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Billet de blog 10 août 2023

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« Imaginaires désirables » : le prix de l'espoir augmente - encore - à la pompe

Je lis et j’entends, dans les mots d’intellectuels d’une gauche plus ou moins radicale, l’expression d’un besoin urgent : il nous faudrait des récits et des images relevant de « l’imaginaire d’un futur désirable ». Comme une boussole, comme une promesse, au milieu de récits sombres, pessimistes et apocalyptiques. C’est vrai qu’il fait noir. Fallait payer la facture d’énergie à temps.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On a besoin d’autre chose.

Je suis tout à fait d’accord.

Pour autant, auteur non-publié pour le moment, mais écrivant d’arrache-pied -quand je ne suis pas trop occupé à me demander par quel petit chef vais-je encore me faire grignoter demain- depuis des années déjà, je m’en sens, à titre personnel, incapable.

Incapable, donc.

Rapide tour d’un lieu commun : sortons dehors et prenons la température.

Il fait si chaud et pourtant si froid.

L’un dans l’autre, soit nous sommes accablés et cherchons désespérément de l’air, soit nous sommes frigorifiés, les doigts ankylosés.

Quand ma tante me demande pourquoi je ne veux pas avoir d’enfants, ce qui vaut pour beaucoup de mes compagnons et compagnonnes de route, et que je lui parle de l’avenir, j’ai droit à une autre ritournelle : avant-c’était-pas-mieux, le Moyen-Âge, la Première Guerre Mondiale, la Seconde-cachée-juste-derrière, la Guerre Froide et on-n’est-jamais-sûr-de-rien et le reste du refrain qui revient et dont on ne se débarrasse pas.

À moins de se mettre une autre chanson en tête.

Je pense à Brel.

« Être désespéré, mais avec élégance... »

Le désespoir est, pour nous, pour moi, né en 1995, l’absence totale, et de foi en l’avenir, pour moi-même -ce qui pouvait en effet, être partagé à n’importe quelle époque par n’importe quel individu un peu pessimiste-, mais également la non-croyance quasi absolue en un avenir tout court et pour tout le monde -ou presque, ils se reconnaîtront.

J’imagine alors ces personnages de Dostoïevski, méditant anachroniquement au fond d’une cave avec un revolver, sur cette idée de Nietzsche paraphrasée par John Fante : « L’espoir, c’est le début de la défaite. »

L’élégance serait alors celle de ne pas jeter un enfant au milieu du Sahara mondialisé en lui tendant un bouquin rempli de mirages.

Heureusement, « quasi », c’est vaste.

Surtout quand je ne regarde pas les infos.

En fait, ça va quand je m’en fous.

C’est problématique.

J’écris toujours à reculons car bien souvent, je ne comprends même plus à quoi cela peut-il bien mener.

Imprimer d’autres livres, encore et encore et pourquoi ? Avec quel bois et quelle flotte ? L’été dernier, dans la ville de Descartes -tiens tiens, encore toi-, pas loin de Tours, la papeterie a failli fermer, faute d’eau pour la faire tourner.

Qui décidera, quand il faudra choisir, que l’on ne peut pas se passer des livres, et qui décidera, lesquels continuerons-nous d’imprimer ?

On nous fera peut-être basculer sur de l’ebook total, pendant un temps, pour prolonger un peu plus le déni car les datas centers consomment eux aussi de l’eau comme Gargantua du vin.

Mais tout va bien, ils sont plus loin.

Non non, regarde pas trop par là bas.

Ce n’est pas bon pour toi.

Aie confiance.

On s’occupe de tout.

On s’occupe de toi.

Alors j’écris peu, trop peu et je me sens mal.

Puis je vois les livres de Zemmour, en première ligne à la fnac.

Reste à en chopper un autre dressant la liste de ses mensonges, et à le mettre devant la gondole.

Jusqu’à ce que quelqu’un aille le ranger, en étant payé pour le faire, parce que ça fait partie de ses attributions : remettre les choses à leur place.

Et je renfile les gants, pour un temps, me raccrochant à Suzan Sontag à qui l’on demandait :

« -Que devraient faire les artistes aujourd’hui ?

-Dans une société qui fonctionne et s’enrichit au moyen d’une hallucination organisée, être moins attaché à créer de nouvelles formes d’hallucination. Et davantage attaché à percer les hallucinations qui passent de nos jours pour la réalité. »

Cet espoir délirant que nous vend -littéralement- la classe dominante, fondu dans le lithium dégoulinant et dans l’atome mélangé aux céréales du petit déjeuner, n’est-il pas non plus à percer à jour avec acharnement, afin que l’on saisisse véritablement l’urgence de la situation ?

Et quand on a beau le clamer et que personne n’écoute, parce qu’inextricablement arrimés à nos sens, nous ne tenons compte que de ce qui nous affecte viscéralement ?

