une petite folie que tu t’étais permis.

Celui où on ne te rappelait pas.

Où tout était à recommencer le lendemain matin.

Où tu étais bien content de pouvoir lire plus longtemps dans la nuit.

Où tu jonglais avec ta calculatrice, comptant les heures déjà travaillées ce mois-ci pour calculer combien on te devait pour sûr, avant d’y soustraire le loyer, l’énergie, le forfait du portable -tu n’as pas de box, ton ordinateur ne peut plus ouvrir une page internet, c’est économique-, les courses, le journal et tous les autres trucs auxquels tu ne peux pas encore penser.

C’est toujours ceux-là qui foutent la merde dans ton petit ordre.

Il faudrait légiférer là-dessus.

Ou bien créer un nouveau marché.

Puis, ce qu’il restait, tu le divisais par le nombre de jour que compte le mois.

Tu le faisais tous les soirs en pensant t’être trompé quelque part la veille, mais c’était toujours le même résultat.

Alors tu te disais « ça passe ».

Mais oui ça passe.

En forçant un peu.

Avec un peu de bonne volonté.

Qui ne tente rien n’a rien.

Quand on veut on peut.

J’avais pensé traverser la rue, mais je n’aime pas trop mon voisin d’en face.

Il se met à parler anglais à ses enfants dès qu’ils passent leur porte.

Il serait capable de me dire de traverser la rue pour trouver du travail.

Et ce serait retour à la case départ.

;

Avec ça, je fais le difficile.

Horaires de jour, et de semaine.

Non négociable.

Et oui, dingue le gars.

Il a la prétention d’avoir une vie.

Des activités non rémunérées avec des heures fixes à respecter et tout.

Hallucinant.

Y veut pas vraiment bosser en fait.

Il bluffe peut-être en plus.

Il a sans doute nulle part où aller le soir et les week-ends.

C’est sûr il boit de la bière dans son canapé.

Au bord du séparatisme.

On ferait bien de contrôler tout ça.

On va recruter des contrôleurs.

Ça vous intéresse ?

Première mission : contrôlez-vous...

Et n’oubliez pas de fournir les justificatifs.

;

Aujourd’hui, samedi, je devais aller d’un point A à un point B comme ça arrive parfois.

Je voulais pas prendre le vélo. Trop connoté boulot gueule dans le cul et priorités à droite mal contrôlées parce que tu as peur d’être en retard alors que tu sais que tu y seras un quart d’heure en avance comme tous les jours.

J’ai ambitionné de prendre le tram mais j’aurais pas pu boire le café là où je voulais aller alors ça aurait été un peu absurde voir même ça aurait perdu tout son sens.

Ici, c’est 29 euros le mois pour la carte à tarif réduit.

D’où je viens, c’était gratuit nom de Dieu, ça fait un écart de 29 euros.

D’où je viens, le ter était à -75 % quand tu te débrouillais bien -c’est à dire quand tu y avais droit et qu’en plus de ça tu savais que tu y avais droit, combo gagnant.

Ici, t’as le droit à une aide pour quelques voyages en train dans l’année, si tu demandes à l’avance à Pôle Emploi, mais il faut que ce soit pour aller chercher du boulot et je leur avais demandé et non écrivain qui va démarcher des éditeurs ça marche pas ça c’est pas bien c’est pas du boulot McDo c’est du boulot ça monsieur et tout le monde le sait ça monsieur on va vous envoyer en camp de formation où y aura des tableurs au tableau et des pointeurs pour pointer et avec ça vous trouverez du boulot monsieur parce que c’est statistique et parce que puisqu’on vous le dit.

J’y suis allé à pied et c’était bien.

J’ai pris mon temps.

C’était bizarre de sentir à nouveau mes articulations qui roulaient dans l’espace.

Comme une danse du pas-pressé.

À la place du playmobil volant à travers la ville.

J’ai même écouté de la musique avec les écouteurs et j’étais pénard.

Je me suis carrément arrêté regarder autour de moi, quelques fois.

Mais y avait pas grand-chose à voir.

Des gens qui marchaient pour aller acheter des trucs à vendre là où on vend des trucs.

Heureusement y avait aussi des fenêtres et des portes.

Ou bien quelqu’un d’autre en train de chercher quelque chose d’autre.

;

J’étais bien en terrasse avec le café.

Allongé parce que c’est plus gros donc ça dure plus longtemps et c’est le même prix donc c’est pragmatique.

Vous voyez j’apprends vite.

Pragmatique.

Utile.

Raisonnable.

Quand on veut on peut.

Je lisais le journal et il s’est mit à pleuvoir dessus et j’ai pensé « Tiens, il pleut indifféremment sur chacun des problèmes du monde. » et je me suis dit que ça sonnait bien tiens.

Quel merdier.

Hamas.

Netanyahu et sa clique.

Tous mouillés.

Je me suis senti ému.

Cette phrase, faudrait que je la leur écrive à Pôle Emploi.

Peut-être qu’après ils voudront bien me filer le papier pour le train.

;

Sur le retour, je suis allé au musée d’art contemporain gratos, c’est-à-dire regarder les graffitis sous les ponts de la ville.

En escaladant un peu pour me rapprocher d’un pilier investi par les artistes, j’ai été attiré par une image. Je me suis rapproché, et c’était bien ce qu’il me semblait.

Un homme portant cagoule et kalachnikov, avec des ailes d’anges.

À côté, il y avait écrit « Free Palestine ».

;

Entre nous, les murs continuent de pousser.

Comme des digues, qui n’empêcheront pas la montée des eaux.

Brique par brique.

Qui n’a pas de ciment sur les mains ?

;

Puis c’était le soir et demain ce sera dimanche.

On pourra pas m’appeler non plus le dimanche.

Mais c’est déjà différent parce qu’il faut recommencer tout le cirque le lendemain matin.

Lundi. Mardi. Mercredi. Jeudi. Vendredi.

Enfin en espérant que dès le lundi ce soit plié sinon je serais bien dans la merde.

« Ça passe ».

J’écrirai ça en libellé du virement d’un petit bout du loyer.

Et on verra si « ça passe ».

Et puis si ils me trouvent un truc, dans quoi est-ce que je vais bien atterrir encore ?

C’est toujours ça la question.

Avec les mêmes mots.

Elle revient toujours.

Comme une chanson trop populaire.

J’imagine Vincent Lagaff chanter ça en parodiant Bashung.

« Dans quoi est-ce que je vais bien atterrir encore ? »

Y aurait eu un clip bien débile.

Et on se serait marré de toute cette situation, comme de grosses andouilles.

J’aurais dû me méfier, la première fois qu’on m’a donné de l’argent -et du vrai avec lequel on peut acheter des trucs justement, par exemple des yaourts- pour un boulot.

J’avais passé la journée à faire le gugusse déguisé en pot de yaourt à une course hippique.

Depuis, la route est longue.

C’est dingue les conneries qu’on peut faire.

J’ai jamais trop compris le truc.

Faut croire qu’il y en a que ça choque pas.

En tout cas moi j’ai jamais vu une vache déguisée en pot de yaourt.

;

Il fait frais ce soir, mais c’est pas grave.

Demain matin, je peux encore lire sans compter.

À part peut-être le nombre de pages qu’il me reste à vivre.

Je suis heureux qu’il ait plu aujourd’hui.

Je viens de poser mes bras sur le rebord de la fenêtre.

Il y a des étoiles dans le ciel.

Je n’avais pas levé les yeux aussi haut depuis longtemps.

*

Illustration 1
Comment réduire l'écart ? © Ker Batia

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