« Y a pas de réchauffement climatique, regarde, il pleut en août. »

Cet espace-vie, notre corps, est déjà trop malmené par le capitalisme pour enregistrer et répercuter toutes ces données.

Pour leur donner sens et agir en conséquence.

« Doomer ».

J’entends souvent des gens que j’aime se qualifier ainsi, avec une sorte de fierté lascive dans la voix. Et comme je les comprends.

Comment croire en l’avenir quand un des derniers refuge de la fierté pour beaucoup des plus jeunes consiste à exhiber son nihilisme comme un étendard ?

Un nihilisme sorti de la cave et se portant comme un bouclier contre l’absurde.

« C’est foutu ! » me disent-ils parfois avec le sourire avant de s’éloigner sur une trottinette, les yeux rouge de weed ou d’une tristesse qui déborde.

Le scrolling sur toutes ces tragédies quotidiennes fait son travail de sape.

Changez une lettre ou deux et vous avez une armée de dormeurs qui n’attendent qu’à se réveiller d’un cauchemar pour aller chercher les coupables qui leur ont fait prendre cette drogue sans leur consentement.

Mais nous ne dormons pas.

Nous sommes jeunes et déjà épuisés.

Et la vengeance n’est pas la politique.

Alors, le désir sans l’espoir ?

Je n’ai jamais vu autant de gens à peine sortis du lycée consommer cette quantité d’anti-dépresseurs. Un ami qui travaille sur la question des neurosciences me parle d’un rapport faisant consensus: ce n’est que le début.

Et dans cette injonction aux imaginaires désirables, je vois comme un paradoxe.

Nous sommes déprimés.

Nous n’avons pas vu le soleil depuis bien longtemps.

Et l’on nous demande de le dessiner.

Il faudrait s’étonner qu’il ressemble à une vieille orange ridée, au fond du tonneau de Diogène, lui-même déjà bien décomposé ?

Comme un relent de psychologie positive version critique littéraire.

On ne pourrait pas déjà pouvoir être au bout du rouleau, un bon coup ?

On ne pourrait pas déjà gagner une bataille, au moins une fois -et une bonne grosse, pas d’avoir réussi à faire ouvrir 10 places en crèche supplémentaires pour les futurs doomers- ?

D’abord les imaginaires désirables, ensuite l’espoir ?

La charrue avant les bœufs ; l’œuf ou la poule.

Qui vole un œuf, vole un bœuf.

Ainsi on récolte cinquante nuances de nihilisme.

Parce que oui, nuançons. 

Il y a un monde entre l’écrivain réactionnaire qui ne voit aucun débouché politique à quoi que ce soit parce que la situation, dans le fond, lui convient, et le nihiliste qui a juste besoin d’un break.

Entre l’écrivain bourgeois qui peut se le permettre en l’habillant de chic tout en justifiant des idéologies nauséabondes et celui qui n’en peut juste plus de ne pas savoir où il sera le mois prochain.

Et ses écrits, loin de nourrir le brouillard, peuvent aider certains à y voir plus clair.

À politiser ce nihilisme.

À faire le lien avec ses causes.

Enfin ; le plus rageant dans tout ça, c’est que nous pensons tous qu’il suffirait d’un rien, d’un gros rien, pour que ça puisse bien tourner.

Et vite.

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Hors, s’il y a de la rage, n’y a-t-il pas du désir ?

Et s’il y a du désir…

Mais la vengeance n’est toujours pas la politique.

C’est du divertissement.

Au sens de ce qui me détourne et de moi et de ma route. 

Et désirer contre ne répond pas à la question fondamentale:  que voulons-nous? 

;

Pour le moment, il nous reste la nuit.

Comme ces poètes chinois, nous pouvons encore nous y abriter pour contempler la lune.

Sans nous brûler les yeux, elle se lève toutes les nuits.

Elle est notre constante.

Reste à ne pas tomber de la barque à force de regarder en l'air.

Méfiez-vous, vous qui gesticulez déjà dans tous les sens pour savoir qui pourra la défigurer, à coup d’engins sortis de votre imagination maladive -pour le coup- et incapable de se projeter dans un autre mot qu’ « exploiter ».

Vous me faites penser aux mouettes, dans Némo.

« À MOI ! À MOI ! ».

Vous êtes en panne d’idées.

Et parfaitement ridicules.

Il s’agirait de grandir.

(Pareil pour vous, les flics en train de tester les robots-chiens à New York -bientôt fabriqués avec des vrais bouts de ciel?- : ah ah.)

Et surtout n’oubliez pas : méfiez-vous.

Ne touchez pas à la lune.

Il paraît qu’elle a le pouvoir de contrôler les marées.

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